De quoi le populisme est-il le nom ?

Le regain de l’utilisation du terme du populisme a discrètement atteint ses trente ans sans que les contenus de la notion aient pour autant été éclaircis malgré une littérature abondante. Trente années d’un usage laborieux devraient inciter à en admettre l’intérêt très limité pour comprendre les transformations à l’œuvre au sein des sociétés européennes, voire américaines.

Aux alentours de 1989, la notion de populisme était réapparue pour tenter de qualifier la figure populaire et nationaliste de Boris Eltsine qui avait défait les rêves de Mikhail Gorbachev de préserver un régime fédéral sur les décombres de l’Union soviétique. Elle fut ensuite étendue à de nouveaux partis de l’ancienne « Europe de l’Est » qui, comme le parti polonais des amis de la bière, ne se réclamaient d’aucune famille ou doctrine typique des régimes occidentaux.

Elle n’était pas neuve pour autant. Elle resurgit en fait régulièrement au sein des sciences politiques lorsque celles-ci sont confrontées à la difficulté d’identifier et de nommer une mutation dans le système politique. Mobilisée probablement pour la première fois au XIXème siècle pour qualifier une opposition rurale, quasi simultanée aux USA et en Russie, à la modernisation industrielle, elle s’enracine de façon plus durable dans les débats sur la nature des régimes sud-américains, notamment dans l’Argentine des époux Peron. Ces régimes présentent alors l’anomalie de fonctionner dans le cadre de régimes dont les institutions sont inspirées de l’Europe et des USA tout en présentant un caractère à la fois populaire et autoritaire.

Le vocable de populisme est aujourd’hui de retour dans l’hémisphère nord.

Il n’a pas fallu 5 ans pour que, d’abord appliqué aux forces nouvelles issues des révolutions démocratiques de 1989-1991 à l’Est, il le soit ensuite à l’Ouest. A tout Cavaliere, tout honneur, Silvio Berlusconi devait être le premier à être qualifié de « populiste ». La liste s’est allongée depuis. Très hétérogène, voire hétéroclite, elle comporte tant de nouvelles formations politiques comme Forza Italia, la Ligue du Nord  et le mouvement 5 étoiles dans la péninsule ou le Party voor de Vrijheid  de Geert Wilders et le Forum voor Democratie de Thierry Baudet que de plus anciens partis dont les nouveaux leaders changent les inflexions du discours électoral. Que des leaders aussi différents que Marine Le Pen, Donald Trump ou Jeremy Corbyn puissent être qualifiés de populistes confirme le peu d’intérêt de la notion.

La mise à nu des transformations politiques typiques de ce que, dans un passé proche, un politologue comme Jean-Louis Quermonne pouvait qualifier de « régimes politiques occidentaux », demande une prise de recul et une mise au placard du terme du populisme.

Trois constats peuvent alors être posés.

D’abord, le bouleversement des relations internationales qui s’accomplit entre 1989 et 1991 n’a pas eu pour seul impact, au plan national,  l’effondrement des partis communistes de l’Est et de l’Ouest de l’Europe. Il inaugure  une recomposition, plus large et toujours en cours, des systèmes politiques des États au sein desquels se cristallise un clivage entre partisans et adversaires d’un renforcement de pouvoirs supranationaux comme l’Union européenne et d’une libéralisation des échanges mondiaux. Les circonstances de l’élection de Donald Trump à la présidence américaine démontrent qu’avec un peu de retard, la même tendance est à l’œuvre aux USA où les nouveaux accords de libre-échange inspirés par Bill Clinton comme l’autorité du pouvoir fédéral sur les États membres de l’Union sont autant matières à débats que l’avenir de l’Obamacare.

Ensuite, la famille politique traditionnelle qui subit de plein fouet une crise d’adhésion, après une phase de lente érosion,  est sans conteste la social-démocratie dont les partis phares en France , en Italie ou en Allemagne sont en déclin. Si les bons résultats dans les urnes ou les sondages des partis sociaux-démocrates en Espagne, au Portugal ou en Finlande montrent que la thèse de la disparition définitive de cette famille politique en Europe est excessive,  l’affaiblissement généralisé est indéniable. Cet affaiblissement s’exprime dans les résultats électoraux, mais également dans une incapacité à adapter le discours politique à l’évolution des enjeux et des attentes. Au cours d’un long XXème siècle, tout en conservant  la dénomination historique de « socialiste » empruntée aux doctrines politiques nées de la révolution industrielle , les partis de la gauche réformiste avaient, à plusieurs reprises, radicalement modifié leurs projets.  Ils avaient d’abord abandonné le discours étatiste marxisant de la fin du XIXème siècle pour contribuer, à l’intérieur d’un consensus avec d’autres forces démocratiques, à  une gestion efficace de l’économie de marché sur les bases du libéralisme keynésien et de la concertation sociale . Ensuite, en difficulté lorsque la généralisation de l’inflation grippe la mécanisme keynésienne à l’échelle nationale, ils avaient, sous les impulsions successives de François Mitterrand, Tony Blair et Gerhard Schröder, adhéré à un projet européen estimé capable de rétablir, grâce aux institutions communautaires,  une orientation sociale au développement capitaliste. Aujourd’hui, la situation de cette gauche pro-européenne incapable de convaincre est difficile.  D’abord, parce qu’elle est exposée à la concurrence de nouveaux partis réformateurs plus radicaux qui ne parviennent que très partiellement à en récupérer l’électorat et sont peu enclins à s’allier avec elle. Ensuite, parce que ses électeurs traditionnels,  salariés et chômeurs, démentent la thèse marxiste de la conscience de classe internationaliste. Ils apportent leur soutien à de nouvelles droites qui développent un discours axé sur les thèmes de la protection culturelle et sociale  de la nation à l’intérieur d’un monde globalisé . Le phénomène touche un nombre croissant de pays sans qu’il permette pour autant au même rythme, hormis en Hongrie et en Italie, la constitution  de majorités électorales.

Enfin, la troisième caractéristique des transformations sociales que nous vivons, et que le terme de populisme occulte, est de loin la plus inquiétante . Elle se traduit en effet par un retrait des citoyens par rapport à la sphère politique, accompagné de la diffusion d’un discours simpliste sur la trahison des élites. Concrètement,  la participation électorale et l’affiliation aux partis et aux syndicats est en baisse en Europe depuis plusieurs années alors que les uns comme les autres sont les piliers de la consolidation de la démocratie depuis 1945. L’engouement récent des citoyens pour des rassemblements des défilés qu’ils prennent généralement soin de définir comme des « marches » plutôt que des manifestations pourrait signifier une inversion de la tendance. Reste que la direction de cette tendance est encore à découvrir.

Il est difficile de dire dans quelle mesure les élections européennes qui viennent d’avoir lieu constituent un bon indicateur des tendances à l’œuvre dans les systèmes nationaux. Leurs résultats fournissent toutefois plusieurs pistes d’interprétation.

L’une confirme le peu d’intérêt du terme de populisme tel qu’il est employé dans les médias: nous n’avons pas assisté à un bouleversement du champ politique par un nouvel acteur, mais à une affirmation du caractère multipartite des systèmes nationaux comme de la structuration du parlement européen. Au sein de ce dernier, l’alliance de la démocratie-chrétienne et des socialistes réformistes cédera vraisemblablement la place à un jeu complexe incluant les libéraux et les écologistes.

Une autre surprend parce que les élections européennes viennent aussi de montrer la faiblesse de ce qui était parfois appelé un « populisme de gauche ». Incarné par la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, le Labour Party de Jeremy Corbyn ou Podemos, il avait ressuscité  la défiance par rapport à la construction européenne et une conception strictement antagonique des rapports socio-économiques caractéristiques du gauchisme des années 1970. Si le déclin de ces formations devait se confirmer, il signifierait une réconciliation de la gauche et du projet européen et la fin de l’exposition de celle-ci à une tentation nationaliste. Reste que l’état de santé de la social-démocratie est très variable selon les États considérés et que sa capacité à convaincre à partir d’un projet collectif de portée internationale est loin d’être rétablie.

Enfin, et ceci permet de terminer par une note d’espoir, les élections européennes ont enregistré une légère augmentation de la participation électorale. Espérons y trouver les prémices du réveil citoyen qui serait l’antidote à l’hystérisation du comportement des masses ou des « peuples » par des tribuns. Il est temps que des débats succèdent aux marches. Le cas français en montre la possibilité tout autant que la difficulté.

Christophe Sente
Docteur ès Sciences politiques de l’ULB