Enseignement et pauvreté

Les chiffres de la pauvreté font froid dans le dos : à Bruxelles, ce sont 4 enfants sur 10 qui vivent sous le seuil de la pauvreté et ce sont un quart de ces enfants qui vivent dans un ménage sans revenu du travail. Le nombre d’enfants touchés par la pauvreté ne cesse d’augmenter. Une triste nouvelle mais les choses ne s’arrêtent pas là. Cette pauvreté risque très fort de conditionner leur vie future : être un enfant pauvre conditionne les chances de réussite à l’école, la possibilité de trouver un emploi stable et va jusqu’à réduire l’espérance de vie. Une boucle de répétition à l’identique qui fait qu’un enfant issu d’un ménage précaire aura plus de chances de connaître la précarité à l’âge adulte.

Et l’école dans tout cela ? Elle est souvent présentée comme un vecteur d’émancipation sociale. Elle a un rôle important à jouer dans la lutte contre les inégalités et pour l’émancipation de chaque élève. Mais est-ce vraiment le cas?

Education et pauvreté : quels liens ?

Les enfants qui vivent dans la pauvreté présentent un risque plus important de connaître une scolarité difficile. Le fait d’avoir quitté l’école sans diplôme augmente considérablement le risque de pauvreté à l’âge adulte puisque ces personnes ont généralement plus de difficultés à trouver un emploi et celui qu’ils trouvent est souvent faiblement rémunéré et plus fréquemment instable.

Les familles précaires et l’école

Les relations entre les familles précarisées et l’école sont souvent insuffisantes et déficientes. La communication passe mal parce que l’information est souvent écrite et formulée de façon trop complexe.

Le redoublement

Les systèmes d’enseignement francophone et flamand de Belgique sont parmi les plus inégalitaires d’Europe : « La Flandre est même devenue le champion international de l’inégalité, quel que soit l’indice considéré ». [1]

Les enquêtes PISA montrent qu’à l’âge de 15 ans, « les performances des élèves belges sont deux fois plus déterminées par leur origine sociale qu’en Norvège. Et les écarts de performances entre élèves riches et pauvres sont également 60 à 80% plus élevés chez nous. ».[2]

Par exemple, Saint- Josse est la commune la plus pauvre de Belgique et c’est là aussi qu’on retrouve le plus grand taux de retard scolaire : 38% des élèves du secondaire sont en retard scolaire de deux ans ou plus. Alors qu’une commune riche comme Woluwe-Saint-Pierre enregistre le pourcentage de retard scolaire le plus bas pour l’ensemble des élèves du secondaire, seulement 11 %. [3] Mais ce retard scolaire (minimum 2 ans de retard) se marque dès le premier cycle du secondaire : cela varie de 5 % à Woluwe-Saint-Pierre à 16 % à Saint-Josse-ten-Noode pour l’année scolaire 2016-2017.

Comment expliquer un tel décalage ? Par une différence d’intelligence ?  Si les riches sont riches c’est surtout parce qu’ils sont plus malins ? Une idée d’un autre temps qui n’a plus de place aujourd’hui ? En Belgique, Wim Van den Broeck professeur à la VUB défend cette théorie : « les inégalités sociales à l’école sont inévitables parce qu’elles reflètent, au moins pour une part importante, des inégalités d’intelligence. Si les riches sont riches c’est surtout parce qu’ils sont plus malins »[4] et de conclure « Le fait que les différences socio-économiques soient dues en partie à des différences d’intelligence d’origine essentiellement génétique explique pourquoi il n’existe aucun pays au monde où l’enseignement ne présente aucune inégalité sociale, comme il ressort de l’étude PISA ».  [5]

Pour d’autres, ce décalage s’explique par le fait que l’école n’adapte pas le rapport au savoir des classes populaires, les enfants ne se sentent pas bien à l’école.  Il faut leur proposer des apprentissages de manière différente mais les enseignants intègrent difficilement cette nécessité parce qu’ils sont souvent trop éloignés de ce milieu socio-économique plus faible. Certains enseignants font des formations pour se confronter à ce monde différent, pour changer leur manière d’enseigner mais cela dépend de leur bonne volonté individuelle et n’est en aucun une obligation et ne fait pas partie de leur formation de base.

Les écoles ghettos

A Bruxelles, un élève sur cinq est scolarisé dans une école-ghetto très pauvre et seul un tiers des élèves vont dans des écoles réellement mixtes, « c’est-à-dire dont l’indice socio-économique moyen est proche de l’ISE moyen bruxellois ».[6] Quelles actions peut-on mener pour voir disparaître les écoles ghettos ? Chaque parent en pensant individuellement au bien-être de son enfant porte une petite part de la responsabilité dans le maintien des écoles « poubelles » en choisissant une école plutôt qu’une autre pour assurer un meilleur avenir. Seuls les parents qui ne perçoivent pas l’importance du choix d’une « bonne école » voient leurs enfants regroupés dans les moins bonnes voire les plus mauvaises.  Il y a bien sûr quantité d’autres raisons mais une étude de Nico Hirtt montre qu’il serait possible de réduire le nombre d’école ghettos : « Si chaque enfant se voyait attribuer une école dès l’inscription dans l’enseignement fondamental, la ségrégation scolaire serait éradiquée ».[7] Chaque enfant se verrait attribuer une école proche de chez lui et réellement mixte. Nico Hirtt insiste sur la possibilité de ne pas accepter l’école proposée et de se mettre alors en quête d’une autre école de son propre chef. Cela permettrait de rapprocher les enfants de leur logement et de réduire quasiment à néant les écoles ghettos.

Risque-t-on de se retrouver avec des écoles ghettos dans des quartiers ghettos ? Selon Nico Hirtt, selon l’étude qu’il a réalisé pour Bruxelles et qui est pourtant une ville avec des quartiers très polarisés socialement parlant, on arrive à créer la mixité dans la majorité des cas : «  ( …) actuellement un élève bruxellois sur cinq est scolarisé dans une école-ghetto très pauvre, il ne resterait plus aucune école de ce type après la mise en œuvre de la proposition de l’Aped. Inversement, seul un tiers des élèves sont actuellement scolarisés dans des écoles réellement mixtes, c’est-à-dire dont l’indice socio-économique moyen est proche de l’ISE moyen bruxellois. Mais au terme de notre simulation, nous sommes parvenus à faire en sorte que 94% des élèves soient dans de telles écoles ».[8] La réponse est donc clairement non, il est tout à fait possible de faire rimer mixité et proximité.

Pauvreté et filières d’enseignement

Le système même de l’organisation scolaire mène à des inégalités. « De manière générale, les pays qui ont les troncs communs les plus courts (6 ans et moins), sont plus inégalitaires du point de vue scolaire que les pays dont le tronc commun est plus long, 9,33 années en moyenne ».[9]Il semble que les pays qui ont des filières à partir de 14 ans ne font pas partie des pays les plus égalitaires.

La sélection au sein même des écoles

Sans parler de relégation dans une filière en particulier, « les inégalités entre les élèves peuvent dépendre du niveau de ségrégation sociale et scolaire des établissements. La manière dont on regroupe les élèves est susceptible de jouer un rôle décisif dans leurs acquisitions et dans la formation des inégalités ». [10]

Certaines écoles secondaires créent un vrai système de ségrégation au sein de leur établissement en répartissant les élèves selon leur école d’origine par exemple. Si une école secondaire accueille des élèves issus de différentes écoles primaires et que les niveaux de celles-ci sont très disparates, certains directeurs font le choix de rassembler les meilleurs et de laisser les plus faibles entre eux. On  observe que, la plupart du temps, les élèves les plus faibles sont issus de quartiers défavorisés.

L’objectif officiel ? Créer des classes les plus homogènes pour apporter à tous les élèves les soins nécessaires. L’objectif caché ? Dans certaines écoles, il est de garder une élite quitte à sacrifier les élèves en plus grandes difficultés.

 

 

Pauvreté et enseignement spécialisé

Depuis 1997, l’objectif que s’est fixé le système scolaire belge est d’être une école de la réussite pour tous, quel que soit le milieu socio-économique de l’élève. [11]

Des élèves pauvres sont plus nombreux dans l’enseignement dit spécialisé. En effet, le taux d’envoi vers celui-ci est 3,5 fois plus élevé dans les écoles les plus défavorisées que dans les écoles les plus favorisées. Il n’y a cependant aucune raison objective à ce  que des enfants issus d’un milieu socio-économique plus faible y soient plus nombreux. Pauvreté, ne devrait pas rimer avec handicap.

Il n’est pas rare que des enfants qui présentent de grands retards soient « abandonnés » ; « l’école garde l’inscription, les laisse passer de classe ou les fait redoubler, mais ne s’en occupe pas ». Pour les enfants qui n’ont pas appris à lire avant 8-9 ans (pour toutes sortes de raisons : retards, échec, absentéisme, immigration) la situation devient encore plus complexe puisque rien n’est mis en place pour eux dans l’enseignement ordinaire. Ils sont alors très nombreux à être envoyés dans un établissement enseignement spécialisé, alors que beaucoup ne souffrent d’aucun handicap.[12]

Riche ou pauvre : un avenir différent ?

La proportion de jeunes entre 18 et 24 ans qui ont au maximum un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur et qui ne suivent pas d’enseignement ni de formation est important. En 2017, cela concernait près d’un jeune Bruxellois sur sept. [13]

La faute aux enseignants ?

Les enseignants connaissent peu la vie de ces familles et les jugent souvent négativement, à partir de leur propre expérience et de leurs représentations : les enfants mal habillés, n’ayant pas leur matériel, parfois leur repas, sont rapidement considérés comme « négligés » ; les parents ne payant pas les frais, ne se présentant pas aux réunions, comme se désintéressant de la scolarité, voire de leurs enfants…[14]

Les enseignants jouent sans le vouloir le jeu du système malgré eux puisque c’est le seul moyen de fonctionner qu’ils connaissent. La plupart sont de bons élèves issus de la classe moyenne.  Leur formation ne les a généralement pas mis en situation de comprendre et d’intégrer le mode de fonctionnement des populations défavorisées.

Les professeurs font de leur mieux et mettent souvent, de leur propre initiative, beaucoup de processus en place pour amener tous leurs élèves à la réussite.

Malheureusement, il peut arriver que certains élèves se sentent  tellement humiliés par des remarques et des menaces répétées lorsqu’il leur manque du matériel ou qu’ils  ne paient pas les frais demandés, qu’ils préfèrent quitter l’école. On se trouve alors devant le phénomène du décrochage scolaire.

Le « corona virus » créateur d’inégalités scolaires ?

Dès l’annonce de la possible fermeture des écoles pour endiguer le virus, de nombreux établissements ont cherché des solutions pour permettre aux élèves de suivre à domicile, une forme de scolarité. Une bonne idée ? Certainement pour créer un fossé encore plus important entre les élèves issus d’un milieu socio-culturel faible et ceux d’un milieu plus élevé.

Pourquoi ?

D’abord parce que beaucoup de professeurs sont partis du principe que tous les enfants disposent à domicile d’un ordinateur et d’une connexion internet or, ce qui n’est pas forcément le cas pour les enfants précarisés.

Ensuite, tous les enfants ne seront pas dans les mêmes conditions pour effectuer ce travail. Certains d’entre eux seront accompagnés soit par des parents voire par des professeurs particuliers qui les pousseront à l’excellence. Ces élèves disposeront d’un espace calme et seront stimulés, rythmés. Pour d’autres, les choses seront plus compliquées. Certains parents ne sont pas à même d’accompagner les enfants dans leur travail à domicile, soit par manque de temps soit de capacité. De plus, vivant parfois dans des logements exigus, il est difficile à l’enfant de s’isoler au calme pour réaliser son travail.

C’est pourquoi, certaines écoles ont donc choisi de ne pas donner de travail pour ne pas créer une plus grande injustice. D’autres par contre ont pris la décision d’imprimer les dossiers que les parents peuvent récupérer à l’école.

Les sources des inégalités scolaires sont multiples. La première d’entre elles est liée au fait que les sociétés sont hiérarchisées et stratifiées et que l’école est souvent à son image. Les élèves sont issus des milieux familiaux très différents.  Chaque enfant arrive ainsi à l’école, porteur « d’une inégale maîtrise des fondamentaux attendus par l’école ». [15]

Une fatalité ?

Bien sûr que non !  Quelques mesures simples pourraient changer les choses.

Les enseignants devraient être formés « à la prise en compte dans leur pédagogie des inégalités culturelles, pas pour « rabaisser le niveau » mais pour cesser l’hypocrisie du «  tous pareils  », les former à ne pas être indifférents aux différences ». [16]

Il est impératif de mettre en place des mesures compensatoires aux inégalités de richesse et d’intelligence en promouvant dans l’enseignement certains traits de personnalité comme la persévérence, la méticulosité et l’autodiscipline qui sont aussi des facteurs de réussite scolaire.

Pour changer les choses ?

Il appartient à chacun de prendre sa part du travail. Il faut une réelle réforme de l’institution scolaire et une prise de conscience collective tant du monde politique, des enseignants que des parents. Pour le gouvernement, cela passe par la prise d’importantes mesures qui ne plaisent pas toujours à l’électorat, pour les enseignants, par la formation et pour les parents, cela reviendra à renoncer à une totale liberté de choix pour avoir enfin une école de qualité pour tous.

Marie Béclard
FAML

[1]                 Informations consultées le 12 janvier 2020 sur le site http://www.skolo.org/2019/12/09/inegalites-segregations-marche-scolaire-petites-lecons-de-pisa-2018/

[2]                 Informations consultées le 10 janvier 2020 sur le site https://www.ccc-ggc.brussels/sites/default/files/documents/graphics/rapport-pauvrete/barometre_social_2018.pdf

[3]                 Informations consultées le 10 janvier 2020 sur le site https://www.ccc-ggc.brussels/sites/default/files/documents/graphics/rapport-pauvrete/barometre_social_2018.pdf

[4]                 N. HIRTT, Les négationnistes de l’inégalité Offensive idéologique en Flandre contre l’équité dans l’enseignement, Montreal, le 25 mars 2014 consulté le 12 mars 2020 sur le site http://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2014/04/van_den_broeck_f_.pdf

[5]                 N. HIRTT, Zéro-école ghetto article consulté le 12 mars 2020 sur le site http://www.ieb.be/spip.php?page=impression&id_article=30681

[6]                 N. HIRTT, Zéro-école ghetto article consulté le 12 mars 2020 sur le site http://www.ieb.be/spip.php?page=impression&id_article=30681

[7]                N. HIRTT, Zéro école-ghetto http://www.ieb.be/spip.php?page=impression&id_article=30681

[8] N. HIRTT, Zéro école-ghetto http://www.ieb.be/spip.php?page=impression&id_article=30681

[9]                F. DUBET, M. DURU-BELLAT, A. VERETOUT, Les inégalités scolaires entre l’amont et l’aval. Organisation scolaire et emprise des diplômes dans Sociologie 2010/2, Vol.1, p.187.

[10]             F. DUBET, M. DURU-BELLAT, A. VERETOUT, Les inégalités scolaires entre l’amont et l’aval. Organisation scolaire et emprise des diplômes dans Sociologie 2010/2, Vol.1, p.188.

[11]              Décret Missions de 1997 

[12]              D. VISEE-EPORCQ, Grande pauvreté et droits de l’enfant les enfants pauvres et leurs familles, des droits fondamentaux en friche…Les principes du droit à l’éducation : Lutter contre l’absentéisme et l’abandon scolaires. Décrochage scolaire et pauvreté.  Information consultées le 12 janviers 2020 sur le site https://www.atd-quartmonde.be/IMG/pdf/2010_AN14_VD_0823.pdfs, p.12.

[13]              Informations consultées le 12 janvier 2020 sur le site https://www.ccc-ggc.brussels/sites/default/files/documents/graphics/rapport-pauvrete/barometre_social_2018.pdf

[14]              D. VISEE-EPORCQ, Grande pauvreté et droits de l’enfant les enfants pauvres et leurs familles, des droits fondamentaux en friche…Les principes du droit à l’éducation : Lutter contre l’absentéisme et l’abandon scolaires. Décrochage scolaire et pauvreté.  Information consultées le 12 janviers 2020 sur le site https://www.atd-quartmonde.be/IMG/pdf/2010_AN14_VD_0823.pdfs, p.11.

[15]             G. FELOUZIS, Comment se construisent les inégalités scolaires ? Dans Les inégalités scolaires,2014, p. 68.

[16]             Trois mesures pour lutter contre les inégalités  http://www.cahiers-pedagogiques.com/Trois-mesures-pour-lutter-contre-les-inegalites