Laïcité, libertés de conscience et d’expression
Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite
Prêche-t-on à des convaincus en publiant la présente chronique dans Morale Laïque ? À découvrir les courants contraires qui secouent le monde de la laïcité et, surtout, la récupération politicienne d’extrême droite et la manipulation intégriste de ce concept qui nous est si cher, le doute n’est plus permis.
Ces derniers temps, la laïcité a été mise à rude épreuve, plus particulièrement à la suite d’actes terroristes et de vandalisme, de détournements de ses principes, dont celui, inaliénable, de la liberté de conscience à des fins démagogiques, de lynchages publics sur les réseaux sociaux de certaines personnes appelées abusivement des « laïcard.e.s » au motif qu’elles revendiquaient le droit à la liberté d’expression.
La laïcité qui dérange
Assurément, la laïcité dérange certaines gens quand il leur est expliqué qu’elle n’est pas une opinion, mais qu’elle garantit la liberté d’en avoir une qui ne soit pas contraire aux valeurs démocratiques.
Et, ce qui dérange davantage, c’est d’évoquer le concept de désobéissance civile, pourtant démocratique par excellence, comme l’explique le philosophe Jean-Marie Muller dans son essai L’impératif de désobéissance (Éditions Le Passager clandestin, 2011) :
« La principale vertu du bon citoyen n’est ni l’obéissance ni la désobéissance, elle est la responsabilité éthique qui doit le conduire, en chaque circonstance, à choisir politiquement ce qu’il a le plus de chances de réduire la violence parmi les hommes, le plus de chances de favoriser la justice, la dignité, la liberté dans la société et dans le monde.
C’est sous le sceau de cette responsabilité qu’il obéira ou désobéira à l’ordre, au commandement, à l’injonction, au décret, à la loi des autorités et des pouvoirs établis.
Pour le citoyen responsable, la légalité ne sera jamais un critère de moralité. La désobéissance aux lois injustes est un devoir moral. »
Bien sûr, cela ne confère à quiconque le droit de proclamer que « la loi divine est supérieure à la loi civile », la religion relevant exclusivement de la sphère privée comme il se doit.
À ce propos, la laïcité garantit aux citoyens cette possibilité de penser ce qu’ils veulent, de croire ou de ne pas croire, à condition de n’exercer aucune menace, a fortiori celle de mort, cela semble aussi couler de source.
Pourtant, c’est dans ce contexte tendu que la laïcité est instrumentalisée par les xénophobes et populistes, voire par ceux qui prônent le droit de pratiquer sans limites une religion, dont la fatwa inscrite dans la charia (loi islamique), par exemple.
« Pas de vague » et engagements
C’est encore dans le contexte de cette grave situation sociétale, que l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty a révélé l’ampleur du problème causé par l’interprétation de la notion de « laïcité » :
« La laïcité française favorise l’islamophobie » (Washington Post), « La décapitation du professeur creuse les divisions sur l’identité laïque de la France et un nombre croissant de personnes pensent que les lois françaises sur la laïcité et la liberté d’expression doivent changer » (BBC) et si, à Molenbeek, également en octobre 2020, dans le cadre de son cours sur la liberté d’expression, un enseignant a été écarté par mesure disciplinaire par son pouvoir organisateur, c’est pour avoir montré à ses jeunes élèves des caricatures jugées « obscènes » et non parce qu’il s’agissait de Mahomet, selon la bourgmestre Catherine Moureaux.
Cette déclaration fut reprise par The World News et prêta à divers commentaires : mesure pour protéger l’enseignant d’un sort comparable à son collègue Paty, mesure qui pousse à l’autocensure, mesure hypocrite et clientélisme politique…
Sur France 5, lors de l’émission-débat « C dans l’air » (29 octobre 2020), un expert déclara : « Pour les autorités, choisir le déshonneur de décréter « Pas de vague » pour éviter le conflit débouche sur les deux, et le déshonneur et le conflit. »
Au sujet de tout ce débat qui enflamme de nombreuses parties du monde, il est apparu intéressant de connaître l’opinion de deux laïques « de terrain » particulièrement médiatisés depuis des années.
Tout d’abord, celle de Nadia Geerts, maître-assistante en philosophie et essayiste[1], Prix international de la Laïcité en 2019 décerné par le Comité Laïcité République (France), dont le titre à ses propos à Morale Laïque est « Laïcité ou neutralité ? Assez de tergiversations ! » :
« Petit pays coincé entre une république laïque et des États de tradition davantage multiculturaliste, la Belgique n’en finit pas d’hésiter quant au sens à donner à l’exigence d’impartialité de l’État que nul ne conteste, du moins frontalement.
Faut-il ériger des digues étanches séparant radicalement le politique du religieux, ou au contraire admettre que se nouent entre ces deux sphères des partenariats, des négociations, au même titre que s’invitent régulièrement dans le débat politique d’autres courants d’influence ?
Aussi, quand des élèves se déclarent choqués par la caricature du prophète de leur religion, nul ne sait exactement quelle attitude adopter, car nul texte ne précise clairement ce que l’école, même officielle, est censée faire des sentiments religieux des élèves dont elle a la charge. Et ceux qui décident de passer outre lesdits sentiments pour continuer, envers et contre tout, à aborder sans détour certaines questions sensibles que l’actualité nous donne à penser, sont trop souvent considérés comme des casse-cou, voire des trublions qui cherchent les ennuis.
Il serait trop long de revenir ici sur les multiples indices de l’incapacité structurelle de l’école officielle belge francophone à se déterminer une bonne fois : ou bien la neutralité « à l’anglo-saxonne », qui accueille des élèves dont elle reconnaît pleinement la dimension de croyants, mais aussi de membres de telle ou telle minorité ethnique ; ou bien la neutralité « à la française » – mieux connue sous le terme « laïcité » -, qui dans un objectif avoué d’émancipation par l’instruction, n’accepte d’accueillir que des élèves, libres et égaux en dignité et en droits – ainsi qu’en devoirs.
Et c’est de nos divisions sur cette question essentielle que se repaissent les fondamentalistes de tous poils, au premier rang desquels il faut évidemment nommer les partisans d’un islam politique : pour ceux-là, pour qui la religion a pour fonction d’englober tous les domaines de la vie du croyant, il n’est que normal d’exiger d’avoir leur mot à dire sur tous les aspects de la vie en société. Il est donc illusoire de penser que céder sur le terrain des caricatures serait de nature à apaiser les choses.
Bien au contraire, l’islam politique n’aura de cesse de conquérir tous les domaines où le religieux ne fait pas encore sa loi, et chaque concession sonne à ses partisans comme une capitulation.
La seule manière de s’opposer à la recléricalisation de la société, c’est de dire « non ». Un « non » clair, ferme, définitif, à toute revendication religieuse visant à imprégner sa marque sur l’école, sur la presse, sur les lois, en deux mots sur nos libertés. Non, la religion, aussi précieuse soit-elle pour ceux qui y croient, n’a pas vocation à dire le vrai, ni le juste, dans une société démocratique et pluraliste. Non, la sensibilité religieuse de certains ne peut mener à la limitation de l’instruction de tous, car il est impossible d’instruire sans accepter le risque de choquer, de bousculer, d’ébranler les certitudes trop rapidement acquises de nos élèves. Prendre ce risque devrait être salué comme le véritable travail de l’enseignant, et non un regrettable dérapage.
Ce « non » ferme que nous n’osons pas prononcer, par peur d’être accusés d’intolérance, a pour nom « laïcité ».
Et c’est le seul rempart démocratique que nous ayons contre le retour du fanatisme et de la véritable intolérance : celle dont se sont rendus coupables, de tous temps, les cléricaux des deux hémisphères. »
Le regard de Nasser Yanat, Algérien, membre actif d’un Collectif laïque aux rassemblements dominicaux de la Place de la République à Paris et illustrateur des célèbres posters « Wanted », entre autres, est également apparu intéressant d’être répercuté en nos colonnes :
« Je suis entièrement d’accord avec un compatriote qui écrivait sur les réseaux sociaux : ‘‘Aucune religion n’a été propagée pacifiquement, toutes ont utilisé la violence.’’
Pour moi, l’intégrisme et le fondamentalisme existaient bien avant l’impérialisme américain et le colonialisme en Afrique du Nord, par exemple.
La laïcité est un aboutissement et un progrès humain pour le salut de tous. Ce n’est pas à elle à reculer. Pourquoi vouloir changer la loi de 1905 en France (La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Par corollaire, elle donne le droit de ne pas être croyant, ou de croire, et la liberté de culte si on l’est. Il s’agit de la loi codifiant la laïcité, entre autres) ?
Quelque 2.500 mosquées[2] construites sur le territoire français, si ce n’est pas du ‘‘respect’’, c’est quoi alors ?
Mais l’islam est conquérant et hégémonique, et il est nécessaire de le mettre au diapason avec notre temps en proposant d’abolir les versets qui appellent à la haine et au meurtre.
Je persiste à dire qu’il faut en finir avec le moralisme religieux et le traditionalisme stérilisant qui nous sont imposés.
Il y a lieu de permettre à l’éthique de se reconstituer à partir de la sagesse civilisée et de bon sens.
Les libertés de conscience et d’exercer ses croyances sont forcément prolongées dans les libertés d’expression, individuelles et collectives.
Je suis engagé en ce sens sur le terrain et je sais, aussi, que chaque jour je risque ma vie pour les Lumières… »
Respect de la dignité humaine
Puisque l’Algérie est évoquée, Albert Camus (1913-1960), originaire de ce pays du Maghreb et qui y travailla en tant que journaliste, outre le fait d’avoir été couronné du Prix Nobel de littérature, reste un personnage hors du commun pour son humanisme et son engagement.
Dans son éditorial du 27 mars 1945 dans le quotidien français Combat, il évoqua la laïcité en tant que journaliste-militant épris de justice, de liberté et de vérité.
Une position qu’il revendiquait au nom du respect de la dignité humaine, « soucieux d’introduire la morale en politique » et, aussi, dans la société, le terme « morale » devant être compris comme l’« éthique ».
Extraits tirés de À Combat (Folio essais, 2002) :
« Il est très fâcheux et un peu ridicule d’être obligé, aujourd’hui, de se prononcer sur le problème de la laïcité (…) Dans tous les cas, le problème est là et il faut se prononcer (…) La liberté des consciences est une chose infiniment trop précieuse pour que nous puissions la régler dans une atmosphère de passion. Il faut de la mesure. Chrétiens[3] et incroyants devraient apercevoir également que cette liberté sur le plan de l’éducation, réside dans la liberté du choix. »
Albert Camus poursuivit son éditorial qui, septante-cinq ans plus tard, ne devrait certainement pas être modifié d’une ligne sur le principe :
« L’État ne peut enseigner ou aider à enseigner que des vérités connues de tous. Il est possible ainsi d’imaginer une instruction civique fournie par l’État[4]. C’est qu’elle est sans contestation. Il n’est pas possible, au contraire, d’imaginer un enseignement officiel de la religion, parce qu’on se heurte à la contradiction. C’est que la foi ne s’enseigne pas plus que l’amour. Et ceux qui sont assez sûrs de leur vérité pour vouloir l’enseigner doivent le faire à leur propre compte. Ils ne peuvent raisonnablement demander que l’État le fasse ou les aide à le faire.
(…) Nous avons toujours apporté à l’examen des problèmes religieux le respect et l’attention qu’ils méritent. C’est ce qui nous autorise à mettre en garde les catholiques contre les excès de leur conviction.
Personne plus que nous ne souhaite le dialogue entre chrétiens et incroyants, parce que nous jugeons cela profitable. Mais l’école laïque est justement un lieu où cette rencontre est possible. Et avec toute l’objectivité du monde, il n’est pas permis d’en dire autant de l’école libre.
(…) Si nous étions catholiques et si, comme il est naturel, nous voulions alors donner tout son rayonnement à notre conviction, nous déciderions la suppression pure et simple des écoles libres et nous participerions directement, en tant qu’individus, à l’enseignement laïque national. »
Liberté et utopie
Dans son cinquième cahier de l’essai Carnets II (Janvier 1942 à mars 1951, Éditions Folio 2013), Albert Camus déclara également :
« J’ai un goût très vif pour la liberté. Et pour tout intellectuel, la liberté finit par se confondre avec la liberté d’expression. Mais je me rends parfaitement compte que ce souci n’est pas le premier d’une très grande quantité d’Européens parce que seule la justice peut leur donner le minimum matériel dont ils ont besoin et qu’à tort ou à raison ils sacrifieraient volontiers la liberté à cette justice élémentaire.
Je sais cela depuis longtemps. S’il me paraissait nécessaire de défendre la conciliation de la justice et de la liberté, c’est qu’à mon avis là demeurait le dernier espoir de l’Occident. Mais cette conciliation ne peut se faire que dans un certain climat qui aujourd’hui n’est pas loin de me paraître utopique. Il faudra sacrifier l’une ou l’autre de ces valeurs ? Que penser, dans ce cas ? »
Le dessinateur de presse Cabu (1938-2015), lui aurait probablement répondu ce qu’il disait volontiers : « L’utopie, ce n’est pas ce qui est irréalisable, mais ce qui est irréalisé. »
Cabu a été sacrifié sur l’autel du fanatisme.
En conclusion, à l’heure actuelle, compte tenu de la situation, le laïque ne peut plus rester les bras ballants. Son engagement, sous quelque forme que ce soit, en faveur de la Démocratie, fait partie intégrante de l’arsenal (pacifique) pour contrecarrer l’inquiétante montée de l’obscurantisme :
« La bougie ne perd rien de sa lumière en la communiquant à une autre bougie », soulignait Morale Laïque Magazine dans son précédent numéro, slogan que nous ne cesserons jamais de clamer.
- Parmi ses publications, relevons « Liberté ? Égalité ? Laïcité ! » aux Éditions du CEP et « Dis, c’est quoi une religion ? » à La Renaissance du Livre. ↑
- Chiffre officiel de 2020 établi par la Grande Mosquée de Paris et le Bureau des Cultes du Ministère de l’Intérieur français, sans compter les mosquées clandestines. ↑
- Gageons qu’à l’heure actuelle, il évoquerait toutes les religions, mais, à l’époque, l’Église catholique était majoritaire en Occident. ↑
- Précision de l’éditeur : « On sait que cet enseignement existe désormais ; mais le problème de l’aide de l’État aux écoles libres – qui est de fait actuellement – donne toujours lieu à des débats passionnés. » Il en est de même en Belgique. ↑
- Presses universitaires de Strasbourg, 2016. ↑
- Le Ligueur, 2018. ↑