Menaces sur la démocratie

 Marcel Voisin

Le sujet est trop vaste pour le traiter ici dans son ensemble. On trouvera plus de diversité et d’aspects dans mon ouvrage, Questions de démocraties.[1] J’ai donc choisi quelques thèmes, soit en raison de leur importance ou de leur permanence, soit à cause de l’actualité qui se fait de plus en plus pressante.[2]

Rappelons d’abord que la démocratie que nous connaissons n’est pas seulement « le pire système à l’exclusion de tous les autres » (Churchill) mais  encore l’organisation politique la plus compliquée, donc la plus fragile. Logiquement, les démocrates auraient dû en déduire une vigilance sans faille et une lucidité accrue face à d’inévitables évolutions sociologiques et culturelles. Ce fut rarement le cas.

De plus, l’établissement de ce système politique représentatif est très tributaire de son contexte, ce qui explique la variété des nuances et des types de réalisation. Tout le monde aura remarqué que plus grande est la population, moins nette et moins solide est la démocratie. Le nombre pèse sur les structures comme sur la dynamique de l’esprit. Le cas de la Suisse le montre bien par rapport à la France, par exemple. Et que dire des USA ?

En outre, il faut concéder que l’on n’a jamais rencontré une démocratie installée qui corresponde idéalement à ses principes. L’inconséquence et la paresse humaines en sont les causes, avec le goût du pouvoir et l’intérêt immédiat jamais vaincus. Où trouver une justice parfaite, une solidarité impeccable ou une citoyenneté pleine d’énergie et de vigilance ? Cela signifie qu’il est indispensable en démocratie de maintenir un projet démocratique, une volonté constante de réparation et de progrès, une citoyenneté responsable portée par l’éducation. Notre société de consommation et de divertissement en est fort loin !

Or, si l’on veut vivre réellement la démocratie, il faut la nourrir d’une éducation générale et d’une culture adéquates puisqu’elle se fonde sur le suffrage universel. Ces deux secteurs clés ont été largement trahis par nos élites irresponsables comme par le poids d’une tradition pédagogique ankylosée, malgré de multiples réformes cosmétiques.

Démocratie et religion

Une propagande subtile essaye de nous faire croire à leur compatibilité. Mais l’histoire prouve le contraire. Des pharaons à Khomeini en passant par notre Moyen Âge, tout prouve que la religion au pouvoir fonde une théocratie, c’est-à-dire un pouvoir intolérant puisque fondé sur l’absolu que représente le divin. Les plus intransigeants sont de fait les monothéismes[3]

L’histoire montre aussi que la religion est avant tout une prise de pouvoir : sur l’esprit des gens dont on exige adhésion, fidélité, exclusivité ; sur la société où l’exploitation de la soumission provoque conservatisme, résignation et fatalisme, sapant ainsi la possibilité d’une évolution décisive, d’un progrès social et politique et même d’une émancipation scientifique.

Si l’on ajoute l’astuce suprême de renvoyer le bonheur, l’égalité et la justice dans un futur surnaturel improbable, le génie de l’exploitation de l’homme par l’homme atteint un sommet. Il ne reste qu’à faire de l’espérance une vertu cardinale…

Dès lors, tous les exploités, tous les ignorants, tous les impuissants acceptent leur sort indigne et scandaleux. Les princes de l’Église pourront condamner les prêtres ouvriers. Les papes banquiers installés dans le luxe pourront combattre la théologie de la libération. Et l’aléatoire charité pourra l’emporter sur une justice sociale, même élémentaire. Le respect de l’homme cadre  rarement avec le respect de Dieu !

Malin, le pouvoir religieux qui rêve toujours de régner sur le monde, permet aux croyants naïfs et dévoués, à ceux qui assimilent une véritable charité au respect de la personne humaine (femmes, bas-clergé, chrétiens fidèles au Christ, musulmans sincères, juifs humanistes), de se dévouer dans les œuvres sociales. Bel alibi que la générosité de quelques-uns ! On vantera leur sacrifice exemplaire. Superficiellement on pourra donc parler de démocratie chrétienne…

Mais la réalité, c’est que toute théocratie est un modèle de dictature. Hitler, d’éducation et de famille catholiques écrit Mein Kampf en prison avec l’aide du prêtre Bernard Stempfle. Et l’on n’oubliera pas la filière vaticane qui a permis à tant de nazis de gagner sains et saufs l’Amérique latine. La raison en est simple : la théocratie se fonde sur le principe de l’absolu, par définition indiscutable. On ne discute pas du dogme, on l’applique. Par la force, si nécessaire, comme une vulgaire idéologie totalitaire.

La Vérité – avec un grand V et un singulier significatif – ne se discute pas. L’arrogance de celui qui prétend la détenir – on ne sait comment ! – est infinie, intraitable. C’est la racine – qui paraît indéracinable – de tous les fanatismes et donc de toutes les horreurs qui jalonnent l’histoire religieuse de l’humanité. Puisqu’elle représente en fait une soif de pouvoir, la religion ne relie pas l’humanité comme le prétend la propagande : elle la divise dans une barbarie multiséculaire pleine de « bruit et de fureur » où nous replonge l’actualité. Comme l’a reconnu Jean-Paul II, l’Église n’est pas une société démocratique. Dès lors, qu’en espérer sur ce plan ? Un exemple, dans un pays longtemps pourri de conservatisme catholique à propos du travail des enfants : « Un autre facteur permettant d’expliquer le retard de l’avènement de l’obligation scolaire est la force qu’a conservée l’Église au Québec jusque dans les années 50, force qui s’est opposée farouchement à l’obligation scolaire. »[4]

Malgré les mérites de la civilisation arabe et le courage lucide d’une part significative de son élite,[5] il faut bien reconnaître que l’islam comporte des germes particulièrement dangereux pour instaurer une théocratie envahissante. Il porte l’absolu à son acmé, car il est le plus net monothéisme. Allah est partout : dans les esprits, dans les cœurs comme dans tous les aspects de la vie sociale. Avec l’absolu de la charia, il incarne une politique et un droit incontournables. Avec l’idéologie du martyre, il parvient à faire croire que tuer aveuglément mène au Paradis. Un comble de la barbarie ! Un espoir magique pour les désespérés. L’essayiste québécois Pierre Baillargeon note dans son journal : « Entre la religion et la folie, la distinction est parfois subtile. »

Avec des populations traumatisées sexuellement par une rigueur aussi hypocrite qu’implacable, ce dieu fait croire aux jeunes ignorants et instrumentalisés que des vierges complaisantes les attendent après leur sacrifice. N’est-il pas tentant pour ces désœuvrés et marginalisés de troquer les aléas terrestres le plus vite possible pour une félicité céleste, éternelle, figure de cet absolu qui obsède l’esprit humain ?

Absolu au nom duquel les hommes rendent esclaves la plupart des femmes, des mères collaborent au malheur de leur fille, les intellectuels lucides et les artistes progressistes sont éliminés, des millions d’enfants voient leur avenir brisé par l’ignorance, l’esclavage, la misère morale et physiologique et l’Occident haï pour le meilleur de sa civilisation : esprit scientifique, libre examen, goût du bonheur et libertés démocratiques.[6] Vraiment, l’Absolu représente le Mal absolu ![7]

Dissolution de l’esprit démocratique

Aux ennemis extérieurs (nostalgiques des régimes forts, mafieux, capitalistes fanatiques, islamistes, etc.) se combinent des facteurs internes qui minent fortement notre résistance et nos institutions.

Le plus grave facteur me paraît la lente et continue transformation de l’esprit démocratique en démagogie et en électoralisme, les deux étant étroitement liés. Ainsi « l’émocratie », (néologisme désignant la gouvernance sous le coup de l’émotion) largement entretenue par les médias, obscurcit la rationalité et favorise systématiquement une sensibilité déboussolée, à fleur de peau, taraudée par l’inquiétude de l’avenir.

Les événements dramatiques la mobilisent. Mais politique et médias se complaisent à l’exploiter au détriment de l’analyse, de la critique des sources et de la perspective historique. Or sans connaître les ressorts réels, sans examen critique des situations, il n’y a pas de remède autre que des espoirs illusoires, des vœux pieux ou des irruptions extrémistes. Le populisme peut occuper le terrain ! Le fascisme aussi !

D’autre part, la sournoise professionnalisation de la vie politique, qui s’excuse parfois aisément mais à tort par la complexité de la vie moderne, la transforme en pures préoccupations électorales et en perspective dynastique (que de fils et de filles de…) au détriment du politique, c’est-à-dire de l’organisation à moyen et à long terme de l’optimum de la vie sociale d’une population. La pusillanimité, le politiquement correct, la pensée unique, l’intérêt immédiat, l’asservissement aux lobbies, diverses formes de corruption ruinent la crédibilité démocratique. Renaît le vicieux cri : « Tous pourris ! » Fausse lucidité et sordide prélude à l’aventure totalitaire…

Le citoyen lucide contemporain, pareil à Diogène avec sa lanterne, cherche en vain un homme ou une femme, un « homme d’État » dans un paysage de marionnettes hébétées ou  tricheuses dont les fils sont tirés dans l’ombre par quelques dizaines de puissants. Ils construisent leur dictature déguisée dans des officines secrètes. Nous vivons réellement dans une oligarchie ploutocratique !

Un autre gros problème se cache dans le monde médiatique. Tout journaliste honnête reconnaîtra que cet univers est tout sauf démocratique. Se renforce la tendance à asservir la presse à l’intérêt de magnats industriels dont le pouvoir financier fait taire toute critique et impose des intérêts commerciaux et démagogiques. Murdoch orchestrant le Brexit le prouve. À la censure directoriale s’enchaîne l’autocensure des journalistes qui craignent pour leur avenir. Le tout plombé par l’intérêt des publicitaires.

Comme on l’a dit, « on connaît tout mais on ne sait rien ». Le public ne mesure pas toujours à quel point nous sommes désinformés par un flux continu d’informations. Cette marée montante nous empêche en fait d’analyser, de réfléchir, de prendre du recul et donc de comprendre. La population devient une foule d’ilotes ahuris et déboussolés par l’événementiel, le sensationnel et la mise en scène alternée de drames évitables et de réjouissances factices. Les drames sont plutôt commémorés avec pompe et sensiblerie plutôt qu’expliqués.

Une radio comme France Culture, un périodique comme Le Monde Diplomatique, des enquêtes et des reportages sérieux de RTBF 3 ou d’ARTE sont des îlots d’intelligence dans un océan d’absurdités où la vanité et la fête se taillent la part du lion. Îlots d’autant plus précieux qu’ils se raréfient ou sont constamment sous la menace de la rentabilité (audimat, pression des publicitaires, conformisme politique…).

Paradoxalement, les petits éditeurs indépendants, souvent seuls à entretenir l’hétérodoxie, donc des promesses de vérité, semblent se multiplier. Mais quel est le poids démocratique de leurs tirages le plus souvent confidentiels face au tsunami de la frivolité et de la mise en condition ? Lecteur, si tu veux connaître la réalité que nous vivons, fréquente ces îlots et recherche la plupart des petits éditeurs plutôt que les best-sellers !

Déficience de l’éducation

Le troisième gros problème interne, et sans doute le principal, c’est le constant déficit d’éducation véritable. Je n’ai cessé de plaider pour elle et notamment pour une authentique éducation politique, au sens noble, de citoyenneté responsable, dès le plus jeune âge. J’ai passé une bonne part de ma vie à défendre une éducation véritable c’est-à-dire qui ne soit pas un dressage ni une simple instruction, mais qui constitue un solide pilier de la démocratie, notamment par une éthique laïque efficace.[8] Après soixante ans de lutte, j’en viens à me demander si le pouvoir veut vraiment former des citoyens…

L’éducation publique est le lieu privilégié d’une maladie bureaucratique caractéristique : la « réformite », ce qui signifie qu’aucune réforme en profondeur n’est jamais réalisée, peut-être depuis le fameux plan de 1936 pour le primaire. Pusillanimité, impuissance, autodéfense des privilégiés, démagogie ? Le fait est qu’on cultive l’emplâtre sur jambe de bois et que notre enseignement ne cesse de se dégrader malgré le dévouement d’une majorité d’enseignants dans chaque réseau.

Le problème devient de plus en plus ardu en même temps que se corrompt la mentalité collective dans une société de plus en plus déboussolée, tant par l’accélération des changements techniques que par la décadence des conditions de vie. Or depuis Montaigne pour le moins, on sait dans quelle direction il convient d’œuvrer : construire une « tête bien faite ». Edgar Morin a repris l’expression qui signifie que la tête doit être capable de comprendre son temps et d’agir positivement sur lui, et que la formation intellectuelle et morale doit l’emporter sur l’emmagasinement des savoirs. Aujourd’hui qu’ils se trouvent partout, plus complets, plus variés, plus attractifs que dans les classes, la question est devenue d’autant plus urgente qu’il s’agit de s’insérer dans un monde en évolution accélérée où il faut essayer de se faire de plus en plus difficilement une place digne des aspirations profondes de notre civilisation et de l’épanouissement de la personne.

Ce qu’il faut donc exercer d’urgence, c’est une culture du libre examen capable d’aider tout individu à construire une vie de citoyen lucide et responsable. Ce qu’avait bien compris Matthew Lipman en créant sa Philosophie pour Enfants au début des années 70.[9] La philosophie, non comme exposé lassant des systèmes philosophiques qui jalonnent notre histoire, mais comme construction et exercice essentiel de la pensée autonome et critique.

Quand, le 18 mars 1994, j’ai accueilli Matthew Lipman comme Docteur Honoris Causa à l’Université de Mons, j’ai ainsi évoqué son travail : « Philosophe, suivant la voie ouverte par le grand John Dewey, il a accompli une sorte de révolution copernicienne dans l’enseignement de la philosophie. Traditionnellement en effet, celle-ci est considérée comme le couronnement d’une formation humanisante, ou plus étroitement, comme une affaire de spécialistes plus ou moins suspects d’irréalisme et de logomachie.

Matthew Lipman en fait la base d’un processus éducatif qui dynamise les potentialités intellectuelles et morales de l’enfant afin de construire en lui le plus solidement possible, la conscience d’être un citoyen au plein sens du terme, c’est-à-dire à la fois une personne dans toute sa plénitude et un participant responsable à la vie de la cité. »

Pourquoi nos responsables ont-ils négligé cette voie ? Notre association PhARE,[10] créée en février 1992, à la demande de Lipman, n’a jamais été soutenue officiellement ni même véritablement entendue, tandis que s’en multipliaient des formes superficielles trop peu efficaces ou récupérées par des modes. Serait-il trop difficile d’institutionnaliser une véritable intelligence ?

Pour conclure

Ou plutôt pour en terminer ici, car comme l’écrivait Flaubert « seuls les imbéciles concluent ». Un véritable sursaut démocratique est-il encore possible ? Tout humaniste se défend de désespérer, quitte à passer pour naïf. Mais s’il n’est pas trop tard, il est grand temps. D’autant que la tâche doit être globale, donc politique au vrai et profond sens du terme : en vue d’un véritable bien commun à construire. Il faut extirper le ver qui est dans le fruit et se défendre d’un environnement devenu délétère si nous voulons que la prochaine génération dont il faudrait d’urgence « stimuler et fortifier les impulsions créatrices »[11] puisse vivre et consolider les valeurs pour lesquelles nous avons combattu du temps où la laïcité et la citoyenneté étaient pleinement à l’honneur, et notre honneur.

[1] Marcel Voisin, Questions de démocraties, Memogrames, 2014.

[2] Ce qui ne sous-estime pas les autres. Voir, par exemple, Michel Claisse, Essai sur la criminalité financière, Le Club des Cassandre,  édition Racine, Bruxelles,  2015 ; et M. Voisin, « La sacralisation du pouvoir », Cahiers Internationaux de Symbolisme, Umons, 2012, pp. 307-318.

[3] Voir le penseur arabe Youssef Zaidan, La théologie arabe et les sources de la violence religieuse, le Caire, 2009.

[4] Thérèse Hamel, RHAF, Vol. 38, N°1, 1984, p. 41).

[5] Voir la magnifique étude de Georges Corm, Pensée et politique dans le monde musulman, édition La Découverte, Paris, 2015.

[6] Voir Jean Ziegler, La Haine de l’Occident, Albin Michel, 2008.

[7] voir Marcel Voisin, « Monstruosité de l’Absolu », CIS, Umons, 2014, pp. 385-394.

[8] Voir Marcel Voisin, Vivre la laïcité, éd. de l’U.L.B, épuisé.

[9] Voir Matthew Lipman, À l’École de la pensée, Trad. fr. Nicole Decostre, De Boeck, 1995-2006-2010.

[10] PhARE, Analyse, Recherche et Éducation en Philosophie pour Enfants, Nimy,  www.pharewb.be.

[11] Noam Chomsky, Pour une éducation humaniste, l’Herne, 2010, p. 13 ; cf p. 31 « leur apprendre à résister à l’endoctrinement » et « il nous faut adopter l’approche questionnante et iconoclaste ».

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