Neutre, c’est pleutre

 Marcel Voisin

Je n’ai jamais oublié cette rime hardie du Cyrano de Bergerac de la pièce d’Edmond Rostand. Elle caractérisait la force et l’indépendance du personnage, valeurs dont nous aurions grand besoin.

Lorsqu’on a imposé la neutralité à l’enseignement officiel, on l’a, en quelque sorte, émasculé face à un enseignement qui affichait franchement l’engagement missionnaire. Belle réussite de l’adversaire ! Certes, un idéal d’objectivité est légitime et nécessaire. Il s’agit d’honnêteté intellectuelle. L’objectivité se base sur des faits, sur tout ce qui explique une idée ou un événement. Mais elle n’interdit pas de juger, positivement ou non, au vu des conséquences qui sont aussi des faits. Le problème, c’est de disposer d’un jugement adéquat. Nous y reviendrons.

L’idée d’un cours de citoyenneté remplaçant les cours dits philosophiques – en fait majoritairement religieux – ou les complétant est en soi une idée excellente, peut-être même décisive sur la question de l’avenir de notre démocratie qui se porte de plus en plus mal.[1] Comme toujours, les difficultés résident dans la mise en œuvre. Quel sera le contenu ? Qui sera l’enseignant ? Comment y sera-t-il préparé ?

Si le programme se borne à énoncer les clichés usuels du civisme (les institutions, les devoirs théoriques, l’historique…), c’est perdu d’avance. Un cours de plus pour dégoûter les élèves de l’école traditionnelle. Une matière à mémoriser pour un examen, sans conséquences sur le comportement et la vie réelle, donc sur l’avenir.

Si la pédagogie est traditionnelle et le mode expositif, il faudra beaucoup de talent à l’enseignant pour arriver à intéresser ses classes. Si en outre, on le châtre en lui imposant le mythe de la neutralité, on est sûr de rater une belle occasion de formation intellectuelle et morale utile pour la vie entière et pour une authentique citoyenneté. Car il est certain que la neutralité ne recèle aucune valeur éducative. Elle relève de la censure ou de l’indifférence qui n’ont jamais été les moteurs d’une éducation véritable. En outre, comme l’exige le décret du 31 mars 1994, on traite les questions en termes qui ne peuvent  froisser les opinions et les sentiments d’aucun élève. Voilà le cours à la merci de la susceptibilité, de la pusillanimité, voire de la mauvaise foi. Comme la justice aujourd’hui victime de la frilosité et du politiquement correct moralisateur… Apprenons à respecter les personnes. Mais toutes les convictions ne sont pas respectables. Il en est beaucoup d’obsolètes, de stupides et même de dangereuses.

Le développement et la maturation de l’esprit ne peuvent naître que d’un dialogue ouvert sur la réalité, donc avec la multiplicité des données et des opinions, avec le choc des idées et des projets de vie orchestrés par un esprit de libre examen. Comme l’a souligné le philosophe Gaston Bachelard, par exemple, la vérité est toujours polémique. Elle naît du débat franc et correctement informé.

Et voici qu’on impose un cours de neutralité aux candidats à l’enseignement de ce nouveau cours non encore clairement défini.  Nouvelle histoire belge ! Peut-on imaginer idée plus farfelue, plus anti-éducative, plus illusoire ? Mais s’il n’y a pas de justification pédagogique, où se situe la source de cette aberration ?

Je pense que nous nous trouvons encore face à une habile manœuvre cléricale. Il s’agit ni plus ni moins d’écarter un maximum d’enseignants de morale laïque de ce cours de citoyenneté dont pourtant leur esprit général, leur formation souvent, et surtout leur programme sont, en fait, les plus proches. Un paradoxe de plus dans la guerre scolaire séculaire. Car elle n’a jamais cessé réellement, l’Église catholique n’ayant jamais digéré le fait de partager son multiséculaire monopole et ne rêvant que de revanche et de reconquête. Vu la sécularisation de notre société, elle doit le faire subtilement, insidieusement, bien outillée par un instrument de propagande et de lobbying très puissant, le Cégep, toujours en avance sur les instances officielles, et donc imposant de fait sa vision.

La manœuvre vient de loin et fait honneur à l’intelligence de l’inspection catholique. Elle a habilement pourvu ses troupes d’un avantage pédagogique essentiel pour l’enseignement de la citoyenneté en les dotant d’une des clés les plus efficaces de cette éducation spécifique, à savoir le programme de Philosophie pour Enfants de Matthew Lipman.[2] Biaisée ou pas, la méthode a fait ses preuves à l’étranger mais est superbement ignorée par nos autorités.

Avec la méthode Freinet, il s’agit sans doute de la meilleure façon de faire vivre les valeurs démocratiques dans une classe, et l’on imagine bien que des enfants imprégnés  de ces valeurs durant toute leur scolarité se révéleront des citoyens lucides, conscients et responsables. C’est précisément le but de Lipman en organisant le groupe ou la classe en ce qu’il appelle une « Communauté de recherche philosophique » (CRP). Mais est-ce le but des gouvernements ?

Il s’agit d’une assemblée libre où l’égalité de traitement et le respect de la personne sont garantis, où la pensée se construit avec et sur celle des partenaires, où le professeur n’est qu’un partenaire et non un vecteur idéologique ou un distributeur de bons et mauvais points. Liberté, égalité, fraternité ! Avec en plus la volonté générale, née d’une saine émulation sans rivalité, de perfectionner sans cesse la qualité des arguments, critères et réflexions. Il s’agit donc de progresser ensemble. Mais a-t-on remarqué que l’idée de progrès est foncièrement absente de l’esprit religieux, puisqu’il baigne dans l’absolu, c’est-à-dire une perfection donnée une fois pour toutes.

L’effort consiste à atteindre tous ensemble une pensée d’excellence. L’expérience le prouve : succès garanti. Les élèves sont passionnés car comme l’a dit un bon pédagogue : l’enfant a besoin de prouesse. S’il se sent grandi en même temps que respecté, il triomphe et se dépasse avec enthousiasme. Finis les décrochages et les échecs scolaires ! Le bénéfice social peut devenir immense.

Comme je l’ai écrit à propos de la CRP : « Matthew Lipman en fait la base d’un processus éducatif qui dynamise les potentialités intellectuelles et morales de l’enfant afin de construire en lui, le plus solidement possible, la conscience d’être un citoyen au plein sens du terme, c’est-à-dire à la fois une personne dans toute sa plénitude et un participant responsable à la vie de la cité. »[3]

Ce n’est pas en restant neutre, mais par une recherche optimale de la vérité des mots, des idées et des faits qu’on formera la jeunesse à prendre en main son avenir avec quelque succès. Mais outre cette nullité pédagogique, la neutralité réelle est un mythe. Elle est psychologiquement impossible. On se demande quel pourrait être le contenu du cours prévu. Scientifiquement on ne peut atteindre la neutralité. De même, les chercheurs savent que l’objectivité parfaite est inaccessible. Parlerait-on préférablement d’impartialité que le problème subsisterait. Même les magistrats dont c’est le métier n’y parviennent pas couramment.

En effet, de quoi se compose la vie intellectuelle d’un être humain ? Son expérience de vie, son effort pour se forger une personnalité dans un milieu donné, sa culture plus ou moins ouverte et vaste, ses capacités à se remettre en question, sa volonté de connaître et de progresser, toute une série d’affects pratiquement impossibles à dominer, etc. Sans oublier ce fameux inconscient dont Freud nous a révélé l’emprise et ce deuxième cerveau viscéral qu’on commence seulement à explorer. Comment voulez-vous anesthésier tout cet imbroglio qui oriente notre pensée et notre vie, assez souvent à notre insu ? Bonne chance aux formateurs ! Pourront-ils laver les têtes de l’idéologie religieuse qui est inscrite depuis l’enfance et renforcée par une éducation appropriée ? Disons-le tout net : la neutralité est une lâcheté politique.

C’est bien le problème, puisque des professeurs de religions pourront enseigner le cours de citoyenneté, d’autant plus qu’ils auront été formés au programme de Lipman. Et paradoxe suprême : ce sont les professeurs de morale laïque qui seront les plus suspects et les plus démunis. Ce cours n’a-t-il pas été été récemment reconnu comme engagé, au même titre que la laïcité ? Mais cet engagement est étroitement lié à la démocratie, laïcité et démocratie étant consubstancielles, ainsi que le démontrent l’Histoire générale et les résistances acharnées des théocraties. Malgré cela, ne seront-ils pas les suspects numéro un dans un système monté par le Cégep et la ministre complice ?

Bien évidemment, je ne doute pas de l’honnêteté intellectuelle ni de la conscience professionnelle de la plupart des enseignants concernés. C’est le système qui est pervers. Et la laïcité une fois encore acculée dans les cordes…

[1] Voir Marcel Voisin, Questions de démocraties, Memogrames, 2014.

[2] Voir l’article de Nicole Decostre, « Une occasion manquée », Morale laïque, Revue de la FAML, n°190, janvier 2016, pp. 18-20.

[3] M. Voisin, Discours de réception de Matthew Lipman comme Docteur Honoris Causa de l’Université de Mons, 18 mars 1994.

Originellement paru dans ML 192

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