« Souffrir pour être belle » et la normalisation de la souffrance : le cas de l’anorexie mentale

Mina Lopez-Martin - ULB

« – Ah ouais tu t’épiles pas ? – C’est pas super hygiénique si ? » s’interroge des adolescentes, adossées contre la paroi de l’arrêt de bus, cahiers à la main, cartables sur le dos.

« Mais non, c’est normal. Je vais vous prescrire du Perdofemina  », dit un gynécologue à une amie venue se plaindre de douleurs intenses dans le bas du ventre ainsi que de saignements, qui découvrira plus tard des kystes de la taille d’un abricot logés sur ses ovaires.

« Il faut souffrir pour être belle », me dit doucement ma petite sœur, appliquée à démêler mes cheveux pour y tresser des nattes.

Ces fragments du quotidien, aux apparences anecdotiques par leur banalité, sont des moments de normalisation de la souffrance des corps féminins. Anodins, ils révèlent en fait tout le système de socialisation qui mène à l’acceptation de la souffrance corporelle comme faisant partie intégrante de la féminité. C’est ce rapport à la souffrance, visiblement intrinsèque à la féminité, qui nous intéressera ici.

Quelle place occupe la douleur dans la socialisation féminine ? Quels sont les rouages et les conséquences de ces adages et anecdotes, visiblement ancrée dans les habitudes du subconscient ? Pour se saisir de ce large sujet, nous tenterons d’analyser les différentes « étapes » de la vie d’une femme en ce qu’elles impliquent comme expériences corporelles et subjectives de souffrance. Nous nous appliquerons ensuite à expliciter ce rapport genré à la douleur corporelle en tentant de saisir la figure de l’anorexique.

La subjectivité des corps, un outil anthropologique

Si l’on souhaite saisir l’expérience des corps féminins, il faut bien sûr s’entendre sur le fait qu’il existe autant d’expériences et d’interprétations qu’il y a de femmes sur terre, et qu’il n’est donc pas possible de généraliser un même rapport à la souffrance pour en faire sens, car celui-ci est tissé par la subjectivité de chacune.

Ici, la notion de « corps-vécu »[1], pensée par Simone de Beauvoir, nous permettra d’y voir plus clair. « Le concept de corps vécu implique de reconnaître que la subjectivité individuelle est conditionnée par des faits socio-culturels tout autant que par les interactions entre les êtres »[2], nous dit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Pour saisir cette subjectivité individuelle, Simone de Beauvoir développe la dialectique entre la facticité et la liberté.

La facticité, c’est la relation qu’entretient l’existence concrète et matérielle de la personne, c’est-à-dire son corps, avec son environnement physique et social. Cet environnement possède des codes et des normes sociales particulières, et donc des perceptions des corps particulières, socialement et culturellement situées.

La liberté, c’est le fait que, dans cette facticité, toute personne demeure dotée de la liberté ontologique de se construire dans sa propre relation à cette facticité. Autrement dit, chaque subjectivité est située dans un contexte social qui la forge et la détermine partiellement, mais cette subjectivité reste « libre » d’intégrer, de remodeler ou de rejeter certains codes, certaines attentes.

Cela fait que si les mêmes techniques, pratiques et normes corporelles sont imposées par une même société, l’expérience subjectives que feront les corps de ces injonctions seront dictées par les trajectoires individuelles. Dans une société patriarcale imposant la domination masculine, les femmes seront soumises à des codes sociaux et à une socialisation particulières qui les cantonnent à des rôles spécifiques, mais cette expérience du monde et de son système oppressif sera exploré au travers de la subjectivité de chacune, de leur histoire personnelle et de la manière dont celle-ci résonne en elle. L’expérience de la corporéité féminine ne peut donc pas être universalisée, et leurs subjectivités révèlent même un outil tout à fait pertinent d’un point de vue anthropologique.

Les menstruations, l’accouchement, l’épilation à la cire brûlante, les chignons serrés à s’arracher le crâne, les biais minimisant les diagnostiques médicaux, toutes ces expériences sont – à des niveaux différents – des lieux où se manifestent l’apprentissage du corps féminin par la normalisation de sa souffrance. Et si chacun de ces moments ne sera pas vécu de la même manière par toutes les femmes, leur banalité révèle tout de même des codes et des normes bien ancrées dans la réalité de chacune.

Socialisation féminine et aliénation de soi

Pour saisir les rouages de cette banalisation de la souffrance féminine, il faut s’en éloigner un instant, pour saisir ce qui y mène.

Prendre soin de sa poupée, la nourrir au biberon, lui chanter une berceuse, tous ces jeux de rôles enfantins, entrepris le plus souvent par des petites filles, ne sont pas des éléments de souffrance corporelle ou psychique. Néanmoins, ceux-ci participent à nourrir un imaginaire de la « fonction » féminine reposant dans sa capacité à donner la vie et à en prendre soin.

Très tôt, les enfants apprennent des comportements spécifiques liés à leur genre. On attendra des filles plus de patience, plus de douceur, plus de complaisance que de leurs camarades garçons. « C’est dès la naissance que, par des comportements différenciés, on crée des hommes impatients et surtout habitués à obtenir tout de suite satisfaction pour tous leurs désirs – qui seront par la suite de nature sexuelle – et les filles à qui il faut apprendre la patience et la souffrance dans la résignation »[3], nous explique Françoise Héritier. Ce rapport à la souffrance et à la résignation vient se cristalliser lors de la puberté, durant laquelle les corps féminins sont placés sous l’égide de leur hypersexualisation, faisant d’elle des corps reproducteurs perpétuellement désirables sans que leurs envies et plaisirs ne soit forcément prit en compte, et donc sans que leur corps leur appartienne pleinement. Cela est notamment observé par la sociologue Emanuelle Santelli lors d’une étude menée auprès d’adolescent.es[4]. Celle-ci constate qu’à l’école, l’enfant puis l’adolescente se voit obligé d’adapter la manière dont son corps se présente dans l’espace pour s’accorder aux besoins des garçons, supposés incapables de contrôler leurs pulsions. Par la socialisation, celle-ci apprendra à se couvrir, et intègrera qu’en tant qu’objet de désir et sujet de séduction, il y a des lieux pour se dénuder, et des lieux pour se cacher, des lieux pour s’offrir à la jouissance masculine, et des lieux pour s’en protéger. Les garçons, eux, se voient confortés dans leur rôle de genre par la naturalisation et l’hégémonie de leurs envies, de leur plaisir, au détriment de celui des filles, qui est jugé tabou et banalement souffrant. Cette souffrance est notamment visible lors de l’expérience de la « première fois », qui est supposé être un moment de jouissance pour les garçons, là où pour les femmes il s’agit le plus souvent d’une appréhension de la douleur – supposée obligatoire – de la pénétration.

Ces quelques exemples nous ont permis d’observer la mesure dans laquelle la souffrance et son acceptation sont liés à une sensation de pratiquer un corps n’étant pas pleinement le sien et dévoués à prendre soin des autres, renforcé par une sous-estimation et une normalisation de ces douleurs. Nous allons maintenant nous pencher sur cette question du corps féminin comme lieu de souffrance, d’aliénation et de dépossession de soi, à travers la thématique des troubles du comportement alimentaire, et plus particulièrement en tentant de saisir la figure de l’anorexique.

L’anorexie, entre incorporation des normes et lutte contre celles-ci

D’abord, les troubles du comportement alimentaires, qu’est-ce que c’est ? Les troubles du comportements alimentaires, c’est littéralement des « problèmes » dans la relation que l’individu entretient avec le fait de se nourrir, et donc avec son corps. L’anorexie, c’est une forme sous laquelle peut se manifester ces troubles, qui se caractérise notamment par de lourdes restrictions alimentaires, lors de laquelle l’anorexique s’empêche de manger, et souvent par un besoin culpabilisant de se « purger » de la nourriture lorsque celle-ci fini par être honteusement ingérée, par exemple en se faisant vomir, en pratiquant un sport de manière obsessionnelle, ou en cessant de manger[5].

Ici, nous parlerons de l’anorexique au féminin, car en Belgique, entre 80% et 95% des personnes anorexiques sont des femmes[6]. Nous pouvons nous questionner sur l’incidence de ces deux conditions, et sur la manière particulière d’être au monde lorsqu’on est un corps féminin anorexique.

L’anorexie est souvent considérée comme une « malade culturelle », pour reprendre les mots de la philosophe Susan Bordo, enfermée dans les rouages des « normes de la féminité contemporaine, mince, contrôlée, presque effacée, prenant soin de nourrir les autres plus qu’elles-mêmes »[7]. Les anorexiques seraient donc dans une recherche constante de perfection qui s’inscrit dans le fait que, par leur genre, elles sont socialisées à être des objets de désir et de soins. Les corps féminins sont donc appris par la volonté de plaire, mais également dans l’attente, dans la frustration et dans la souffrance.

Par l’anorexie, le corps féminin vient alors saisir la violence de sa condition pour lui offrir une corporéité, pour la matérialiser dans la sensation frustrante de faim et de contrôle, dans l’amaigrissement, voire dans la disparition. L’anorexie peut donc être perçue comme une réponse subjective et corporelle aux violences systémiques sexistes et sexuelles que ce même corps subi. En s’affamant, en se ressentant, l’anorexique accède à une sensation de contrôle sur soi et sur son corps. En saisissant son corps par ses limites les plus morbides, l’anorexique devient alors ce que Camille Froidevaux-Metterie nomme une corps-sujet radical, et que Corine Pelluchon considère en « rébellion contre un « faux moi » qu’on lui a endossé et qui ne convenait pas »[8]. Ce « faux moi », en plus d’être déterminé par des événements traumatiques propres aux trajectoires intimes des anorexiques, est également le fait des rôles de genre imposés par des normes sociales particulières, et des techniques et pratiques du corps associées.

L’anorexie est une maladie qui se développe le plus souvent à l’adolescence, c’est-à-dire à l’apparition des premiers signes de puberté. Pour les corps féminins, la puberté marque à la fois leur sexuation et leur sexualisation. L’apparition des seins et des menstruations est, comme mentionné plus tôt, synonyme de représentations du corps particulières, qui tentent de maintenir les femmes dans des rôles spécifiques. En arrêtant de se nourrir, l’anorexique tente, selon Bordo, d’échapper aux standards corporels féminins. Aux seins, aux hanches, aux menstruations, en sommes à tout ce qui révèle d’un corps pubère capable de procréer et d’assumer son rôle de femme-mère et de femme-objet de désir. L’anorexie peut donc être perçue comme la négation et l’aversion face aux rôles de genre féminin, qui se manifeste directement par le corps.

On peut donc considérer le corps de l’anorexique comme un  médium de communication avec soi et avec les autres, afin d’analyser ce trouble dans son paradoxe. Il est à la fois une manière très violente d’intégrer et de se conformer aux attentes dont font preuves les corps féminins, en exerçant un profond contrôle supposément esthétique sur son corps, et une lutte mortifère visant à se réapproprier son corps en lui infligeant des souffrances choisies et contrôlées.

L’anorexie devient alors à la fois une figure de la banalisation de la souffrance des corps féminins, tout en étant le point focal de son rejet. En intégrant consciemment la souffrance comme élément constituant de sa manière d’être au monde, l’anorexique s’approprie son corps par la douleur tout en le rejetant par la volonté de le faire disparaître. Au-delà de la dimension esthétique liée à la maigreur qui dicte l’expérience des corps féminins, l’anorexique est également guidée par une impression d’être maîtresse de ses propres souffrances, tentant de regagner un sentiment de contrôle sur soi, perdu dans un système d’aliénation des corps féminins placés sous l’importance de leur désirabilité et de leur disponibilité.

Évidemment, l’anorexie est une pathologie grave et meurtrière qui ne peut pas être considérée uniquement au travers du prisme de la lutte, car cela laisserait penser à une grande agentivité des corps anorexiques face à la maladie, ce qui n’est généralement pas le cas si la malade n’est pas prise en charge pluridisciplinairement. Mais il reste intéressant de penser ce trouble du comportement alimentaire en lien avec une manière d’habiter le monde particulière, ici la condition des corps féminins, et de le considérer comme une manière pour l’anorexique à la fois d’intégrer et de réagir à la socialisation féminine et aux souffrances corporelles qui y sont intrinsèque. En façonnant un corps-miroir d’un mal-être profond, l’anorexique dessine sur ses os les rouages d’un apprentissage du corps féminin placé sous l’égide de la frustration, de la souffrance et de l’aliénation.

Et si l’anorexie est un exemple « extrême » de cette triple injonction, celle-ci nous permet tout de même de saisir les rouages de l’apprentissage de la féminité. Prendre sur soi en prenant soin des autres semble être au cœur de la socialisation féminine. Cette double socialisation au « care » et à la frustration, que nous avons ici tenté de saisir par les techniques du corps, alimentent donc la dimension objectifiée de la condition des corps féminins, et donc leur aliénation. Celles-ci apprendront à apporter des soins, à être mère, épouse et objet de désir, à penser aux autres, à se penser au travers des autres, bien avant de se penser elles-mêmes.

 

  1. De Beauvoir, Simone, Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 2002.
  2. Froidevaux-Metterie, Camille, Un corps à soi, Éditions Seuil, 2021.
  3. Fourré, Lionel et Claude Obadia. « Entretien avec Françoise Héritier », Le Philosophoire, vol. 31, 2009.
  4. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  5. Orgiazzi Billon-Galland, Isabelle, et Michèle Chappaz. « Anorexies féminine et masculine : comparaison [*] », Cahiers de psychologie clinique, vol. 18, no. 1, 2002, pp. 139-157.
  6. Zrihen Olga, et al. “Proposition de résolution visant à combattre l’anorexie », Document parlementaire n°4-755-1, Sénat de Belgique, 2008.
  7. Bordo, Susan, « Unbearable Weight, Feminism, Western Culture and the Body », 1989, Traduction Mira Younes, pour l’atelier « Normes et Psychanalyse » ÉFIGIES/Psychadoc,décembre 2013.
  8. Pelluchon, Corine, “Approche de l’anorexie au carrefour de la phénoménologie du féminisme », International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, vol. 8, 2015.
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