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L’Europe du XXIème siècle sera sociale

Ou ne sera pas …

François Mitterrand l’affirmait lors d’un discours prononcé à Lille en 1989, il n’y aura pas d’Europe, ou bien il faudra que cette Europe soit une Europe sociale.

Jean-Claude Junker confirme cette nécessité impérieuse lorsqu’il s’exprime sur « l’Etat de l’Union » en 2017. Il y appelle les Etats membres à « se mettre d’accord sur le socle européen des droits sociaux aussi rapidement que possible » et à « travailler à une union européenne des normes sociales ».[1] 

Un sondage réalisé en 2010 dans le cadre d’une étude fait apparaître que l’exclusion et la pauvreté font partie des préoccupations essentielles des citoyens européens qui estiment que la réponse sociale est la plus adaptée pour relever ces défis. [2]

L’idée d’une Europe sociale n’est pas neuve, loin de là. Dès les années 1973-74 et faisant suite à la période de forte croissance des « Trente Glorieuses », plusieurs crises et notamment celle du pétrole affectent l’Union, obligeant ses dirigeants à prendre des mesures pour répondre aux mouvements sociaux. [3]

Il n’existe cependant pas à proprement parler de politique sociale spécifique de l’Union, celle-ci relevant avant tout de la compétence des Etats qui entendent rester maîtres de leur destin en matière de droit au travail.   Même si la coopération est vivement conseillée, l’harmonisation des systèmes n’est pas à l’ordre du jour. Certains sont prêts à raboter les droits sociaux de leurs concitoyens afin d’unifier par le bas les droits des travailleurs. Les discussions belges autour de l’indexation automatique des salaires en sont un exemple parmi d’autres.

La nécessité de renforcer l’Europe sociale se fait ressentir encore bien davantage depuis son élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. Les écarts entre les pays en termes de salaire et de droits sociaux ont renforcé la concurrence sociale, menant à l’adoption, en 1996, d’une directive « détachement ».

Qui sont ces travailleurs détachés ?

Les disparités économiques mondiales flagrantes et l’accroissement de la mobilité internationale favorisent l’exploitation par le travail. Poussées par la situation économique qui règne dans leur pays, de plus en plus de personnes travaillent à l’étranger. Elles sont souvent prêtes à accepter des conditions de travail bien inférieures aux normes juridiques locales, mais meilleures que la pauvreté et le chômage auxquels elles cherchent à échapper.

Le risque d’exploitation de ces travailleurs est d’autant plus grand qu’ils se trouvent généralement isolés en raison de leur ignorance de la langue du pays d’accueil et par conséquent incapables de faire valoir leurs droits ou de demander protection.

On appelle donc travailleurs « détachés » des salariés envoyés par un employeur dans un autre État membre en vue d’y fournir un service de manière temporaire, ils n’y intègrent cependant pas le marché du travail.

L’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est censée les protéger et leur garantir, à travers toute l’Union, « des conditions de travail justes et équitables ». Elle devrait en outre leur permettre de bénéficier, à l’intérieur de leur propre pays, de droits en vigueur dans l’Etat d’accueil à savoir un salaire minimal, des périodes maximales de travail et minimales de repos, des congés annuels payés d’une durée minimale. La sécurité au travail et l’égalité entre hommes et femmes font également partie des obligations de leur employeur.

La directive détachement devait empêcher le dumping social qui consiste pour les employeurs étrangers à proposer leurs services à tarifs nettement inférieurs à ceux des prestataires locaux.

Une directive d’exécution approuvée en 2014 renforce les règles concernant la fraude, le contournement de la législation et l’échange d’informations entre les Etats membres.

Une proposition de révision de cette directive est déposée en 2016. Il faudra attendre juin 2018 pour qu’elle soit adoptée par la Commission.

Trente ans plus tard où en sommes-nous ?

Il faut constater que la directive de 1996 qui entendait offrir une protection aux travailleurs détachés, a été incapable de lutter efficacement contre le dumping social. Le résultat est à l’opposé de celui espéré puisqu’il permet à certaines entreprises de pratiquer une « optimisation sociale ». Ainsi les travailleurs du bâtiment en provenance des pays de l’Est sont payés au salaire minimum dans le pays où ils effectuent leurs prestations et dépendent des lois sociales de leur pays d’origine, ce qui, à la fois, instaure une situation de concurrence déloyale à l’égard des travailleurs nationaux mais néglige aussi les conditions de travail de ces salariés privés de dignité humaine, bien souvent entassés dans des logements insalubres (ou qui en sont proches) et loués par leurs patrons à des prix prohibitifs.[4]

La construction n’est pas le seul domaine impacté.

En Belgique, comme partout en Europe, la cueillette des fruits est le fait de travailleurs étrangers. Certains employeurs peu scrupuleux n’hésitent pas à commettre des infractions aux lois sociales en les faisant travailler jusque douze heures par jour, en négligeant le repos hebdomadaire et en leur versant des salaires inférieurs au salaire minimum déjà très bas. Ils sont souvent logés, eux aussi, dans des conditions indignes et se voient régulièrement refuser des congés ou des arrêts pour maladie, ils ne sont pas rémunérés pour leurs heures supplémentaires, …

La nouvelle directive doit permettre de lutter contre le dumping social en offrant à ces travailleurs le droit d’obtenir la même rémunération que leurs collègues locaux et en limitant à 24 mois la durée de leur détachement. Il faut savoir que l’écart de salaire minimum entre les différents Etats de l’Union qui était de 1 à 3 avant l’incorporation des pays de l’Est est passé de 1 à 10 dans l’Europe des 28.

La proposition de révision de la directive est appréciée très positivement par les pays occidentaux au premier rang desquels la France, la Belgique et l’Allemagne qui y voient une réelle opportunité de lutter contre la concurrence déloyale dont ils sont les victimes.

A l’inverse, les pays d’Europe orientale dénoncent une entrave à la libre-circulation des personnes et invoquent une atteinte au principe de subsidiarité, ce qui a eu pour conséquence de bloquer la réforme pendant plusieurs mois.

À l’issue de longues et difficiles négociations, le Parlement approuve le compromis conclu avec le Conseil. La nouvelle directive est adoptée formellement le 29 mai 2018.

Elle reconnait le principe « à travail égal, salaire égal, sur un même lieu de travail », l’application des conventions collectives du pays d’accueil aux travailleurs détachés, qui pourront ainsi bénéficier des mêmes droits et avantages que les nationaux, la limitation à 12 mois du détachement.

Est en revanche exclu du champ d’application de la directive, le secteur des transports routiers qui doit faire l’objet d’un texte spécifique.

Même si Juncker veut faire croire à sa volonté politique de créer une Europe sociale, celle-ci reste secondaire dans son discours par rapport aux questions économiques, monétaires et sécuritaires.

Or, la politique sociale constitue, avec la politique migratoire, une des préoccupations essentielles des citoyens européens qui se sentent peu entendus.

Conséquences

Les déséquilibres sociaux enregistrés aujourd’hui dans de nombreux États membres nourrissent la contestation sociale et l’euroscepticisme.

Les résultats des dernières élections européennes et la montée des partis populistes et eurosceptiques confirment le malaise ressenti par nombre d’Européens qui ne perçoivent pas l’Europe comme une réponse aux défis sociaux mais comme une construction centrée sur des préoccupations et sur une volonté de cohésion essentiellement économiques.

Les populistes du Parti du peuple danois conduits par Morten Messerschmidt et arrivés en tête des élections de ce mois de mai, ont bâti leur succès, entre autres, sur la lutte contre le dumping social. De la même manière, en France le Rassemblement National de Marine Le Pen devenu le premier parti du pays à l’issue du scrutin, dénonçait notamment les effets « délétères » de la directive détachement. Voici deux exemples parmi d’autres.

Même si un socle européen des droits sociaux a été adopté en 2017, celui-ci constitue davantage une grille de lecture pour évaluer les politiques sociales des Etats membres en se basant sur le plus petit dénominateur commun. Le texte n’a pas de valeur coercitive pour accroître les droits sociaux alors que l’OIT (organisation internationale du travail) conseille une harmonisation vers le haut des droits sociaux.[5]

Les citoyens attendent de l’Europe qu’elle soit active sur les sujets de santé, d’environnement, du travail, de l’emploi et qu’elle bénéficie aux plus précaires, notamment les jeunes, dont certains y voient une menace plutôt qu’une opportunité.

C’est à ce prix que leur sentiment de déconnexion s’atténuera.

Patricia Keimeul
Directrice FAML

[1]                 http://www.aedh.eu/leurope-sociale-volonte-citoyenne/
[2]                 EUROSTAT, Eurobaromètre spécial : exclusion et pauvreté, Bruxelles, février 2010

[3]                 http://www.aedh.eu/tag/europe-sociale/

[4]                 Le dumping social, ennemi intérieur de l’Europe, Mis en ligne le 23/10/2017 à 13:20 Par Robert Vertenueil, secrétaire général de la FGTB; Marie Arena, eurodéputée (PS), Frédéric Daerden, député fédéral (PS) et Christie Morreale, députée wallonne (PS).

[5]                 https://www.euractiv.fr/section/economie/opinion/construisons-ensemble-leurope-sociale-de-demain/