Gilets jaunes : Peuple ou prolétariat ?
Avant qu’elle soit présentée par les médias, mi-décembre 2018, comme l’axe central de la lutte des gilets jaunes, la revendication d’un Référendum d’Initiative Populaire était restée marginale. Elle se présente comme un tournant dans le mouvement. Celui-ci quitte son propre terrain, celui des revendications salariales, pour se placer sur celui du pouvoir.
Pour le patronat et le gouvernement, le RIC présente l’avantage de reléguer au second plan les revendications initiales portant sur la revalorisation des salaires minimaux et sur la baisse du prix des carburants, in fine sur la valeur de la force de travail. Quant aux manifestants eux-mêmes, ils se limitent, le plus souvent, à ajouter le RIC à leurs revendications, sans lui donner de contenu précis.
Parallèlement, les médias ont fait connaître au grand public Etienne Chouard, porteur emblématique du « référendum d’initiative citoyenne ». Cette initiative a déjà été immédiatement reçue favorablement par le premier ministre, qui a tout de suite exprimé le 17 décembre 2018, dans un entretien aux Echos, : « Je ne vois pas comment on peut être contre son principe ».
Une discussion sur le RIC est beaucoup moins onéreuse qu’une réponse positive aux exigences salariales. La possibilité d’organiser des référendums citoyens existe déjà en Suisse et en Italie, sans que l’organisation du pouvoir ait été bouleversée.
Peuple ou prolétariat
Les gilets jaunes représentent une partie importante de la population, mais ils ont des intérêts propres qui ne sont pas ceux de l’ensemble de la société. Ainsi, l’évocation de la notion de peuple occulte la spécificité d’un mouvement social, portant des revendications particulières, opposées aux intérêts patronaux.
La manière dont le mouvement se définit pose problème. Si les exigences exprimées portent sur la question du salaire et du pouvoir d’achat, leurs actions sont nommées comme celles d’un mouvement citoyen. Alors que la question salariale est au centre des revendications, le patronat se met complètement hors jeu. L’État peut alors se poser comme le seul interlocuteur des manifestants.
La notion de peuple recouvrerait un agrégat qui comprend quasiment l’ensemble de population, un rassemblement dont l’unité est présupposée, du fait qu’il ne comprendrait pas les 1 %, ou les 0,1 % ou même les 0,01 % de « l’oligarchie » financière. Ainsi, ce n’est pas un concept reposant sur la différence, mais au contraire une catégorie englobante, dont on déduit l’identité par une opposition pré-supposée aux ultra-riches.
Si les classes sociales n’existent que dans leur rapports de luttes, la notion de peuple neutralise toute opposition de classe. C’est une représentation psychotique, supprimant la différence et rejetant toute séparation d’avec les pouvoirs constitués.
En France, les promoteurs de la notion de peuple font référence à la révolution de 1789 où le prolétariat urbain a renversé l’aristocratie avec les armes distribuées par les bourgeois et à qui ils les ont remises, une fois le travail accompli[1]. Déjà, dans l’historiographie de la révolution française, la référence au peuple est un paravent dissimulant les acteurs réels, tels les prolétariats urbain et agraire. Elle a aussi la même fonction de déni de la composition de classe des gilets jaunes.
Ainsi, disparaissent plus de deux siècles d’histoire sociale et politique, celle des luttes prolétaires, au nom d’une référence a-historique de peuple, véhiculée non pas par l’histoire réelle, mais officielle de la révolution française de 1789.
Déni de la lutte salariale comme lutte politique
La dissolution de ses revendications propres dans une demande abstraite de démocratisation de l’État peut facilement se transformer en son contraire, en un renforcement du pouvoir exécutif. Le déni de la composition de classe du mouvement, le refus de se nommer comme prolétariat fait qu’ils sont désignés comme peuple, comme base imaginaire d’un Etat qui les combat.
Si les revendications portent bien sur la question du salaire, elles ne sont pas présentées comme des actions prolétaires, destinées à défendre la valeur de la force de travail, mais comme un mouvement « citoyen », se réclamant d’un État qui est en première ligne dans la baisse du salaire direct et indirect.
C’est un déni du caractère directement politique de la lutte salariale qui actuellement, dans une structure de très faible croissance, affronte une accumulation du capital basée, non plus principalement sur l’augmentation de la production de plus-value relative, mais sur une croissance exorbitante de la plus-value absolue. Ainsi, le développement de l’exploitation n’est plus particulièrement basé sur la croissance de la productivité du travail, mais par l’augmentation de sa durée, de la flexibilité temps de travail, ainsi que la baisse du salaire réel.
La lutte sur le salaire devient directement politique, car toute valorisation de la force de travail remet directement en cause un système d’exploitation basé essentiellement sur la baisse de la valeur absolue de la force de travail. La fonction de l’État comme capitaliste collectif, telles que nous le montrent la loi El Khomri et les ordonnances Macron, est aujourd’hui centrale dans le démantèlement des garanties permettant aux travailleurs de défendre leurs salaires et leurs conditions de travail. Toute lutte pour le salaire devient une lutte directement politique.
[1] Henri Guillemins, « La révolution française (1789-1794)», https://www.youtube.com/watch?v=mh7DWUr_nyA
Jean-Claude Paye
Sociologue