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Éthique et presse « people »

Pierre GUELFF

auteur et chroniqueur radio

Il est souvent question de « presse people » assimilée à une « presse de caniveau », pour désigner des médias dits « à scandale, à sensation, aux titres accrocheurs, textes succincts, photos et images de paparazzi. »[1] Sans nier que ce genre de presse-là existe, il paraît dangereux de généraliser et d’établir des amalgames à l’encontre de tous les médias classés dans cette catégorie. Témoignage.

Comme dans tout, il faut raison garder et la profession de journaliste est devenue suffisamment difficile face à la vogue des réseaux sociaux, que pour se livrer à une surenchère d’invectives peu confraternelles, au titre que tel fait partie de la « grande presse » et tel autre de la « presse populaire ». Je ne peux mieux corroborer ceci, que par un cas que j’ai vécu au cœur même d’une situation médiatique exceptionnelle et d’envergure internationale. Certes, il n’est pas question de m’ériger en modèle, mais j’ai toujours tenté de faire miens la déontologie journalistique[2] et les préceptes philosophiques non dogmatiques.

De l’espoir à l’horreur

De 1992 à octobre 1996, je suis bénévole à l’association citoyenne « Marc et Corine » (recherche d’enfants disparus) et rédacteur de sa publication, quand, le 24 juin 1995, les disparitions de Julie Lejeune et Mélissa Russo, puis celles d’An Marchal et Eefje Lambrecks en août, ensuite celles de Sabine Dardenne et Laetitia Delhez en mai et août 1996, sèment l’effroi. Je rédige des articles d’investigation, j’anime des débats publics aux côtés des parents des jeunes disparues avec l’espoir que les autorités judiciaires et policières les retrouveront.

Dès août 1996, reportages dans le cadre des arrestations de Marc Dutroux, Michèle Martin, Michel Lelièvre et Michel Nihoul, puis lors de la libération de Sabine et de Laetitia, de la découverte des corps sans vie de Julie, Mélissa, An et Eefje, du dessaisissement du juge Connerotte, de fouilles entreprises pour découvrir d’éventuelles autres victimes, de la Marche Blanche…

De 1997 à 2004, en tant que chroniqueur judiciaire dans un magazine « people »[3], toujours dans le cadre de l’affaire Dutroux, je couvre différents événements (la Marche pour la vérité organisée par les parents des victimes, l’évasion de Dutroux, des reconstitutions de rapts, des séances de la Chambre du conseil et autres audiences en correctionnelle pour des faits antérieurs…), puis, de mars à juin 2004, la totalité du procès « Dutroux et consorts » durant lequel je participe, en plus, à sept débats dominicaux à la RTBF et à RTL-TVI[4].

Je suis parmi des journalistes venus du monde entier (1.300 accrédités) et je peux même assister en direct à plusieurs audiences dans le saint des saints, c’est-à-dire dans le prétoire, en plus des dizaines suivies dans les salles dites d’écoute. Je n’en rate pas une seule !

Scoop mondial et éthique

Après cette nécessaire présentation, j’en viens à évoquer « Éthique et presse ‘people’ », en reproduisant des passages significatifs du chapitre 32 (« Mon interview exclusive de Marc Dutroux ») de mon ouvrage « Dutroux, l’affaire, les pistes, les erreurs » paru aux Éditions Jourdan et qui a fait l’objet de longues interviews dans différents médias, dont « Le Soir Mag », « La Dernière Heure », « Het Laatste Nieuws », « Le Républicain Lorrain », « Télé Bruxelles » (« BX1 »), « Actu TV »… :

« Dès le début du procès, j’avais constaté que le président Goux était particulièrement fébrile à interroger Marc Dutroux. Alors qu’il devait « ferrailler » l’accusé, quasiment toutes les parties se rallièrent à cet avis. En vain. Absolument scandalisé par l’attitude injurieuse de Dutroux à l’égard des victimes, j’ai décidé de l’interpeller directement, sans la moindre concession. Bien sûr, et il serait hypocrite de le nier, j’espérais aussi que Dutroux me révèle ce qu’il avait publiquement dit qu’il ferait, dès le troisième jour du procès (le 3 mars) : « J’ai encore beaucoup de choses à dire… » Mais, comment opérer cette interpellation ?

Dix-huit questions embarrassantes

Un questionnaire de dix-huit questions/commentaires assez précis a été transmis à Dutroux par l’intermédiaire de Me Martine Van Praet, l’un des conseils de Dutroux, qui avait accepté le principe de ma démarche, le jeudi 15 avril 2004. Dans ces questions, je ne mâchais pas mes mots. Ainsi, je rappelais à Dutroux ses mensonges, ses multiples versions et son manque de crédibilité quand il prétendait avoir voulu protéger les siens, j’évoquais aussi sa stratégie pour faire un écran de fumée afin d’échapper à la perpétuité, je lui demandais d’être plus précis au sujet d’un réseau dont il se disait n’être qu’un simple maillon.

De plus, je n’ai pas hésité à remettre en cause les notions d’un Dutroux non pédophile (expertise psychiatrique) en prenant pour exemple la morphologie de « toute petite fille » de Sabine qu’il avait enlevée, séquestrée et violée, j’ai demandé qu’il s’explique sur le fait qu’il aurait pu être payé pour les photos prises de lui à la prison d’Arlon (pas un euro n’a été proposé – et ne l’aurait été – à Dutroux lors de ma démarche, que les choses soient bien claires !). Je lui ai aussi rappelé que son fils Frédéric l’avait catalogué de « malade ». Dans la foulée, que ses parents avaient tenu des propos virulents à son égard. Je lui demandais, encore, s’il était conscient du mal qu’il avait fait…

Non au scoop !

Le lundi matin 19 avril 2004, Me Van Praet confirma que mon courrier « avait été remis à qui de droit la veille au soir ». Soit, le dimanche 18 avril 2004.

Et, c’est le mardi 25 mai 2004, que j’ai enfin reçu les réponses de Marc Dutroux. Mais, malgré ce « scoop », rien ne fut publié suite à ma décision prise en âme et conscience ! Et il n’en sera jamais rien. Pourquoi cette décision irrévocable ?

Tout d’abord, Me Martine Van Praet m’expliqua le parcours des réponses de son client et l’origine de fuites : « Il y a quelques semaines j’ai reçu la copie des réponses de Marc Dutroux à votre courrier, mais je ne vous l’ai pas transmise parce que son envoi, qu’il vous adressait directement, a été intercepté par la censure (le directeur de la prison) et que je ne voulais pas jouer un rôle que je ne peux pas tenir. »

Que s’est-il passé ensuite ? Mis au courant de l’interception de son courrier, Dutroux en a fait des copies qu’il envoya à plusieurs de ses anciens avocats (dans ce cas, la censure n’est pas d’application), leur demandant de me faire parvenir sa prose. Mais, l’un d’eux offrit à d’autres médias des extraits de mon questionnaire et des réponses de l’accusé et ils les diffusèrent le mercredi 26 mai 2004.

Si, pour ma part, je n’ai pas publié une ligne, un mot, des réponses de Dutroux, que l’on arrête de jouer les vierges effarouchées face à ma démarche auprès de l’accusé : de nombreux journalistes l’ont tentée sans succès et certains médias n’hésitèrent pas à publier des extraits de mon travail sans citer leurs sources. Travail qui aurait pu être très rémunérateur, vous pensez bien !

Pourquoi ce refus ? Parce que les réponses de Dutroux étaient méprisantes, nauséabondes, injurieuses pour les victimes décédées ou rescapées et leurs parents et, par respect et humanité, je ne pouvais publier cette prose qui, en plus, n’apportait rien de nouveau dans la recherche de la vérité. Aujourd’hui, encore, je suis très heureux d’avoir agi de la sorte. »

Conclusion

Cet exemple est significatif que la presse people, jugée de caniveau, rappelons-le, peut aussi faire preuve d’une indiscutable éthique. Je souligne, enfin, que grâce en soit encore rendue au rédacteur en chef de l’époque, Marc Deriez, et à mon éditeur, Alain Jourdan, d’avoir accepté de ne pas publier ce scoop mondial, pourtant prometteur de ventes assez importantes, donc de rentrées financières conséquentes. Donc, qui dit presse populaire ne dit pas forcément un manque de déontologie et d’éthiquecela répondra à votre attente. J’ai préféré un témoignage que d’étaler des théories sur l’éthique, car, qui suis-je pour le faire ?

[1] Wikipédia, 2018.

[2] Enseignée en cours de promotion sociale  à l’Institut pour Journalistes de Belgique (1977-79), études entreprises après une formation et des emplois de technicien dans l’industrie dans le but d’épouser la carrière de journaliste professionnel, un rêve d’adolescent qui est devenu réalité à l’âge de 45 ans.

[3] Après des collaborations à « POUR », « Les Sports », « Belgique N°1 », « Radio Contact » de 1973 à 1991, et comme professionnel à « Publi Choc » (Groupe Vlan-Rossel) de 1991 à 1995,  je travaille à la rubrique « Société » de « Ciné-Télé Revue », de 1997 à 2006, avec quelque trois cents procès d’assises et « grandes affaires » judiciaires couverts.

[4] Respectivement, cinq à « Mise au Point » et deux à « Controverse ».