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Nous vivons dans une société morale

Raymond Kestemont

La question mérite de s’y attarder à l’heure où un « deuxième » procès Cantat s’ouvre sur les réseaux sociaux. Mais aussi où des choix d’hymne footbalistique sont faits et défaits au rythme des engagements des uns ou des autres alors que ces autres ne sont pas toujours aussi innocents.

Bertrand Cantat a-t-il oui ou non été jugé et a-t-il purgé sa peine? Juridiquement oui mais peu l’entendent de cette oreille et la morale intervient. Qui n’est donc pas la justice. Une appréciation particulière écrase donc une règle. Rappelons que les lois sont là avant tout pour protéger les faibles et les mettre à bas risque de fragiliser encore une série de prévenus futurs qui n’en demandent pas tant. C’est une considération qui ne tient pas compte, bien entendu, d’un sentiment personnel (pour ou contre la reprise des tournées du chanteur de Noir Désir, ni même si le jugement était adéquat), mais bien d’une attitude par rapport à un fait jugé (bien ou mal) mais jugé.

Même chose pour Damso. Je ne dirai pas ce que je pense du personnage ou du contenu de ses chansons. Le fait est que, choisi dans un premier temps, il a finalement été écarté par l’Union belge, sous la pression de sponsors.

Dans le premier cas, c’est la vindicte populaire qui se manifeste de façon décomplexée sur Facebook, dans le deuxième, ce sont des annonceurs qui font la loi. Doit-on en être content? Et nous sommes pourtant bien dans un discours exclusivement moral.

Mais nous n’avons pas dû attendre cela pour en subir le poids. En lançant sa croisade contre l’« axe du mal » George W. Bush pose un geste moral. Qui donnera les résultats que l’on sait en Afghanistan. La morale s’accommode bien des morts.  En notre nom. Et c’est là que le bât blesse. C’est Léo ferré qui disait: « n’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres ».

Nous pourrions bien entendu nous en référer au dictionnaire pour voir si notre vision est la bonne ou non. En l’occurrence, ce seul challenger à la Bible comme bestseller, ne nous apportera pas la lumière voulue. Il entérine quand même le fait que la morale est un ensemble donné de règles, pour un groupe défini, à un moment précis. C’est dire si elle peut être fluctuante. Il suffit d’une majorité (souvenons nous donc que 49,9 % des gens pourraient ne pas être d’accord) pour qu’elle s’établisse et qu’elle ait force de loi… si les lois n’existaient pas.

Le pacquage législatif est loin d’être parfait. Nous savons aussi que des lois sont parfois votées dans un contexte tel qu’elles devraient pouvoir ne pas s’appliquer. Depuis le deuxième procès de Nuremberg, nous avons compris qu’obéir n’était pas suffisant pour justifier de sa conduite. Mais dans l’ensemble, elles réagissent à d’autres influx et tentent, pour le moins, de sortir du cas précis pour rencontrer la généralité. En cela, elles relèvent plus de l’éthique en ce qu’elle a pour but de définir ce qui doit être dans l’absolu pour tout le monde (c’est la vision de Kant mais, avant lui, d’Aristote) et pas hic et nunc, aujourd’hui, pour mon voisin.

Si les deux exemples que j’ai cités ont une importance, c’est parce qu’ils s’inscrivent très bien dans cette notion de « moment précis ». Après l’affaire Weinstein et ses suites (la campagne « #metoo »), tout ce qui touche de près ou de loin à du harcèlement ou à une attitude peu respectueuse des femmes prend un éclairage particulier. Et s’il est bien que la parole se soit libérée, elle a engendré aussi un climat qui n’est peut-être pas favorable à l’émergence d’une règle éthique, dégagée des passions du moment.

La morale devrait donc tenir compte de l’éthique et pas la modifier.

En ce sens, je peux me permettre de dire que je me sens amoral (qui ne tient pas compte de la morale et pas immoral, qui s’y opposerait) pour des raisons éthiques.

Je suis une personne engagée socialement et j’ai également fait le choix philosophique d’entrer en franc-maçonnerie. Je ne mélange pas les deux mais je tente de faire en sorte que les deux se rejoignent.

Comme citoyen, je suis sensible au respect des individus dans leur capacité de vivre ensemble de manière harmonieuse et dans des conditions décentes. Toutes choses qui ont fait naître des protections sociales en matière de soins de santé, d’éducation, de travail, de mode de vie. Ce sont des réflexions qui partent du concret, de la vie quotidienne, de la réalité des choses vécues par tout le monde.

En tant que maçon, j’articule ma philosophie sur des grands axes de liberté, d’égalité et de fraternité définis globalement dans la déclaration des droits de l’homme et dans la pratique de la démocratie. C’est le contrepoint: du concret, nous sommes passés à la théorie.

Avec des amis, nous avons créé un groupe d’action (Lumière) qui s’est donné pour but d’intervenir à chaque dérapage démocratique, à chaque déperdition des droits sociaux, indépendamment des options politiques de chacun qui relèvent, un peu comme les religions, de la sphère privée. Ces appels à la conscience qui interrogent le ministre de la santé publique lorsque les budgets étriqués mettent à mal le fonctionnement des hôpitaux ou le ministre des pensions qui prévoit de fragiliser encore plus ceux qui sont déjà en situation difficile relèvent de l’éthique.

Il est à remarquer que la maçonnerie, comme la laïcité, en ce sens qu’elles sont toutes deux basées sur le libre examen – et donc le refus des dogmes – peuvent se revendiquer de cette éthique: les réflexions personnelles amenant à une attitude correcte n’ont que faire d’une morale dans laquelle cette attitude serait imposée. En ce sens, si vous voulez de la morale, optez pour la religion: elle n’est faite que de cela.

Le concept de morale laïque dans l’enseignement est intéressant.

Imaginé par un protestant, elle est basée sur une « morale du devoir » devant permettre de réaliser une humanité ensemble avec les « seules forces de la nature ». Entendez l’abandon de toute référence à une autorité divine.

Ce qui a fait sa force constitue aussi sa faiblesse puisque dès le début elle est considérée comme une religion nouvelle basée sur une foi laïque. Ce qui a permis, dans les discussions qui se sont tenues, de l’écarter, au même titre que les religions, de l’obligation scolaire au profit de cours de « rien » qui restent très … vides de sens.

Et c’est peut-être dommage car quand la morale devient laïque, elle se rapproche de l’éthique.

Nous vivons le temps des pétitions. L’expression populaire directe par excellence, me direz-vous. Combien d’entre elles ne sont-elles que morales? Lorsque certains partis politiques inscrivent dans leurs programmes la mise sur pied de pétitions, je commence par me méfier. Il est évident que certains thèmes ne devraient jamais passer sous les fourches caudines de la vox populi (qui est vraiment en l’occurrence la vox dei). Que pensez-vous d’une pétition demandant la réhabilitation de la peine de mort au lendemain de l’affaire Dutroux? Pensez-vous réellement que, même maintenant, par voie de référendum, elle ne serait pas rétablie?

Alors oui, une fois de plus, pour des matières très terre-à-terre, pour des problèmes de tous les jours, peut-être pouvons-nous demander directement son avis au peuple. Mais pour les problèmes éthiques, qui touchent à la civilisation, cela requiert un autre niveau de réflexion et pas de réflexes.

Nous pouvons aussi nous cacher derrière la foule pour faire passer des mesures très suspectes. La morale, c’est une manière de laisser danser les hypocrites.

Mais je me rends compte que je ne vous propose pas le chemin le plus simple, le plus aisé, le plus efficace, le plus confortable. Généralement, nous posons des questions pour obtenir des réponses. Et ceux qui les apportent prennent alors des allures d’hommes providentiels. Toutes les dictatures ont commencé comme cela. Se poser des questions, c’est réfléchir, peser le pour et le contre, chercher des alternatives, aller à la confrontation, entretenir le doute. Mais surtout utiliser son intelligence d’homme ou de femme libre, pour qui les certitudes sont des fins de parcours et non des ouvertures de voies.

Quand on voit certaines réponses, doit-on toujours regretter de n’en pas avoir?

Je pense que l’être humain est d’une richesse étonnante. Et qu’il est capable de faire fi de la morale quand cela est nécessaire. Faisons lui confiance.

Les hébergeurs du Parc Maximilien sont amoraux. Mais combien éthiques!

Dans une période de déconvenue de la démocratie, ils réinventent la fraternité en dehors des règles morales qui sont mises en place part une majorité.

Pour citer Boris Vian, « les minorités ont toujours raison ». Surtout quand elles sont nombreuses.