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De quelques spécificités des « guerres de religion »

Dans le vaste débat contemporain sur les rapports entre religion et violence, beaucoup d’auteurs font appel à des arguments à connotation historique. Ils évoquent notamment les « guerres de religion » des 16e et 17e siècles pour tenter de comprendre et d’endiguer les violences actuelles. Certains spécialistes de la période se sont livrés à l’exercice, au-delà des raccourcis simplistes et des conclusions hâtives[1]. L’objectif de ces propos est d’approfondir leurs réflexions sur la nature et les spécificités des anciennes « guerres de religions », en interrogeant leur pertinence pour l’étude des conflits actuels.

Qu’est-ce qu’une « guerre de religion » ?

Il faut se garder d’appliquer le terme fort ambigu de « guerre de religion », qui renvoie à des notions connexes, elles aussi problématiques, telles « guerre sainte » ou « conflit de civilisation », de manière irréfléchie aux guerres contemporaines. Élie Barnavi définit la « guerre de religion » comme une guerre « où la dimension religieuse domine toutes les autres », mais cette définition élude une distinction importante à faire entre, d’une part, la religion comme cause de conflit et, d’autre part, la religion comme élément de légitimation de violences commises en son nom.

Les origines étymologiques de la notion de « guerre de religion », en français mais aussi dans d’autres langues européennes, remontent aux conflits à caractère confessionnel qui ont ravagé l’Europe aux 16e et 17e siècles. À cette époque, politique et religion étaient indissociables et ce serait un leurre de vouloir traiter séparément de l’une ou de l’autre. Quoiqu’il en soit, la violence religieuse jouait un rôle déterminant dans ces affrontements d’un type nouveau. Il s’agissait bel et bien de guerres à connotation religieuse : dire cela, ce n’est pas nier que d’autres facteurs, politiques, géostratégiques, sociaux ou économiques, y intervenaient également. C’est souligner le fait que les causes de ces conflits d’une part, et, surtout, les manières de les légitimer, d’autre part, étaient d’abord et avant tout de nature confessionnelle.

Des guerres d’une violence inouïe

Pour mieux saisir les spécificités de la « guerre de religion », il faut « écouter » les témoignages des contemporains, c’est-à-dire des hommes (et des femmes) du 16e siècle (et du 17e siècle) qui ont écrit sur elle… Le fait qu’ils ont donné de nouveaux noms aux conflits qui se sont déroulés sous leurs yeux, « Religionskrieg » et « guerre de religion » entre autres, est révélateur du caractère inédit de ces conflits. Pour eux, le rôle prédominant de la religion ne fait pas l’ombre d’un doute. Ils se savent confrontés à un phénomène nouveau, « inouï », « hors catégorie ». Et ils sont conscients du fait que les guerres dites « de religion » sont encore plus violentes, encore plus impitoyables que les autres guerres. Pourquoi ? Les explications d’Élie Barnavi sonnent juste : « La religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu’en la faisant ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui, par cela même, fait de leur cause un droit absolu ». Ces constats de grande cruauté se retrouvent dans beaucoup de témoignages d’époque.

Les « guerres de religion » sont des guerres sauvages dans lesquelles tout, ou presque, est encore permis. C’est aussi pour cette raison-là qu’elles sont si destructrices et si meurtrières. Elles touchent de près des populations entières, y compris des gens qui ne sont pas directement impliqués dans les combats mais qui doivent en supporter les retombées souvent catastrophiques. Ainsi, les ravages commis par des armées en déroute sont un véritable fléau des 16e et 17e siècles. Il en va de même pour les vols, usurpations, mises à feu, viols et autres violences perpétrées contre des civils. Peu de guerres ont donné lieu à autant de massacres, c’est-à-dire de tueries désordonnées et gratuites de non-combattants, que les guerres de religion.

 

 

Des violences fratricides et « de foule » portées par des peurs de « fin du monde »

Et puis, ces guerres sont par définition fratricides, ce qui renforce leur brutalité aux yeux des acteurs et des témoins. Dans les guerres dites « de religion », les ennemis ne sont pas, comme dans les croisades, des musulmans, des « infidèles » considérés comme étant sans foi ni loi ; ils sont chrétiens eux-mêmes, des chrétiens qui appartiennent à la mauvaise confession, qui sont d’effroyables « hérétiques » ou d’horribles « papistes », mais qui sont des chrétiens, tout de même. Cette caractéristique rend les guerres de religion plus difficiles à supporter, plus « cruelles » aux yeux des contemporains.

En effet, il ne s’agit pas de guerres contre l’« autre », le fondamentalement différent, facile à déshumaniser et à diaboliser. Ce sont plutôt des guerres contre le « même », contre des voisins avec lesquels on aurait tout intérêt à vivre en paix, contre des frères et des parents, au sens figuré, mais aussi parfois au sens propre du terme. Cette cruauté intrinsèque, due à la grande proximité et aux nombreuses ressemblances entre les adversaires, est particulièrement importante dans les guerres civiles, dans les guerres entre factions religieuses rivales d’un même pays, d’une même région, voire d’une même ville.

Le côté absolu de la religion devient destructeur lorsqu’il est combiné avec d’autres éléments et lorsqu’il s’épanouit dans un contexte propice à la brutalité. Natalie Zemon Davis, une historienne américaine qui a publié des études pionnières sur la violence pendant les guerres de religion françaises, a montré que le 16e siècle est déjà un siècle « de foules » et plus précisément de « violences de foule », de violences collectives difficiles à endiguer. Les liens entre actes de piété et actes de violence sont souvent très étroits, comme si les derniers participaient à part entière d’une cérémonie religieuse, d’un rituel sacré. Cette association est aussi fondée sur des croyances anciennes, ancrées dans les mentalités de l’époque, partagées par les catholiques et les protestants, sur les vertus purificatrices de la violence. Cette lecture, qui emprunte des concepts anthropologiques, permet de mieux comprendre comment des massacres de grande envergure et d’une exceptionnelle cruauté, tels les massacres de la Saint Barthélémy en août 1572, ont pu se dérouler dans des sociétés aussi policées, à première vue, que la société française.

Denis Crouzet a poussé encore plus loin l’étude des violences collectives pendant les guerres de religion françaises, dans un ouvrage monumental paru en 1990 qui porte un titre très parlant : Les guerriers de Dieu. À l’origine, il y a, selon lui, la « grande angoisse du châtiment divin » qui se répand en France à partir des années 1520, en d’autres termes des peurs apocalyptiques, de « fin du monde ». Selon lui, l’origine religieuse du conflit ne fait pas l’ombre d’un doute. En ce temps où l’on croyait à l’imminence de la fin du monde, il s’agissait de réinstaurer par tous les moyens la pureté du royaume. Le sens donné à la notion de pureté variant évidemment en fonction des camps, de nombreux rituels de violence étaient ainsi mis en place de part et d’autre.

Des guerres de propagande : rôle central de l’image

Les « guerres de religions » présentent une autre caractéristique qui rappelle les conflits de notre époque, à savoir le recours massif et constant à la propagande, au sens large du terme. En effet, dans ces conflits, les discours, sur soi et sur l’autre, jouent un rôle déterminant. Afin de convaincre du bien-fondé de conflits qui sont souvent des conflits fratricides, les systèmes de propagande mis en place par les belligérants doivent être performants, c’est-à-dire jouer sur des arguments extrêmes : dans les guerres de religion, l’ennemi fait l’objet de virulentes attaques par l’imprimé et par l’image qui visent à lui enlever sa dignité et son humanité, à le présenter comme une menace permanente, une caricature de l’erreur, voire comme l’incarnation suprême du « Mal ». La violence n’est pas uniquement sur les champs de bataille et sur les lieux de massacre, mais aussi dans les pamphlets et les livres, dans les harangues et les prêches, dans les gravures et les tableaux. Il s’agit de « guerres idéologiques sans merci » (selon l’expression de Georges Livet) dans lesquelles les combats par les armes classiques se doublent de combats d’idées, de combats par la parole, par le texte et par l’image.

En effet, les guerres de religion des 16e et 17e siècles se mènent aussi par les images. Rappelons l’importance des pratiques iconoclastes chez les protestants, les destructions massives, par vagues, d’œuvres d’art, de vitraux, de mobilier et d’objets de culte dans les églises et couvents. Ces attitudes sont portées par des aspects religieux, mais aussi par des raisons socio-économiques, ainsi que par des éléments relevant de l’anthropologie culturelle et de la psychologie sociale. Le recours à la propagande par l’image est incessant et il concerne tous les camps : dans les « guerres de religion », les gravures cherchant à abaisser, ridiculiser, dénoncer, diaboliser l’ennemi jouent un rôle central. Ces nouveaux supports de la propagande religieuse et politique connaissent une diffusion importante grâce à l’imprimerie, qui s’impose comme une technique de communication de masse aux 16e et 17e siècles, et par des relais de distribution multiples et variés.

 

 

Des guerres de propagande : l’âge d’or du pamphlet

La propagande par l’écrit se traduit par la multiplication d’ouvrages savants, de théologie par exemple, d’une influence certaine pendant ces conflits éminemment idéologiques que sont les guerres de religion. Mais les 16e et 17e siècles sont aussi et surtout des siècles du pamphlet, de la littérature de combat, très passionnée, d’une violence crasse. Luc Racaut, qui a étudié en profondeur les pamphlets catholiques français de l’époque des guerres de religion, a forgé à ce sujet le terme très parlant de « Hatred in Print », de « haine imprimée ». Il a notamment analysé certains thèmes et arguments récurrents de la polémique catholique contre les protestants dans la France de la deuxième moitié du 16e siècle : accusations de rébellion, c’est-à-dire de crime contre l’autorité légitime du prince et de crime contre l’ordre social ; accusations d’atteintes à la morale, au « bon ordre des choses » (les protestants sont présentés comme des « femmelettes », des « pervers », des gens qui veulent mettre le monde « à l’envers ») ; accusations d’infanticide, de massacres d’innocents et d’autres monstruosités. Loin de moi l’idée de faire des rapprochements douteux… Mais comment ne pas penser aux discours haineux, nourris de mensonges, de diffamations et de théories du complot, qui fleurissent de nos jours sur la toile, le world wide web qui contient tant de hate speech, d’appels à la haine contre les uns et les autres.

Ces quelques réflexions sur les guerres de religion d’il y a plusieurs siècles montrent que l’étude du passé, si elle ne permet pas de parallèles faciles aboutissant à des raccourcis simplistes, peut alimenter nos interrogations contemporaines de manière indirecte et stimulante.

Monique Weis
FNRS-ULB

[1] Voir surtout : Elie Barnavi & Anthony Rowley, Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe siècle, Perrin/Tempus, 2006 ; Denis Crouzet & Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, PUF, 2015.