Le Brexit, autopsie d’un pari raté

Les prémices d’un imbroglio

2009, le gouvernement travailliste de Gordon Brown approuve, par voie parlementaire, le Traité de Lisbonne. Alors chef de l’opposition, David Cameron avait plaidé pour l’organisation d’un référendum en vue de consulter les Britanniques préalablement à la ratification. À la suite de cela, il fait à ses concitoyens la promesse que plus aucun gouvernement de son pays ne pourra transférer davantage de compétences à l’Union européenne sans que le peuple ait été consulté.

Arrivé au pouvoir le 11 mai 2010, il se trouve immédiatement confronté aux eurosceptiques, de plus en plus nombreux, à l’intérieur même de son propre camp. De plus, une pétition signée par plus de 100.000 Britanniques oblige le Parlement à se prononcer sur la possibilité d’organiser un référendum sur l’appartenance du pays à l’Union européenne. Le résultat du vote est nettement négatif.

En 2012, alors que l’Union européenne fait un nouveau pas en avant dans son intégration, le premier ministre repousse l’idée d’une consultation populaire sur le sujet, préférant tenter une renégociation des relations entre son pays et l’UE.

Les bons résultats du UKIP, parti ouvertement indépendantiste, dans les sondages en 2013, poussent Cameron à envisager l’idée qu’un référendum pourrait être organisé après les élections si son parti en sortait vainqueur. Réélu confortablement en 2015, il tient la promesse faite en 2009 et programme le vote pour juin 2016. Lui reste alors un an pour obtenir de l’UE une nouvelle négociation du contrat qui les lie et arracher pour son pays de nouvelles exceptions aux règles européennes. Faute de quoi, menace-t-il, il fera campagne pour sortir de l’Union. « Cela va être dur. Je vais me battre pour la Grande-Bretagne. Je n’accepterai pas d’accord qui ne satisfasse pas nos exigences », déclarait-il.[1]

De longues discussions n’apportent que peu d’améliorations et Cameron n’obtient pas de ses partenaires le droit de ne pas être soumis aux prochaines réformes du fonctionnement initiées par l’Union.[2]

Tentant de concilier l’inconciliable, il appelle ses concitoyens à voter pour le maintien dans l’Union tout en clamant qu’il n’aime pas Bruxelles. Au sein de sa propre majorité, les « remain » et les « leave » se déchirent et cinq ministres ouvertement favorables au divorce sont maintenus dans le gouvernement.

Le 24 juin 2016 et alors que la veille encore, tous les sondages donnaient le clan des pro européens gagnant à 52% – Nigel Farage lui-même admettait à mots couverts sa défaite – l’impensable se produit : 51,9% des Britanniques ont choisi le camp du « leave » : Cameron a perdu son pari !

Pourquoi ce cataclysme ?

Dès le lendemain du vote, le premier ministre qui misait sur une victoire du « remain » annonce sa démission et renvoie à son successeur la tâche de concrétiser le désengagement du Royaume-Uni. Dès ce moment une crise sans précédent s’installe dans le pays. Trois ans plus tard, l’imbroglio est plus grand que jamais.[3]

Comment en est-on arrivé là ?

Plusieurs causes pourraient être identifiées. [4]

Dès leur intégration à l’Union européenne, les Anglais se sont sentis différents et à ce titre ont toujours exigé d’être considérés comme tels en revendiquant de la part des dirigeants européens un traitement particulier : refus d’abandonner la monnaie nationale au profit de l’euro, non intégration dans l’espace Schengen, …

D’autre part, une campagne électorale particulièrement démagogique, populiste voire mensongère a abusé de nombreux électeurs (beaucoup d’entre eux se sentant trahis réclament aujourd’hui la tenue d’une nouvelle consultation). Le leader du parti d’extrême droite Nigel Farage avait affirmé tout au long de sa campagne que le Royaume-Uni envoyait, chaque semaine, plus de 350 millions de livres sterling (environ 409 millions d’euros) vers l’Union européenne. Il promettait, en cas de victoire du Brexit, de rediriger cette somme vers le National Health Service (NHS), la sécurité sociale britannique.

Au lendemain du scrutin et face à deux journalistes de la télévision qui l’interrogeaient sur sa promesse, le patron du UKIP a été obligé de reconnaitre qu’il ne pourrait la tenir et qu’il s’agissait d’une « erreur de son parti ».[5]

Une certaine presse porte également une part de responsabilité dans ce fiasco pour avoir stigmatisé, tout au long des quarante années de présence du pays au sein de l’Union, la bureaucratie et le centralisme qui retirait au pays une part de sa souveraineté et qui faisait que toutes les décisions se prenaient à Bruxelles, ville devenue la bête noire de tous les eurosceptiques.

Sans oublier la responsabilité de David Cameron obligé de tenir une promesse qu’il pensait pouvoir négliger. C’était sans compter avec ses propres amis !

Quelles conséquences pour l’Union européenne et pour le Royaume-Uni ?

Même si le résultat d’un vote par référendum n’est pas juridiquement contraignant, David Cameron a déclaré que « la volonté du peuple britannique doit être respectée ».

Il doit alors annoncer la volonté de son pays de quitter l’Union comme l’impose l’article 5O du Traité de Lisbonne.

Les Européens attendent cette notification lors du Conseil européen des 28 et 29 juin qui se réunit en séance plénière extraordinaire afin de déterminer les étapes nécessaires au divorce. Une fois informé de la décision, il appartient au Parlement européen d’approuver l’accord conclu entre les deux parties.

Dès ce moment débute une période de deux ans destinée à la préparation de la sortie du pays, période pouvant être réduite si un accord est rapidement trouvé ou allongée moyennant l’accord unanime de tous les membres. Le scénario d’un accord rapide s’est très vite révélé improbable.

De très longues négociations sur les modalités du départ des Britanniques commencent. Elles sont menées par la nouvelle première ministre Theresa May. Elles auraient dû prendre fin le 29 mars 2019. Il n’en sera rien. Le Parlement britannique refuse à plusieurs reprises l’accord de divorce négocié en novembre 2018 avec les partenaires européens. C’est le début d’une crise institutionnelle au Royaume-Uni ! Acculée, la chef du gouvernement sollicite un nouveau délai pour la ratification de l’acte de séparation.

Lors du sommet européen du 10 avril 2019, le Royaume-Uni et les 27 se mettent d’accord sur une « extension flexible » jusqu’au 31 octobre pour la sortie définitive.

Que se passera-t-il à l’issue de ce délai ?

Trois options sont à envisager. Soit les Britanniques ratifient l’accord de divorce négocié avec les 27 et sortent de l’Union, soit ils renoncent au Brexit soit, et c’est le pire scénario, il n’y a pas d’accord, c’est le « no deal », à savoir une sortie sans accord, un Brexit dur, mettant à néant tous les espoirs d’une collaboration positive entre les ex-conjoints.

Conséquences de la sortie de la Grande-Bretagne

Elles sont beaucoup trop nombreuses pour être développées ici. Citons-en quelques-unes :

Une modification des rapports de force au sein de l’Union. Avec la sortie du Royaume-Uni, les tenants d’une ligne plus libérale perdent un pays très peuplé. Et le « bloc libéral », que composaient notamment le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou encore la République tchèque, passera de 25 % à 15 % de la population totale de l’Union européenne, nécessitant l’apport de voix complémentaires en cas de vote.[6]

À la suite des élections européennes de mai 2019, des décisions importantes doivent être prises. Il faudra élire les membres des institutions, élaborer le budget, l’agenda… quel sera le rôle des Britanniques, qu’adviendra-t-il de leurs députés ? nombreuses sont les questions mais rares sont les réponses.

Voyager et travailler au Royaume-Uni risque de devenir plus compliqué. Dès que le Brexit sera devenu effectif, il se pourrait qu’un visa devienne nécessaire pour se rendre dans le pays. De même, des restrictions liées au permis de travail pourraient être imposées tant pour les Anglais sur le continent que pour les ressortissants des 27 au Royaume-Uni.

Anticipant le retrait de la Grande-Bretagne de l’Union, plusieurs entreprises, banques, … basées su le sol britannique se sont délocalisées sur le contient. Et, même si c’est anecdotique, il faut signaler que plusieurs milliers de Britanniques, désireux de rester Européens se sont fait naturaliser dans d’autres pays. Ils sont environ 1500 en Belgique, tandis qu’en France, les demandes d’acquisition de la nationalité française ont augmenté de 131% en 2017 et de 119% en 2018.

Se trouvant de facto exclus des programmes Erasmus, il sera plus difficile pour les étudiants britanniques d’étudier à l’étranger. Si des accords sur ce sujet peuvent être trouvés, leur mise en place prendra du temps.

Quid de l’anglais comme langue de travail ? Selon toute vraisemblance, il devrait le rester. Il est, avec le français, la langue la plus utilisée au sein des institutions européennes mais aussi par les citoyens européens dont ce n’est pas la langue maternelle.

Quel sort pour les deux Irlande ?

L’Irlande du Nord s’est majoritairement prononcée contre le Brexit, son deuxième plus grand parti, le Sinn Féin, a annoncé vouloir organiser un référendum sur son indépendance.

La république d’Irlande (Eire) reste quant à elle membre de l’Union.

Un Brexit dur pourrait voir le rétablissement de la frontière physique entre les deux entités, mettant en péril les accords du Vendredi saint, accords ayant mis fin à trente ans de guerre civile en Irlande du Nord.

Le retour à une frontière physique pourrait également entraver la circulation des trente mille personnes qui transitent chaque jour entre les deux territoires ainsi que les échanges commerciaux qui s’élèvent à près de 40 millions d’euros entre les deux parties de l’île. L’ Irlande du Nord, vaste terre agricole, perdrait le bénéfices des fonds européens qui financent actuellement son agriculture à hauteur de 90%.[7]

Et l’Ecosse ?

Les Ecossais ont voté à 62% en faveur du maintien dans l’Union, remettant au goût du jour l’idée d’un nouveau référendum sur l’indépendance de la région. Lors d’une précédente consultation, les Ecossais avaient refusé le divorce d’avec le Royaume-Uni mais, estimant aujourd’hui qu’un « changement significatif par rapport aux circonstances de 2014, telle qu’une Ecosse tirée en dehors de l’Union européenne contre sa volonté », la première ministre Nicola Sturgeon déclare envisager l’organisation d’un nouveau référendum dans un avenir plus ou moins proche. L’avenir de l’Ecosse se trouve au sein de l’Europe, dit-elle.[8]

Élections européennes 2019, les Anglais votent !

Faute d’avoir fait adopter l’accord de divorce par le Parlement britannique, le Brexit, initialement prévu le 29 mars, repoussé au 12 avril et enfin au 31 octobre, la première ministre conservatrice Theresa May se trouve contrainte d’organiser les élections européennes, comme tous les autres pays membres mais promet d’annuler le résultat du scrutin si l’accord est adopté.

Grande-Bretagne devient synonyme d’Absurdie : comment concevoir que des citoyens soient amenés à élire des représentants auprès d’une institution qu’ils ont décidé de quitter ?

Comment concevoir qu’à la suite de ces élections, les députés européens britanniques seront amenés à siéger dès la première réunion du Parlement, le 2 juillet ? Ces mêmes députés perdant leur poste en cas de signature de l’accord de séparation !

Nigel Farage, celui par qui le Brexit arriva, déclarait lors de la campagne souhaiter « ridiculiser » les institutions européennes en installant au Parlement le plus de députés eurosceptiques possible. Pari gagné puisque son nouveau parti « Parti du Brexit » a remporté les élections ![9]

Vers un nouveau référendum ?

Un million de Britanniques ont défilé à Londres pour réclamer un nouveau référendum sur le Brexit, en pleine incertitude sur un nouveau vote de l’accord de divorce aux députés. De même, des pétitions en ce sens circulent sur les réseaux sociaux et recueillent des centaines de milliers de signatures.

L’option d’un second référendum avait été rejetée le 14 mars par la Chambre des Communes et rencontre aussi l’opposition de Theresa May qui, incapable de faire accepter par son Parlement l’accord conclu avec l’UE, annonce sa démission pour le 6 juin. Sept candidats sont en lice pour sa succession parmi lesquels Boris Johnson qui fait figure de favori et qui fut, avec Nigel Farage, l’artisan de la victoire du Brexit.

C’est la chienlit aurait dit le général

Un premier ministre, David Cameron, convaincu de conforter sa politique grâce à l’organisation d’un référendum, un chef de parti, Nigel Farage n’hésitant pas à mentir et à tromper un électorat manquant d’esprit critique, une nouvelle chef de gouvernement incapable de faire valider un accord longuement négocié, l’organisation d’élections européennes dans un contexte à tout le moins surréaliste, … tous les ingrédients sont réunis pour un véritable fiasco.

Ce qui devait n’être qu’une péripétie locale dont l’issue devait entériner le maintien de la Grande Bretagne au sein de l’Union aura finalement des conséquences sur l’ensemble de l’UE plongée dans l’incertitude depuis plus de deux ans.

Moralité : Il ne faut pas jouer quand on n’est pas sûr de gagner !

Patricia Keimeul

Directrice FAML

[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/30/la-saga-du-brexit-saison-1-la-brouille_5443469_3210.html

[2]                 https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/30/la-saga-du-brexit-saison-1-la-brouille_5443469_3210.html

[3]                 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/brexit-comment-david-cameron-s-est-laisse-prendre-a-son-propre-piege_4957423_4355770.html

[4]                 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/brexit-comment-david-cameron-s-est-laisse-prendre-a-son-propre-piege_4957423_4355770.html

[5]                 https://www.lesoir.be/art/1249197/article/actualite/union-europeenne/2016-06-24/brexit-mensonge-nigel-farage

[6]                 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/que-change-concretement-le-brexit-pour-le-royaume-uni-et-pour-l-europe_4957331_4355770.html#huit-anchor-le-brexit-modifie-t

[7]                 https://www.touteleurope.eu/actualite/brexit-quelles-consequences-pour-les-deux-irlande.html

[8]                 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/que-change-concretement-le-brexit-pour-le-royaume-uni-et-pour-l-europe_4957331_4355770.html   

[9]                 https://www.rtbf.be/info/monde/detail_les-elections-europeennes-en-grande-bretagne-entre-incredulite-et-hostilite?id=10207220

L’Europe du XXIème siècle sera sociale

Ou ne sera pas …

François Mitterrand l’affirmait lors d’un discours prononcé à Lille en 1989, il n’y aura pas d’Europe, ou bien il faudra que cette Europe soit une Europe sociale.

Jean-Claude Junker confirme cette nécessité impérieuse lorsqu’il s’exprime sur « l’Etat de l’Union » en 2017. Il y appelle les Etats membres à « se mettre d’accord sur le socle européen des droits sociaux aussi rapidement que possible » et à « travailler à une union européenne des normes sociales ».[1] 

Un sondage réalisé en 2010 dans le cadre d’une étude fait apparaître que l’exclusion et la pauvreté font partie des préoccupations essentielles des citoyens européens qui estiment que la réponse sociale est la plus adaptée pour relever ces défis. [2]

L’idée d’une Europe sociale n’est pas neuve, loin de là. Dès les années 1973-74 et faisant suite à la période de forte croissance des « Trente Glorieuses », plusieurs crises et notamment celle du pétrole affectent l’Union, obligeant ses dirigeants à prendre des mesures pour répondre aux mouvements sociaux. [3]

Il n’existe cependant pas à proprement parler de politique sociale spécifique de l’Union, celle-ci relevant avant tout de la compétence des Etats qui entendent rester maîtres de leur destin en matière de droit au travail.   Même si la coopération est vivement conseillée, l’harmonisation des systèmes n’est pas à l’ordre du jour. Certains sont prêts à raboter les droits sociaux de leurs concitoyens afin d’unifier par le bas les droits des travailleurs. Les discussions belges autour de l’indexation automatique des salaires en sont un exemple parmi d’autres.

La nécessité de renforcer l’Europe sociale se fait ressentir encore bien davantage depuis son élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. Les écarts entre les pays en termes de salaire et de droits sociaux ont renforcé la concurrence sociale, menant à l’adoption, en 1996, d’une directive « détachement ».

Qui sont ces travailleurs détachés ?

Les disparités économiques mondiales flagrantes et l’accroissement de la mobilité internationale favorisent l’exploitation par le travail. Poussées par la situation économique qui règne dans leur pays, de plus en plus de personnes travaillent à l’étranger. Elles sont souvent prêtes à accepter des conditions de travail bien inférieures aux normes juridiques locales, mais meilleures que la pauvreté et le chômage auxquels elles cherchent à échapper.

Le risque d’exploitation de ces travailleurs est d’autant plus grand qu’ils se trouvent généralement isolés en raison de leur ignorance de la langue du pays d’accueil et par conséquent incapables de faire valoir leurs droits ou de demander protection.

On appelle donc travailleurs « détachés » des salariés envoyés par un employeur dans un autre État membre en vue d’y fournir un service de manière temporaire, ils n’y intègrent cependant pas le marché du travail.

L’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est censée les protéger et leur garantir, à travers toute l’Union, « des conditions de travail justes et équitables ». Elle devrait en outre leur permettre de bénéficier, à l’intérieur de leur propre pays, de droits en vigueur dans l’Etat d’accueil à savoir un salaire minimal, des périodes maximales de travail et minimales de repos, des congés annuels payés d’une durée minimale. La sécurité au travail et l’égalité entre hommes et femmes font également partie des obligations de leur employeur.

La directive détachement devait empêcher le dumping social qui consiste pour les employeurs étrangers à proposer leurs services à tarifs nettement inférieurs à ceux des prestataires locaux.

Une directive d’exécution approuvée en 2014 renforce les règles concernant la fraude, le contournement de la législation et l’échange d’informations entre les Etats membres.

Une proposition de révision de cette directive est déposée en 2016. Il faudra attendre juin 2018 pour qu’elle soit adoptée par la Commission.

Trente ans plus tard où en sommes-nous ?

Il faut constater que la directive de 1996 qui entendait offrir une protection aux travailleurs détachés, a été incapable de lutter efficacement contre le dumping social. Le résultat est à l’opposé de celui espéré puisqu’il permet à certaines entreprises de pratiquer une « optimisation sociale ». Ainsi les travailleurs du bâtiment en provenance des pays de l’Est sont payés au salaire minimum dans le pays où ils effectuent leurs prestations et dépendent des lois sociales de leur pays d’origine, ce qui, à la fois, instaure une situation de concurrence déloyale à l’égard des travailleurs nationaux mais néglige aussi les conditions de travail de ces salariés privés de dignité humaine, bien souvent entassés dans des logements insalubres (ou qui en sont proches) et loués par leurs patrons à des prix prohibitifs.[4]

La construction n’est pas le seul domaine impacté.

En Belgique, comme partout en Europe, la cueillette des fruits est le fait de travailleurs étrangers. Certains employeurs peu scrupuleux n’hésitent pas à commettre des infractions aux lois sociales en les faisant travailler jusque douze heures par jour, en négligeant le repos hebdomadaire et en leur versant des salaires inférieurs au salaire minimum déjà très bas. Ils sont souvent logés, eux aussi, dans des conditions indignes et se voient régulièrement refuser des congés ou des arrêts pour maladie, ils ne sont pas rémunérés pour leurs heures supplémentaires, …

La nouvelle directive doit permettre de lutter contre le dumping social en offrant à ces travailleurs le droit d’obtenir la même rémunération que leurs collègues locaux et en limitant à 24 mois la durée de leur détachement. Il faut savoir que l’écart de salaire minimum entre les différents Etats de l’Union qui était de 1 à 3 avant l’incorporation des pays de l’Est est passé de 1 à 10 dans l’Europe des 28.

La proposition de révision de la directive est appréciée très positivement par les pays occidentaux au premier rang desquels la France, la Belgique et l’Allemagne qui y voient une réelle opportunité de lutter contre la concurrence déloyale dont ils sont les victimes.

A l’inverse, les pays d’Europe orientale dénoncent une entrave à la libre-circulation des personnes et invoquent une atteinte au principe de subsidiarité, ce qui a eu pour conséquence de bloquer la réforme pendant plusieurs mois.

À l’issue de longues et difficiles négociations, le Parlement approuve le compromis conclu avec le Conseil. La nouvelle directive est adoptée formellement le 29 mai 2018.

Elle reconnait le principe « à travail égal, salaire égal, sur un même lieu de travail », l’application des conventions collectives du pays d’accueil aux travailleurs détachés, qui pourront ainsi bénéficier des mêmes droits et avantages que les nationaux, la limitation à 12 mois du détachement.

Est en revanche exclu du champ d’application de la directive, le secteur des transports routiers qui doit faire l’objet d’un texte spécifique.

Même si Juncker veut faire croire à sa volonté politique de créer une Europe sociale, celle-ci reste secondaire dans son discours par rapport aux questions économiques, monétaires et sécuritaires.

Or, la politique sociale constitue, avec la politique migratoire, une des préoccupations essentielles des citoyens européens qui se sentent peu entendus.

Conséquences

Les déséquilibres sociaux enregistrés aujourd’hui dans de nombreux États membres nourrissent la contestation sociale et l’euroscepticisme.

Les résultats des dernières élections européennes et la montée des partis populistes et eurosceptiques confirment le malaise ressenti par nombre d’Européens qui ne perçoivent pas l’Europe comme une réponse aux défis sociaux mais comme une construction centrée sur des préoccupations et sur une volonté de cohésion essentiellement économiques.

Les populistes du Parti du peuple danois conduits par Morten Messerschmidt et arrivés en tête des élections de ce mois de mai, ont bâti leur succès, entre autres, sur la lutte contre le dumping social. De la même manière, en France le Rassemblement National de Marine Le Pen devenu le premier parti du pays à l’issue du scrutin, dénonçait notamment les effets « délétères » de la directive détachement. Voici deux exemples parmi d’autres.

Même si un socle européen des droits sociaux a été adopté en 2017, celui-ci constitue davantage une grille de lecture pour évaluer les politiques sociales des Etats membres en se basant sur le plus petit dénominateur commun. Le texte n’a pas de valeur coercitive pour accroître les droits sociaux alors que l’OIT (organisation internationale du travail) conseille une harmonisation vers le haut des droits sociaux.[5]

Les citoyens attendent de l’Europe qu’elle soit active sur les sujets de santé, d’environnement, du travail, de l’emploi et qu’elle bénéficie aux plus précaires, notamment les jeunes, dont certains y voient une menace plutôt qu’une opportunité.

C’est à ce prix que leur sentiment de déconnexion s’atténuera.

Patricia Keimeul
Directrice FAML

[1]                 http://www.aedh.eu/leurope-sociale-volonte-citoyenne/
[2]                 EUROSTAT, Eurobaromètre spécial : exclusion et pauvreté, Bruxelles, février 2010

[3]                 http://www.aedh.eu/tag/europe-sociale/

[4]                 Le dumping social, ennemi intérieur de l’Europe, Mis en ligne le 23/10/2017 à 13:20 Par Robert Vertenueil, secrétaire général de la FGTB; Marie Arena, eurodéputée (PS), Frédéric Daerden, député fédéral (PS) et Christie Morreale, députée wallonne (PS).

[5]                 https://www.euractiv.fr/section/economie/opinion/construisons-ensemble-leurope-sociale-de-demain/

De quoi le populisme est-il le nom ?

Le regain de l’utilisation du terme du populisme a discrètement atteint ses trente ans sans que les contenus de la notion aient pour autant été éclaircis malgré une littérature abondante. Trente années d’un usage laborieux devraient inciter à en admettre l’intérêt très limité pour comprendre les transformations à l’œuvre au sein des sociétés européennes, voire américaines.

Aux alentours de 1989, la notion de populisme était réapparue pour tenter de qualifier la figure populaire et nationaliste de Boris Eltsine qui avait défait les rêves de Mikhail Gorbachev de préserver un régime fédéral sur les décombres de l’Union soviétique. Elle fut ensuite étendue à de nouveaux partis de l’ancienne « Europe de l’Est » qui, comme le parti polonais des amis de la bière, ne se réclamaient d’aucune famille ou doctrine typique des régimes occidentaux.

Elle n’était pas neuve pour autant. Elle resurgit en fait régulièrement au sein des sciences politiques lorsque celles-ci sont confrontées à la difficulté d’identifier et de nommer une mutation dans le système politique. Mobilisée probablement pour la première fois au XIXème siècle pour qualifier une opposition rurale, quasi simultanée aux USA et en Russie, à la modernisation industrielle, elle s’enracine de façon plus durable dans les débats sur la nature des régimes sud-américains, notamment dans l’Argentine des époux Peron. Ces régimes présentent alors l’anomalie de fonctionner dans le cadre de régimes dont les institutions sont inspirées de l’Europe et des USA tout en présentant un caractère à la fois populaire et autoritaire.

Le vocable de populisme est aujourd’hui de retour dans l’hémisphère nord.

Il n’a pas fallu 5 ans pour que, d’abord appliqué aux forces nouvelles issues des révolutions démocratiques de 1989-1991 à l’Est, il le soit ensuite à l’Ouest. A tout Cavaliere, tout honneur, Silvio Berlusconi devait être le premier à être qualifié de « populiste ». La liste s’est allongée depuis. Très hétérogène, voire hétéroclite, elle comporte tant de nouvelles formations politiques comme Forza Italia, la Ligue du Nord  et le mouvement 5 étoiles dans la péninsule ou le Party voor de Vrijheid  de Geert Wilders et le Forum voor Democratie de Thierry Baudet que de plus anciens partis dont les nouveaux leaders changent les inflexions du discours électoral. Que des leaders aussi différents que Marine Le Pen, Donald Trump ou Jeremy Corbyn puissent être qualifiés de populistes confirme le peu d’intérêt de la notion.

La mise à nu des transformations politiques typiques de ce que, dans un passé proche, un politologue comme Jean-Louis Quermonne pouvait qualifier de « régimes politiques occidentaux », demande une prise de recul et une mise au placard du terme du populisme.

Trois constats peuvent alors être posés.

D’abord, le bouleversement des relations internationales qui s’accomplit entre 1989 et 1991 n’a pas eu pour seul impact, au plan national,  l’effondrement des partis communistes de l’Est et de l’Ouest de l’Europe. Il inaugure  une recomposition, plus large et toujours en cours, des systèmes politiques des États au sein desquels se cristallise un clivage entre partisans et adversaires d’un renforcement de pouvoirs supranationaux comme l’Union européenne et d’une libéralisation des échanges mondiaux. Les circonstances de l’élection de Donald Trump à la présidence américaine démontrent qu’avec un peu de retard, la même tendance est à l’œuvre aux USA où les nouveaux accords de libre-échange inspirés par Bill Clinton comme l’autorité du pouvoir fédéral sur les États membres de l’Union sont autant matières à débats que l’avenir de l’Obamacare.

Ensuite, la famille politique traditionnelle qui subit de plein fouet une crise d’adhésion, après une phase de lente érosion,  est sans conteste la social-démocratie dont les partis phares en France , en Italie ou en Allemagne sont en déclin. Si les bons résultats dans les urnes ou les sondages des partis sociaux-démocrates en Espagne, au Portugal ou en Finlande montrent que la thèse de la disparition définitive de cette famille politique en Europe est excessive,  l’affaiblissement généralisé est indéniable. Cet affaiblissement s’exprime dans les résultats électoraux, mais également dans une incapacité à adapter le discours politique à l’évolution des enjeux et des attentes. Au cours d’un long XXème siècle, tout en conservant  la dénomination historique de « socialiste » empruntée aux doctrines politiques nées de la révolution industrielle , les partis de la gauche réformiste avaient, à plusieurs reprises, radicalement modifié leurs projets.  Ils avaient d’abord abandonné le discours étatiste marxisant de la fin du XIXème siècle pour contribuer, à l’intérieur d’un consensus avec d’autres forces démocratiques, à  une gestion efficace de l’économie de marché sur les bases du libéralisme keynésien et de la concertation sociale . Ensuite, en difficulté lorsque la généralisation de l’inflation grippe la mécanisme keynésienne à l’échelle nationale, ils avaient, sous les impulsions successives de François Mitterrand, Tony Blair et Gerhard Schröder, adhéré à un projet européen estimé capable de rétablir, grâce aux institutions communautaires,  une orientation sociale au développement capitaliste. Aujourd’hui, la situation de cette gauche pro-européenne incapable de convaincre est difficile.  D’abord, parce qu’elle est exposée à la concurrence de nouveaux partis réformateurs plus radicaux qui ne parviennent que très partiellement à en récupérer l’électorat et sont peu enclins à s’allier avec elle. Ensuite, parce que ses électeurs traditionnels,  salariés et chômeurs, démentent la thèse marxiste de la conscience de classe internationaliste. Ils apportent leur soutien à de nouvelles droites qui développent un discours axé sur les thèmes de la protection culturelle et sociale  de la nation à l’intérieur d’un monde globalisé . Le phénomène touche un nombre croissant de pays sans qu’il permette pour autant au même rythme, hormis en Hongrie et en Italie, la constitution  de majorités électorales.

Enfin, la troisième caractéristique des transformations sociales que nous vivons, et que le terme de populisme occulte, est de loin la plus inquiétante . Elle se traduit en effet par un retrait des citoyens par rapport à la sphère politique, accompagné de la diffusion d’un discours simpliste sur la trahison des élites. Concrètement,  la participation électorale et l’affiliation aux partis et aux syndicats est en baisse en Europe depuis plusieurs années alors que les uns comme les autres sont les piliers de la consolidation de la démocratie depuis 1945. L’engouement récent des citoyens pour des rassemblements des défilés qu’ils prennent généralement soin de définir comme des « marches » plutôt que des manifestations pourrait signifier une inversion de la tendance. Reste que la direction de cette tendance est encore à découvrir.

Il est difficile de dire dans quelle mesure les élections européennes qui viennent d’avoir lieu constituent un bon indicateur des tendances à l’œuvre dans les systèmes nationaux. Leurs résultats fournissent toutefois plusieurs pistes d’interprétation.

L’une confirme le peu d’intérêt du terme de populisme tel qu’il est employé dans les médias: nous n’avons pas assisté à un bouleversement du champ politique par un nouvel acteur, mais à une affirmation du caractère multipartite des systèmes nationaux comme de la structuration du parlement européen. Au sein de ce dernier, l’alliance de la démocratie-chrétienne et des socialistes réformistes cédera vraisemblablement la place à un jeu complexe incluant les libéraux et les écologistes.

Une autre surprend parce que les élections européennes viennent aussi de montrer la faiblesse de ce qui était parfois appelé un « populisme de gauche ». Incarné par la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, le Labour Party de Jeremy Corbyn ou Podemos, il avait ressuscité  la défiance par rapport à la construction européenne et une conception strictement antagonique des rapports socio-économiques caractéristiques du gauchisme des années 1970. Si le déclin de ces formations devait se confirmer, il signifierait une réconciliation de la gauche et du projet européen et la fin de l’exposition de celle-ci à une tentation nationaliste. Reste que l’état de santé de la social-démocratie est très variable selon les États considérés et que sa capacité à convaincre à partir d’un projet collectif de portée internationale est loin d’être rétablie.

Enfin, et ceci permet de terminer par une note d’espoir, les élections européennes ont enregistré une légère augmentation de la participation électorale. Espérons y trouver les prémices du réveil citoyen qui serait l’antidote à l’hystérisation du comportement des masses ou des « peuples » par des tribuns. Il est temps que des débats succèdent aux marches. Le cas français en montre la possibilité tout autant que la difficulté.

Christophe Sente
Docteur ès Sciences politiques de l’ULB