Crash de la Justice et justice de classe

La Hulotte

Chaque Bruxellois connaît cet édifice pharaonique, planté sur la place Poelaert, du nom de l’architecte mégalomane qui l’a conçu[1]. Il est le siège, depuis 1883, des plus hautes instances judicaires du Royaume. Mais aujourd’hui ce Palais de Justice est à l’image de l’institution vénérable qu’il est censé abriter : en pleine décrépitude. Emprisonné, depuis plus de trente ans, derrière de hideux échafaudages en vue d’une restauration toujours différée, ce colosse de pierre menace de s’écrouler. Vu son état, il a reçu en 2015 une sorte de label de déshonneur : le World Monuments Fund  l’a inscrit sur la liste des 50 monuments les plus menacés du monde[2]. De quels maux souffre donc cet ancêtre mal aimé ? Humidité endémique,  effondrements de plafonds, fissuration des murs, trous dans les planchers, inondations régulières, graffiti jamais nettoyés… Ajoutons-y des pannes de chauffage récurrentes… Et même un grave incendie qui a détruit complètement, en 2012,  le greffe de la Cour d’Appel et a révélé le non-fonctionnement du système d’alarme et l’absence de tout plan d’évacuation ! Au chapitre de la sécurité, retenons encore la protection dérisoire du personnel et des visiteurs, qui a permis quelques évasions spectaculaires de prévenus dangereux … La démonstration de ces carences a été faite par des journalistes de la RTBF qui ont pu à trois reprises se laisser enfermer dans le bâtiment et y passer la nuit sans y rencontrer  âme qui vive[3].

Vu les conditions de travail lamentables du personnel, il a fallu déplacer 70%  des services dans d’autres locaux, loués à prix d’or (20 millions par an). Bel exemple de gaspillage d’argent public puisque la rénovation complète du Palais ne coûterait que 7,5 millions annuels, étalés sur deux décennies.  Cette gabegie est d’autant plus choquante que la Justice subit depuis longtemps un sous-financement sévère, qui n’est pas près de se terminer. Car les  perspectives budgétaires du ministre de tutelle, M. Geens, imposent des restrictions drastiques pour l’avenir : entre 2015 et 2019, il faudra réduire de 12% les frais de personnel, de 28%  ceux de fonctionnement et de 33%  les dépenses d’investissements : soit 400 millions d’économies.

Ces mesures ont paru si graves que, pour la première fois de notre Histoire, le personnel judiciaire au complet a manifesté le 20 mars 2015 devant ce fameux Palais de Justice de Bruxelles. Les plus hauts magistrats eux-mêmes, oubliant leur pusillanime « devoir de réserve », ont osé dénoncer publiquement cette situation dramatique. Ainsi Serge Wynsdau, membre du Collège des Cours et tribunaux, déclarait: « C’est trop. Le budget global de la Belgique fait 360 milliards approximativement. Cette année-ci, on octroie à la Justice 1 milliard 704 millions, mais en définitive, c’est 1,6 milliard, puisque nous avons des factures impayées à rembourser. En 2014, le SPF Justice n’a payé aucune facture de téléphonie… » De son côté, Christian De Valkeneer, président du Collège des Procureurs généraux, renchérissait : « Le collège n’est pas contre des économies mais il y a un seuil en-dessous duquel on ne peut pas aller. À  Liège, on travaille avec des effectifs de 80%. Cela aura des conséquences sur la politique criminelle. » Quant à Manuela Cadelli, présidente de l’Association Syndicale des Magistrats, elle passait à l’attaque : « Nous, nous ne sommes d’accord avec aucune économie. Nous sommes à 0,7% du budget, nous voulons 1% […] Ça fait des années que la magistrature dit qu’on est à un point de non-retour. L’État de droit est en danger : le terrorisme, la délinquance financière minent les États modernes.» Elle soulignait aussi les carences inouïes d’équipement dont souffre la Justice comme l’insuffisance de photocopieuses ou un parc informatique vieux de 25 ans ! Quant à Jean de Codt, premier président de la Cour de Cassation, il pointait la responsabilité des politiques : « Les représentants du peuple, qui sont élus, votent des budgets qui ne nous permettent pas de faire face à la demande croissante de justice.[4] »

Les économies incessantes entraînent en effet des conséquences lourdes pour la qualité du travail judiciaire : un engorgement des parquets et des tribunaux qui  provoquent un arriéré judiciaire intolérable. À  la Cour d’Appel, il faut trois ou quatre ans pour espérer une décision. Mais certains dossiers battent tous les records de lenteur. Le plus emblématique est celui de l’Église de Scientologie, qui a mis 18 ans avant d’arriver en correctionnelle. Et combien d’années faudra-t-il encore avant d’aboutir sans doute à un acquittement pour « dépassement du délai raisonnable » ? C’est un véritable déni de justice !

En plus des restrictions budgétaires se sont ajoutées certaines mesures qui réduisent  l’« offre de Justice», entraînant une discrimination entre riches et pauvres, et d’autres qui mettent en danger l’indépendance même des magistrats. Ainsi, en  juillet 2013,  a  été décrétée  la fusion des arrondissements judiciaires qui passeront de 27 à 12. Parallèlement la Justice de Paix, juridiction de proximité par excellence, va perdre 42 sièges. Conséquences : le justiciable devra parfois parcourir de longues distances pour obtenir justice ; quant aux magistrats, le principe de leur inamovibilité sera bafoué, certains pouvant être déplacés pour les écarter de dossiers « délicats ».

D’autres mesures futures risquent de mettre à mal les garanties d’équité. Koen Geens veut, en effet, décourager le justiciable d’accéder au degré d’appel en supprimant son caractère suspensif. De plus les magistrats devront, selon un « contrat de gestion »  s’engager à boucler une affaire en un an maximum. Pour éviter des délais trop longs, on risque de tomber cette fois dans une Justice expéditive.

Plus grave encore : au 1er janvier 2016, la règle générale sera d’imposer un juge unique dans pratiquement toutes les juridictions, même pour des affaires aussi lourdes que les abus sexuels sur des enfants. Pour beaucoup d’avocats et de magistrats, il s’agit d’une dérive dangereuse. Le pénaliste Xavier Montel-Corte explique pourquoi : « Dans les chambres réservées aux mœurs, on n’a généralement pas de preuves directes, et la victime présumée révèle souvent tardivement les faits. Les magistrats sont pris entre le marteau et l’enclume car on ne peut pas détruire la vie d’une personne sans preuve et on ne peut pas non plus innocenter une personne coupable… Ces dossiers-là  plus que les autres nécessitent un dialogue, il faut des points de vue confrontés de manière objective face aux arguments nécessairement orientés de l’avocat et du parquet.[5]»[6]

Très préoccupantes aussi sont les velléités de suppression de la Cour d’Assises. Même si son existence est garantie par l’article 150 de notre Constitution,  le gouvernement a trouvé le moyen de la rendre obsolète en correctionnalisant pratiquement tous les crimes. Seuls ceux qu’une  décision arbitraire de  la Chambre des mises en accusation aura qualifiés d’« odieux » pourront encore être jugés aux Assises. Ainsi l’unique occasion où le citoyen-juré avait son mot à dire dans une décision judiciaire deviendra exceptionnelle.

D’autres mesures encore éloignent le citoyen de l’accès à la Justice, surtout quand il est pauvre. Nous pensons à l’augmentation des frais de procédure : droits de greffe majorés,  TVA de 21% sur les honoraires d’avocat et  « ticket modérateur »  à charge des bénéficiaires d’un pro deo[7].

La Justice, ou plutôt sa caricature, frappe aussi impitoyablement les jeunes ou les personnes précarisées qui ne « filent pas droit ». C’est le cas des tristement célèbres Sanctions Administratives Communales (SAC), qualifiées par la Ligue des Droits de l’Homme de « Justice de shérif». À partir de 14 ans, pour des « incivilités », on risque, sans aucun recours possible, une amende fixée selon le bon plaisir d’un bourgmestre retranché derrière un règlement communal parfois grotesque (l’interdiction de lancer des boules de neige par exemple)[8].

Dans un autre domaine, on peut aussi constater que des décisions judiciaires frappent de plus en plus souvent les mouvements sociaux et les délégués syndicaux. En cas de piquets de grèves ou d’occupations d’entreprises, des menaces de lourdes astreintes sont brandies par des juges pour faire cesser les mouvements revendicatifs. Des syndicalistes ont été même poursuivis en correctionnelle pour « association de malfaiteurs » et comme « instigateurs » de troubles pour des faits commis alors qu’ils n’étaient même pas présents, et ce en vertu d’une loi de 1886 ![9]

A contrario parfois, il est avec la loi des accommodements. Du moins si l’on est bien renté. On peut alors bénéficier d’une transaction pénale. Le principe en soi n’est pas mauvais. Elle permet d’alléger les tribunaux en sanctionnant d’une amende de petites infractions (en matière de roulage surtout). Elle n’était applicable auparavant qu’à des fautes entraînant une peine de 5 ans de prison maximum. Mais, depuis le 6 mai 2011, elle a été étendue à des crimes et délits pouvant se solder par 20 ans d’emprisonnement comme le vol, la corruption, l’escroquerie, les  fraudes  diverses, l’association  de malfaiteurs, les coups et blessures, voire l’incendie volontaire… Ainsi toute personne inculpée pour ces méfaits peut marchander  avec le Procureur, à n’importe quel stade de la procédure, le montant de l’amende qui lui  permettra d’échapper à toute condamnation pénale et au casier judiciaire. Le juge est donc mis hors-jeu. Ce privilège concerne surtout les gros fraudeurs du fisc et les corrupteurs ou les corrompus. Parmi les premiers bénéficiaires de cette mansuétude, citons la société diamantaire Omega-Diamonds qui a dû payer à peine160 millions d’euros pour une fraude estimée à 4,5 milliards; et le milliardaire belgo-kazakh Pathok Chodiev, poursuivi pour des faits de corruption, qui a été « blanchi » moyennant 25 millions  d’amende. Ajoutons que de lourds soupçons pèsent sur un certain nombre de politiciens belges qui auraient fortement favorisé le vote de cette loi scandaleuse afin de servir leurs intérêts personnels et ceux de leurs  « amis ». Une information judiciaire pour « trafic d’influence » est d’ailleurs en cours[10].

Après ce bref  état  des lieux, il ne nous paraît pas exagéré de parler de dérive évidente du troisième pouvoir vers une  « Justice de classes ».  C’est ce que laissait entendre Damien Vandermeersh, avocat général à la Cour de Cassation, dans une interview : « Atterrir en prison est souvent une réalité pour les moins nantis alors qu’il s’agit plutôt d’une possibilité théorique pour les riches[11]. »

[1] Il couvre une superficie de 52 464 mpour une surface bâtie de 26 006 m2, plus grande que la Basilique Saint-Pierre de Rome qui s’étend « seulement » sur 22 000m2.

[2] http://www.rtbf.be/info/insolites/detail_le-palais-de-justice-de-bruxelles-parmi-les-50-batiments-les-plus-delabres-au-monde?id=9119097

[3]Pour cet état des lieux, voir notamment : http://www.lalibre.be/actu/belgique/le-palais-de-justice-de-bruxelles-accumule-les-deboires-530cd3b235709867e4068256

[4]Voir : http://www.rtl.be/info/belgique/societe/le-manque-de-moyens-ronge-la-justice-la-belgique-prend-des-risques-inouis–709575.aspx et http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_economies-dans-la-justice-nous-ne-pourrons-pas-combattre-le-terrorisme?id=8913288

[5] Voir Le Soir du 27/10/15, p.8.

[6] Pour le plan Geens de réforme de la Justice dans son ensemble, voir notamment : https://cdn.nimbu.io/s/1jn2gqe/assets/Plan_Justice_18mars_FR.pdf  et http://www.koengeens.be/fr/news/2015/04/23/la-justice-est-extremement-bon-marche-en-belgique

[7] L’assistance juridique (le « pro deo) permettait de recevoir gratuitement les services d’un avocat à condition de ne pas dépasser le plafond de revenus, assez dérisoire, de 942€ par mois. Dorénavant le justiciable devra en plus s’acquitter d’une participation aux frais de justice. D’après une étude du PTB, les frais moyens d’un procès ont augmenté entre 2013 et 2014 de 24%. Voir Jan FERMON et Christian PANIER, Justice, affaire de classes, Ed. Aden, 2014, pp.61-65

[8] Voir Le Soir du 02/11/15, p.3  et FERMON et PANIER, op. cit. pp.20-21.

[9] Ce fut le cas en 1996 dans le conflit social des Forges de Clabecq. Voir FERMON et PANIER, op.cit. pp.32-34.

[10] Pour les tenants et aboutissants de la loi sur la transaction pénale, voir notamment: Le Soir du 6/11/15, p.4 ;  http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_patokh-chodiev-le-businessman-belgo-kazakh-aussi-discret-que-suspect?id=8917187  et FERMON et PANIER, op.cit.pp.5-7 et 16-19.

[11] Cité par FERMON et PANIER, op.cit. p.106.

Originellement paru dans ML 190

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