Culture(s) et école

Claude Javeau
Professeur ordinaire émérite de sociologie de l’Université Libre de Bruxelles

De nos jours le mot « culture » est mis à toutes les sauces et sert un peu pour désigner toutes les productions de l’esprit humain qui ne relèveraient pas de l’ordre de l’économique en soi (ce qui ne signifie pas que ces productions n’exercent pas d’effet sur l’économie). C’est ainsi qu’on retrouvera sous cette appellation des activités aussi diverses que la poésie, le sport-spectacle, la musique dite classique, les séries télévisées, le cinéma, le hip-hop, la gastronomie, et on en passe. Il suffit d’ouvrir les pages « culture » d’un quotidien, même du genre dit « sérieux » pour s’en rendre compte. Le processus d’appropriation ne s’est pas produit du jour au lendemain. La mise au point de moyens techniques de plus en plus développés a fortement contribué à cette évolution. Outre leurs propres caractéristiques de diffusion et de reproduction, entre autres, ces moyens et procédés sont intervenus de manière insigne dans la démocratisation de l’accès aux contenus dont ils étaient porteurs.

Tout comme l’invention de l’imprimerie avait permis la fabrication de livres sur une échelle beaucoup plus grande que ne l’autorisaient les manuscrits patiemment recopiés par des moines dans de secrètes abbayes, la découverte des images animées, pour ne prendre que cet exemple donnant naissance au cinéma, a entraîné une industrialisation de modes de production et de distribution jusqu’alors inédits. C’est ainsi qu’un nouveau secteur cultures est né, lequel s’est distingué d’emblée par la diversité de ses objets. Le spectacle cinématographique s’est vite inscrit au cœur de la culture dite populaire : il ne s’agissait plus de filmer des pièces de théâtre jusqu’alors réservées à un public aisé et éduqué. Des créations originales sont venues gonfler un corpus de plus en plus volumineux, qu’ont accompagné des systèmes d’évaluation propres confiés à des critiques spécialisés. Des histoires semblables pourraient être racontées au sujet de la radio, de la télévision, de la bande dessinée, du roman policier, du sport, de la presse écrite etc.

C’est ainsi que le domaine de la culture, jusqu’à la moitié du dix-neuvième siècle ancré aux habitudes (et habitus, pour parler comme Bourdieu), des couches dirigeantes de la société, s’est considérablement diversifié. On a assisté à une fragmentation selon les diverses catégories de la population, celles qu’on a coutume d’appeler les classes. On a introduit le concept de subcultures, censées contribuer à la constitution d’une culture propre à une population rapportée généralement à un pays. A cette constitution s’est ajoutée l’irruption de cultures propres à des vagues d’immigration souvent issues de contrées autrefois colonisées par les Européens. Ces cultures se sont insérées en tant que justification dans un mouvement de communautarisation qui n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre.

Un schéma d’analyse s’est désormais imposé parmi les commentateurs des problèmes culturels. A côté des cultures issues des immigrations mais entretenant avec elles des liens de perméabilité plus ou moins décelables, dominerait dans une grande partie du monde une culture mainstream associée principalement au world entertainment (divertissement mondialisé) véhiculée par les médias de masse et les réseaux dits sociaux. La télévision en a été le principal vecteur avec ses feuilletons, ses émissions de variétés, ses spectacles sportifs, ses docufictions, ses « nouvelles » soigneusement filtrées. Outre cette manne culturelle planétaire, on rencontre diverses niches spécifiques à des groupes au contour relativement indécis. C’est ainsi qu’à côté des survivances de cultures populaires locales, d’origine paysanne ou ouvrière ou même délinquante (la culture du milieu), ce qui autrefois passait pour la seule vraie culture s’est réfugiée dans la sphère dite « bourgeoise ». Parfois aussi dite d’« élite », cette culture se bat pour survivre. Or, c’est elle dont le destin était depuis des temps anciens lié à celui de l’école.

Ecole et culture, un divorce progressif

La culture devenue « bourgeoise » s’est petit à petit constituée au sein des établissements scolaires, confiés sous nos aïeux à des ordres religieux spécialisés, jésuites et autres. Ces écoles sont avant tout destinées aux garçons, bien que dans les classes dirigeantes une certaine éducation pour les filles, basée surtout sur l’apprentissage des sociabilités mais pas uniquement, éventuellement dans des écoles gérées par des ordres religieux s’est manifestée parallèlement aux collèges masculins. Quelles que soient les institutions qui les gèrent, ces établissements poursuivent trois objectifs, ainsi que les a énoncés le sociologue suisse André Petitat, à savoir (a) avant tout de protéger l’enfant des influences jugées néfastes du monde des adultes ; (b) favoriser chez l’enfant une plus grande docilité en ce qui concerne les études ; (c) réaliser par le moyen de l’internat comme mode d’organisation centralisé une intégration politique et religieuse. Des considérations  morales se conjuguent à des considérations cognitives. Pour réaliser ce programme, les collèges proposent des curricula comprenant à la fois les sciences telles qu’elles étaient connues à l’époque (davantage pour les garçons que pour les filles) et les lettres, concentrées autour de l’étude des Anciens et des langues dans lesquelles ils s’étaient exprimés, le latin et le grec. Les élèves se trouvent ainsi dépositaires d’un certain héritage, situé au centre de ce qui sera appelé la culture européenne, détenue par les classes dirigeantes, réduite plus tard à la seule appellation « bourgeoise ». Dans le lexique français, cette culture est assimilée à une « civilisation », celle que se chargeront de propager les entrepreneurs des diverses colonisations. – en réalité, sous forme simplifié -, à l’usage de populations destinées à passer du statut de sauvage à celui de « civilisé », mais dans certaines limites. D’où le recours, pour certaines puissances coloniales, aux élites d’avant les conquêtes de la colonisation, assignées à assurer la diffusion de la culture dominante, dans la mesure où cela se révèle utile, auprès des populations indigènes.

Il y a quelques années, participant à Nancy à un colloque consacré à la culture en Europe (ce qui me valut, soit dit en passant, de partager ma table avec le cardinal Lustiger et Bronislaw Geremek), j’avais émis, à la tribune, l’idée que s’il existait bien un héritage européen, celui-ci se trouvait dépourvu d’héritiers.

J’entendais par là que la culture dispensée par l’école, selon ses divers avatars, était plus ou moins subordonnée à la « culture » de divertissement imposée à presque toutes les populations du monde par un système de diffusion mondialisé. Ce système est celui de l’éphémère, alimenté au gré des innovations techniques que l’école s’efforce en vain d’acclimater. Certes, je n’entends pas ainsi me faire le chantre d’une culture « classique » découplée de ses environnements historiques. Ni que je jette l’opprobre sur les productions des développements techniques propres à notre époque. Ceux-ci demandent à être apprivoisés comme l’ont été avant eux d’autres développements (la géographie humaine, les langues modernes, la chimie organique, etc…). Mais le world entertainement a désormais envahi tous les domaines des existences collectives et individuelles. L’obsolescence programmée est devenue la règle, même dans le domaine des idées. Qui ose encore aujourd’hui se servir d’un téléphone portable de plus de cinq ans d’âge ? Qui récuse l’idée que le hip hop et que le « Dakar » font partie de la culture contemporaine ? En fait, il s’agit de patrimoine (on dirait « matrimoine » que cela me conviendrait autant). Sans sombrer dans un obscurantiste passéisme, il me paraît patent que la connaissance du terreau historique dans lequel plongent nos racines est d’une aide indispensable pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les hommes font l’histoire mais ne savent pas laquelle ils font : ils le sauront quand même un peu mieux si une attention plus soutenue est accordée à ce patrimoine. C’était le rôle assigné à l’école, et qu’elle ne me paraît plus capable de remplir. Elle a parfois, malheureusement, pris la direction inverse. Mais en essayant d’intégrer la culture dominante de masse, elle est toujours une innovation en retard. Quand on ne sait pas d’où l’on vient, on ne sait pas où l’on va.

Les mêmes propos pourraient être tenus au sujet des populations d’immigrés installées chez nous. Elles aussi devraient savoir d’où elles proviennent, culturellement parlant. Si un grand métissage s’annonce, il ne doit pas être confié aux chantres de la culture de masse ou aux thuriféraires d’une tradition souvent détournée de ses véritables fondements. L’école pourra-t-elle, noyautée qu’elle est par différents projets de réforme, répondre à ces défis. Sincèrement et tristement, j’en doute.

Originellement paru dans ML 194

 

 

 

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