Archive d’étiquettes pour : Histoire

La femme, son statut et ses (non) droits à travers l’histoire

Il suffit d’ouvrir un manuel d’histoire pour constater à quel point les femmes sont absentes dans ce domaine. Il y a bien quelques grandes dames dont on cite le nom et les exploits. Les femmes du commun des mortels, passent elles complètement à la trappe. Si depuis quelques décennies, on tente d’écrire une histoire de la femme, il n’est pas toujours évident de trouver les sources nécessaires dans une histoire écrite essentiellement  par des hommes pour des hommes.

A la préhistoire

Il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement des femmes, de leurs droits et de leur statut à cette période. L’absence de textes complique l’étude de ces temps reculés et tout ce qui est envisagé par les différents scientifiques relève de l’hypothèse. Au XIXe siècle, les préhistoriens ont popularisé l’image des premières femmes « occupées à cueillir des baies en attendant le retour de leurs mâles chasseurs qui les entraîneront par les cheveux au fond de la caverne… »[1]

Mais aujourd’hui, beaucoup de spécialistes s’accordent à dire que l’image développée à cette époque et ensuite véhiculée par les films et la littérature est probablement biaisée. Des anthropologues s’orientent vers une théorie selon laquelle : « les hommes préhistoriques auraient été beaucoup plus calmes et organisés, avec des principes d’égalité entre hommes et femmes que ce que l’on aurait envisagé ».[2]

Des études sur des tribus modernes  de chasseurs-cueilleurs montrent une répartition égalitaire des tâches entre les hommes et les femmes. Des anthropologues pensent qu’on peut transférer cette logique moderne à la préhistoire puisque ces sociétés présentent beaucoup de similitudes. On peut supposer que : « les femmes avaient un rôle économique et social important avec des activités liées à la transformation et aux transports des animaux morts : les tâches sont attribuées en fonction des capacités et non du sexe. Elles avaient un rôle actif de cueillette et de collecte ». Les anthropologues supposent que les femmes avaient le droit de s’exprimer et étaient probablement aussi écoutées que les hommes.

 

 

Durant l’antiquité

En Mésopotamie, entre 1792 et 1750 avant J.-C., les femmes semblent protégées par des textes de lois précis comme c’est le cas dans le code Hammurabi. Elles sont lourdement punies lorsqu’elles commettent des fautes mais « elles sont aussi protégées du viol avec la peine de mort pour le coupable ». [3] Les femmes n’ont pas accès au pouvoir mais elles peuvent exercer certaines fonctions importantes comme être scribes.

Quelques siècles plus tard, en Grèce et plus particulièrement à Athènes, dans les familles aisées garçons et filles         reçoivent très tôt une éducation différente, puisque dès sept ans, les deux sexes sont séparés. Aux hommes, les apprentissages intellectuels, aux femmes on réserve une formation orientée vers la gestion de la maison et du domaine (travail de la laine, gestion du personnel …). Des formations qui s’expliquent par les tâches à venir de chacun de deux sexes puisque « les garçons sont formés à leur futur rôle de guerrier ou de citoyen  et les filles à leur futur rôle de mère et d’épouse ou de gestionnaire du domaine familial ».[4] En effet, les femmes n’ont pas le statut de citoyennes mais d’épouses ou de mères de citoyen. Elles ne peuvent accéder à la justice qu’avec l’accord de leur mari ou d’un tuteur. Il en va de même pour avoir accès à la propriété, elles ne peuvent pas posséder de biens immobiliers. [5]

Durant la Rome républicaine, la « société est fondée sur un système d’inégalité entre les citoyens, dans lequel les droits et les devoirs sont à géométrie variable, et sont essentiellement proportionnels à l’importance de la naissance et de la fortune » et aussi du sexe.

Les femmes sont tenues à l’écart des fonctions publiques et civiques. Le droit romain est clair: il n’est de citoyenneté possible que pour les hommes. Il n’existe même pas de terme pour désigner une citoyenne. [6]

Dans une jurisprudence romaine datée du Ve siècle avant J.-C., on apprend que les femmes même lorsqu’elles sont majeures doivent rester sous tutelle « sous une autorité masculine, que ce soit la potestas du père, la manus du mari, ou la tutelle d’un frère, d’un oncle ou d’un membre extérieur à la famille ».  [7]

Au Moyen-âge

Les femmes sont souvent absentes des sources puisque les textes sont écrits par des hommes qui ne leur accordaient que très peu d’importance. Le Moyen-âge ne fait pas exception à la règle. Seules les reines et les abbesses font couler un peu d’encre. De cette période considérée souvent comment période noire, on n’attend pas beaucoup d’amélioration des droits de la femme. Les viols, les droits de cuissage inondent la littérature et les films. Qu’en est-il  vraiment ?

Quand on parle des autres femmes ce n’est pas souvent en termes élogieux. On trouve dans certains textes que le mari peut frapper sa femme. En effet, dans les Coutumes de Clermont-en-Beauvaisis,  un ouvrage de droit français  écrit par Philippe de Beaumanoir à la fin du XIIIe siècle, on conseille même de réprimander son épouse  si elle est désobéissante.

Pourtant, les femmes mariées ont  quant à elles, des droits avancés et jouent un rôle beaucoup plus important que dans certaines régions et période de l’Antiquité. Elles peuvent hériter de terres, gérer des fiefs lorsque leur mari est absent, saisir les tribunaux. [8]

Au XIIIe siècle, les femmes  ont le droit de travailler : « Les corporations d’artisans se montrent ouvertes aux femmes. (…) Les statuts de la corporation des fourreurs de Bâle, rédigés en 1226, leur accordent les mêmes droits qu’aux hommes. (…) Elles sont également présentes dans les soins de santé. Elles exercent des emplois de sages-femmes mais aussi de médecins. On les retrouve aussi dans l’éducation. À Paris, on compte vingt-et-une maîtresses d’école à la tête d’écoles élémentaires de jeunes filles.[9] Au XIIIe siècle, on retrouve aussi des femmes libres qui se sont battues aux côtés des paysans contre l’oppression féodale. « Des femmes qui ont organisé la première grève des femmes à Bruxelles : elles considéraient que leur salaire versé par la Corporation des tisserands était insuffisant. Ce secteur était florissant en Belgique et reconnu internationalement. Elles ont donc arrêté le travail et ont menacé le secteur de la tapisserie d’être en faillite car leur travail se situait au début de la chaîne. Elles ont obtenu gain de cause : leur salaire a été augmenté. »[10]

On voit encore ici que l’obtention ou le maintien des droits de la femme est loin d’être une histoire linéaire.

A partir de 1300, des règlements urbains cherchent à  exclure les femmes des commerces qu’elles pouvaient tenir. En France aucune femme n’est  habilitée à étudier, ou encore moins à enseigner dans les universités. Les femmes perdent progressivement des droits.

Aux temps modernes

Si cette période est celle de la redécouverte de l’Antiquité en termes culturels et place l’Homme au centre de tout, on aurait pu espérer que les intellectuels de l’époque donnent aux femmes un statut équivalent au leur. Mais au contraire « C’est le début d’un mouvement souterrain qui va complètement évincer les femmes des fonctions publiques au 16e siècle et tenter de les renvoyer à leur vocation de potiche ». [11]

En effet, pour la femme, on assiste à « un durcissement de ses conditions de vie dans nombre de domaines et, pire, à  un recul de ses droits civiques, les femmes redeviennent des éternelles mineures.[12]

C’est à cette époque que les procès en sorcellerie débutent réellement contrairement à l’imaginaire collectif qui les place plutôt au Moyen-âge. En effet, c’est au XVe siècle et majoritairement au XVIe et au XVIIe siècle qu’on assiste à de nombreux procès pour sorcellerie. On accuse les femmes sans enfants  pour détourner l’impuissance de l’homme. Beaucoup de sages-femmes et de guérisseuses se sont vu également condamnés.[13] Pendant la Renaissance, « l’homme est remis au centre. Mais c’est de l’homme (petit h) dont on parle, pas l’Homme… Et toutes les femmes détentrices d’un certain savoir, et par extension d’un certain pouvoir, furent persécutées»[14]

 

 

La Révolution française

Une nouvelle chance pour les femmes d’être mieux considérées ?

Les femmes se sont battues pour l’égalité. Sur les représentations iconographiques de la Révolution française, on peut voir des hommes et des femmes qui mènent ensemble des actions: « prise de la Bastille, scènes de rue, de procès, d’assemblée, de pillage, d’exécution, de soutien aux armées partant défendre «la patrie en danger» ».

Les hommes ont pourtant réussi à les faire disparaître dans l’historiographie traditionnelle. On ne parle que d’hommes à l’exception de quelques femmes extraordinaires. La femme est totalement effacée comme si ce n’avait pas été le fruit de toute la population mais une révolution purement masculine.

Si la Révolution et son principe d’égalité laissaient augurer une amélioration et un changement de statut pour la femme. Il n’en est rien dans la réalité. Les femmes obtiennent bien le titre de «citoyenne» mais n’acquièrent pas pour autant de droits politiques et n’ont légalement pas le droit de vote.[15]

Pourtant, ce n’est pas l’intérêt politique qui manque chez les femmes.  Elles sont très  assidues dans les assemblées révolutionnaires. [16] Certaines d’entre elles expriment même des idées féministes qui visent à améliorer leur statut comme Olympe de Gouges et sa Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne mais le combat pour l’égalité reste encore long et difficile.

Sous l’Empire

Aucun droits politiques ou civils ne lui sont accordés. La femme reste une  éternelle mineure placée sous la coupe de son mari ou de celle de son père.

Depuis le 7 novembre 1800 en France,  les femmes ne pouvaient plus porter le pantalon sous peine d’être accusées de travestissement. Une loi qui n’a étonnement été abrogée qu’en 2013.[17]

En France, les premières revendications politiques apparaissent durant la Révolution de 1848, avec la mise en place du suffrage universel, encore réservé aux hommes.

Le XXe siècle

« Les femmes mariées obtiennent le droit d’ouvrir un compte d’épargne et d’en retirer de faibles sommes sans l’autorisation de leur mari. Elles peuvent aussi conclure un contrat de travail et toucher une partie de leur propre salaire. Elles peuvent dépenser cet argent sans autorisation de leur mari pour autant qu’il soit affecté aux besoins du ménage. Toutes les restrictions à disposer de son propre revenu professionnel seront levées en 1922, et le droit de percevoir sa propre pension sera instauré en 1928 ». Autant de choses qui semblent tellement naturelles actuellement, tellement inimaginables qu’elles en sont risibles et qui est pourtant, pour obtenir ces droits, il a fallu de longues luttes. En France, les femmes auront dû attendre jusqu’en 1965 et en 1976 en Belgique pour avoir le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari.   [18]

Si actuellement en Belgique, on a progressé sur la route de l’égalité homme-femme, la route reste encore très (trop) longue. On assiste encore à des inégalités salariales si deux individus salariés de la même société et possédant le même niveau de qualification exécutent des tâches similaires mais que par contre ils ne sont pas payés de la même façon. Bien que cette pratique soit illégale, il arrive encore que des hommes soient payés plus que des femmes à diplôme et poste équivalent.

Les femmes sont les grandes absentes de la hiérarchie dans bon nombre de sociétés. On explique souvent ce phénomène par le « plafond de verre ». Expression qui renvoie au fait que les femmes peuvent progresser dans la hiérarchie de l’entreprise mais seulement jusqu’à un certain niveau. Elles n’atteignent que rarement les postes les plus hauts. Comment expliquer que la Belgique n’a jamais eu de premier ministre femme jusqu’à la nomination de Sophie Wilmès dans une fonction que peu d’hommes auraient accepté pour combler le vide du pouvoir fédéral ? Et même en regardant chez nos voisins, les dirigeants femmes sont à compter sur les doigts d’une main. [19]

On l’a vu à travers l’histoire, jamais les droits ne sont totalement acquis pour la femme et un retour en arrière n’est jamais impossible. Il ne faut pas aller très loin ni géographiquement ni dans le temps pour assister à des pertes de droits pour la gente féminine. En 2016, La Pologne a tenté d’interdire totalement l’avortement mais sous la  pression, l’a fortement limité : il n’est autorisé qu’en cas de viol, d’inceste, de danger pour la mère ou de malformation irréversible du fœtus. A Malte, en 2019, il reste interdit qu’importe le motif et implique une peine de prison pour la femme et le médecin qui ne respecteraient pas l’interdit.  [20]

Les religions « Les religions n’aiment pas les droits des femmes » [21]? On peut se poser la question quand on assiste à des situations comme celle d’une fillette de neuf ans  qui est excommuniée pour avoir avorté suite aux viols répétés de son beau-père et face au risque important de décès pour la jeune mère.  Pour citer Geneviève Fraisse : « Allons-y sans détour : aucune religion ne pense l’égalité des sexes, aucun des trois monothéismes notamment. Chrétiens, juifs, musulmans louvoient tous à leur façon pour éviter cette question brutale : l’égalité, doublée de la liberté, pour tous et toutes ». [22]

Peut-on vraiment lui donner tort ? Restons vigilant(e)s, l’histoire nous a appris qu’en matière d’égalité homme-femme rien n’est jamais acquis définitivement.

Marie Béclard
FAML

 

[1] I. GREGOR, Les tribulations des femmes à travers l’Histoire, herodote.net, p.8.

[2] https://www.hominides.com/html/actualites/egalite-sexes-prehistoire-0924.php

[3] I. GREGOR, Les tribulations des femmes à travers l’Histoire, p.14.

[4] C. MARISSAL, Femmes hommes Un passé commun Antiquité et Moyen âge, http://www.avg-carhif.be/media/d_Femmesethommesdanslhistoire_71317.pdf

[5] A. CHATELARD, « minorité juridique et citoyenneté des femmes dans la Rome » dans Clio. Femmes, Genre, Histoire » 2016/1, 43, p.27.

[6] A. CHATELARD, « minorité juridique et citoyenneté des femmes dans la Rome » dans Clio. Femmes, Genre, Histoire » 2016/1, 43, p.27.

[7]

[8] https://www.boutique.afnor.org/resources/8c157a96-2705-475d-b149-785413ce2091.pdf

[9] I. GREGOR, Les tribulations des femmes à travers l’Histoire, herodote.net, p.54.

[10] Conférence : le féminisme ne sert plus à rien, p. 3 consulté le 10 octobre 2019 sur http://www.lepoissonsansbicyclette.be/wp-content/uploads/2018/04/180318-Ape%CC%81ro-le-fe%CC%81minisme-c%CC%A7a-sert-plus-a%CC%80-rien-.pdf

[11] I. GREGOR, Les tribulations des femmes à travers l’Histoire, herodote.net, p.57.

[12] I. GREGOR, Les tribulations des femmes à travers l’Histoire, herodote.net, p.59.

[13] Informations consultées le 11 octobre 2019 sur le site https://www.franceinter.fr/culture/la-chasse-aux-sorcieres-la-face-cachee-de-la-renaissance

[14]

[15]N. THÉVENET,  Les femmes et la Révolution française, https://www.reseau-canope.fr/la-classe-loeuvre/fileadmin/user_upload/projets/musee935/MRF-DossierPed-FemmesRevol.pdf

[16] N. THÉVENET,  Les femmes et la Révolution française, https://www.reseau-canope.fr/la-classe-loeuvre/fileadmin/user_upload/projets/musee935/MRF-DossierPed-FemmesRevol.pdf, p.4.

[17] Informations consultées dans l’article, Les femmes ont (enfin) le droit de porter un pantalon

https://www.bfmtv.com/politique/femmes-ont-enfin-droit-porter-un-pantalon-439964.html

[18] Conférence : le féminisme ne sert plus à rien, p. 6 consulté le 10 octobre 2019 sur http://www.lepoissonsansbicyclette.be/wp-content/uploads/2018/04/180318-Ape%CC%81ro-le-fe%CC%81minisme-c%CC%A7a-sert-plus-a%CC%80-rien-.pdf

[19] Informations consultées le 4 septembre sur le site https://igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/emploi/plafond_de_verre

[20] Informations consultées le 4 septembre sur le site https://www.touteleurope.eu/actualite/le-droit-a-l-avortement-dans-l-ue.html

[21] Religions et droits des femmes : un combat éternel  Informations consultées le 4 septembre sur le site genreenaction.net/Religions-et-droits-des-femmes-un-eternel-combat.html

[22] Religions et droits des femmes : un combat éternel  Informations consultées le 4 septembre sur le site genreenaction.net/Religions-et-droits-des-femmes-un-eternel-combat.html

De quelques spécificités des « guerres de religion »

Dans le vaste débat contemporain sur les rapports entre religion et violence, beaucoup d’auteurs font appel à des arguments à connotation historique. Ils évoquent notamment les « guerres de religion » des 16e et 17e siècles pour tenter de comprendre et d’endiguer les violences actuelles. Certains spécialistes de la période se sont livrés à l’exercice, au-delà des raccourcis simplistes et des conclusions hâtives[1]. L’objectif de ces propos est d’approfondir leurs réflexions sur la nature et les spécificités des anciennes « guerres de religions », en interrogeant leur pertinence pour l’étude des conflits actuels.

Qu’est-ce qu’une « guerre de religion » ?

Il faut se garder d’appliquer le terme fort ambigu de « guerre de religion », qui renvoie à des notions connexes, elles aussi problématiques, telles « guerre sainte » ou « conflit de civilisation », de manière irréfléchie aux guerres contemporaines. Élie Barnavi définit la « guerre de religion » comme une guerre « où la dimension religieuse domine toutes les autres », mais cette définition élude une distinction importante à faire entre, d’une part, la religion comme cause de conflit et, d’autre part, la religion comme élément de légitimation de violences commises en son nom.

Les origines étymologiques de la notion de « guerre de religion », en français mais aussi dans d’autres langues européennes, remontent aux conflits à caractère confessionnel qui ont ravagé l’Europe aux 16e et 17e siècles. À cette époque, politique et religion étaient indissociables et ce serait un leurre de vouloir traiter séparément de l’une ou de l’autre. Quoiqu’il en soit, la violence religieuse jouait un rôle déterminant dans ces affrontements d’un type nouveau. Il s’agissait bel et bien de guerres à connotation religieuse : dire cela, ce n’est pas nier que d’autres facteurs, politiques, géostratégiques, sociaux ou économiques, y intervenaient également. C’est souligner le fait que les causes de ces conflits d’une part, et, surtout, les manières de les légitimer, d’autre part, étaient d’abord et avant tout de nature confessionnelle.

Des guerres d’une violence inouïe

Pour mieux saisir les spécificités de la « guerre de religion », il faut « écouter » les témoignages des contemporains, c’est-à-dire des hommes (et des femmes) du 16e siècle (et du 17e siècle) qui ont écrit sur elle… Le fait qu’ils ont donné de nouveaux noms aux conflits qui se sont déroulés sous leurs yeux, « Religionskrieg » et « guerre de religion » entre autres, est révélateur du caractère inédit de ces conflits. Pour eux, le rôle prédominant de la religion ne fait pas l’ombre d’un doute. Ils se savent confrontés à un phénomène nouveau, « inouï », « hors catégorie ». Et ils sont conscients du fait que les guerres dites « de religion » sont encore plus violentes, encore plus impitoyables que les autres guerres. Pourquoi ? Les explications d’Élie Barnavi sonnent juste : « La religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu’en la faisant ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui, par cela même, fait de leur cause un droit absolu ». Ces constats de grande cruauté se retrouvent dans beaucoup de témoignages d’époque.

Les « guerres de religion » sont des guerres sauvages dans lesquelles tout, ou presque, est encore permis. C’est aussi pour cette raison-là qu’elles sont si destructrices et si meurtrières. Elles touchent de près des populations entières, y compris des gens qui ne sont pas directement impliqués dans les combats mais qui doivent en supporter les retombées souvent catastrophiques. Ainsi, les ravages commis par des armées en déroute sont un véritable fléau des 16e et 17e siècles. Il en va de même pour les vols, usurpations, mises à feu, viols et autres violences perpétrées contre des civils. Peu de guerres ont donné lieu à autant de massacres, c’est-à-dire de tueries désordonnées et gratuites de non-combattants, que les guerres de religion.

 

 

Des violences fratricides et « de foule » portées par des peurs de « fin du monde »

Et puis, ces guerres sont par définition fratricides, ce qui renforce leur brutalité aux yeux des acteurs et des témoins. Dans les guerres dites « de religion », les ennemis ne sont pas, comme dans les croisades, des musulmans, des « infidèles » considérés comme étant sans foi ni loi ; ils sont chrétiens eux-mêmes, des chrétiens qui appartiennent à la mauvaise confession, qui sont d’effroyables « hérétiques » ou d’horribles « papistes », mais qui sont des chrétiens, tout de même. Cette caractéristique rend les guerres de religion plus difficiles à supporter, plus « cruelles » aux yeux des contemporains.

En effet, il ne s’agit pas de guerres contre l’« autre », le fondamentalement différent, facile à déshumaniser et à diaboliser. Ce sont plutôt des guerres contre le « même », contre des voisins avec lesquels on aurait tout intérêt à vivre en paix, contre des frères et des parents, au sens figuré, mais aussi parfois au sens propre du terme. Cette cruauté intrinsèque, due à la grande proximité et aux nombreuses ressemblances entre les adversaires, est particulièrement importante dans les guerres civiles, dans les guerres entre factions religieuses rivales d’un même pays, d’une même région, voire d’une même ville.

Le côté absolu de la religion devient destructeur lorsqu’il est combiné avec d’autres éléments et lorsqu’il s’épanouit dans un contexte propice à la brutalité. Natalie Zemon Davis, une historienne américaine qui a publié des études pionnières sur la violence pendant les guerres de religion françaises, a montré que le 16e siècle est déjà un siècle « de foules » et plus précisément de « violences de foule », de violences collectives difficiles à endiguer. Les liens entre actes de piété et actes de violence sont souvent très étroits, comme si les derniers participaient à part entière d’une cérémonie religieuse, d’un rituel sacré. Cette association est aussi fondée sur des croyances anciennes, ancrées dans les mentalités de l’époque, partagées par les catholiques et les protestants, sur les vertus purificatrices de la violence. Cette lecture, qui emprunte des concepts anthropologiques, permet de mieux comprendre comment des massacres de grande envergure et d’une exceptionnelle cruauté, tels les massacres de la Saint Barthélémy en août 1572, ont pu se dérouler dans des sociétés aussi policées, à première vue, que la société française.

Denis Crouzet a poussé encore plus loin l’étude des violences collectives pendant les guerres de religion françaises, dans un ouvrage monumental paru en 1990 qui porte un titre très parlant : Les guerriers de Dieu. À l’origine, il y a, selon lui, la « grande angoisse du châtiment divin » qui se répand en France à partir des années 1520, en d’autres termes des peurs apocalyptiques, de « fin du monde ». Selon lui, l’origine religieuse du conflit ne fait pas l’ombre d’un doute. En ce temps où l’on croyait à l’imminence de la fin du monde, il s’agissait de réinstaurer par tous les moyens la pureté du royaume. Le sens donné à la notion de pureté variant évidemment en fonction des camps, de nombreux rituels de violence étaient ainsi mis en place de part et d’autre.

Des guerres de propagande : rôle central de l’image

Les « guerres de religions » présentent une autre caractéristique qui rappelle les conflits de notre époque, à savoir le recours massif et constant à la propagande, au sens large du terme. En effet, dans ces conflits, les discours, sur soi et sur l’autre, jouent un rôle déterminant. Afin de convaincre du bien-fondé de conflits qui sont souvent des conflits fratricides, les systèmes de propagande mis en place par les belligérants doivent être performants, c’est-à-dire jouer sur des arguments extrêmes : dans les guerres de religion, l’ennemi fait l’objet de virulentes attaques par l’imprimé et par l’image qui visent à lui enlever sa dignité et son humanité, à le présenter comme une menace permanente, une caricature de l’erreur, voire comme l’incarnation suprême du « Mal ». La violence n’est pas uniquement sur les champs de bataille et sur les lieux de massacre, mais aussi dans les pamphlets et les livres, dans les harangues et les prêches, dans les gravures et les tableaux. Il s’agit de « guerres idéologiques sans merci » (selon l’expression de Georges Livet) dans lesquelles les combats par les armes classiques se doublent de combats d’idées, de combats par la parole, par le texte et par l’image.

En effet, les guerres de religion des 16e et 17e siècles se mènent aussi par les images. Rappelons l’importance des pratiques iconoclastes chez les protestants, les destructions massives, par vagues, d’œuvres d’art, de vitraux, de mobilier et d’objets de culte dans les églises et couvents. Ces attitudes sont portées par des aspects religieux, mais aussi par des raisons socio-économiques, ainsi que par des éléments relevant de l’anthropologie culturelle et de la psychologie sociale. Le recours à la propagande par l’image est incessant et il concerne tous les camps : dans les « guerres de religion », les gravures cherchant à abaisser, ridiculiser, dénoncer, diaboliser l’ennemi jouent un rôle central. Ces nouveaux supports de la propagande religieuse et politique connaissent une diffusion importante grâce à l’imprimerie, qui s’impose comme une technique de communication de masse aux 16e et 17e siècles, et par des relais de distribution multiples et variés.

 

 

Des guerres de propagande : l’âge d’or du pamphlet

La propagande par l’écrit se traduit par la multiplication d’ouvrages savants, de théologie par exemple, d’une influence certaine pendant ces conflits éminemment idéologiques que sont les guerres de religion. Mais les 16e et 17e siècles sont aussi et surtout des siècles du pamphlet, de la littérature de combat, très passionnée, d’une violence crasse. Luc Racaut, qui a étudié en profondeur les pamphlets catholiques français de l’époque des guerres de religion, a forgé à ce sujet le terme très parlant de « Hatred in Print », de « haine imprimée ». Il a notamment analysé certains thèmes et arguments récurrents de la polémique catholique contre les protestants dans la France de la deuxième moitié du 16e siècle : accusations de rébellion, c’est-à-dire de crime contre l’autorité légitime du prince et de crime contre l’ordre social ; accusations d’atteintes à la morale, au « bon ordre des choses » (les protestants sont présentés comme des « femmelettes », des « pervers », des gens qui veulent mettre le monde « à l’envers ») ; accusations d’infanticide, de massacres d’innocents et d’autres monstruosités. Loin de moi l’idée de faire des rapprochements douteux… Mais comment ne pas penser aux discours haineux, nourris de mensonges, de diffamations et de théories du complot, qui fleurissent de nos jours sur la toile, le world wide web qui contient tant de hate speech, d’appels à la haine contre les uns et les autres.

Ces quelques réflexions sur les guerres de religion d’il y a plusieurs siècles montrent que l’étude du passé, si elle ne permet pas de parallèles faciles aboutissant à des raccourcis simplistes, peut alimenter nos interrogations contemporaines de manière indirecte et stimulante.

Monique Weis
FNRS-ULB

[1] Voir surtout : Elie Barnavi & Anthony Rowley, Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe siècle, Perrin/Tempus, 2006 ; Denis Crouzet & Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, PUF, 2015.