Une occasion ratée
Nicole Decostre
L’avenir du cours de morale me préoccupe en tant que partisane inconditionnelle de la laïcité et de l’école officielle. Des discussions complexes ont lieu en Belgique pour savoir ce qu’on mettra dans un cours de citoyenneté. Cette semaine, elles ont abouti, comme souvent en Belgique, à un compromis : on maintient une heure de cours de morale et une heure de religion. Or le CEDEP avait proposé de donner deux heures de citoyenneté et de philosophie et de mettre les options religion/morale hors grille-horaire.
Est-il impensable, en Belgique, de laisser la religion (les religions) en dehors de l’école ? Comment se fait-il qu’une école sans religion soit inconcevable aux yeux de la majorité de nos concitoyens ? Le Luxembourg, pays pourtant catholique, remplace le cours de religion par l’éducation aux valeurs. J’entends dire, même par des laïques, que l’étude des religions est nécessaire pour comprendre et apprécier les arts médiévaux, par exemple. On a donc trouvé une parade : on parle du « fait religieux ». S’est-on demandé en quoi consiste ce « fait religieux » ? Qu’est-ce qu’un fait religieux ? Une croyance ? J’aurais pu comprendre qu’on parle du phénomène religieux qui pose effectivement beaucoup de questions : comment expliquer que toutes les civilisations de l’Histoire et du monde entier ont inventé des dieux pour expliquer l’origine du monde et la nature et tout ce qui les dépassait, et pour imaginer se prémunir de l’angoisse de la mort ? On parle aussi d’enseigner l’histoire des religions et de les comparer. Or l’enseignement des religions ne fait-il pas normalement partie du cours d’histoire ? La croyance et les rites sont évidemment liés à l’économie, au pouvoir politique, à la culture d’un peuple. D’autre part, comparer n’est-il pas un acte mental extrêmement complexe : tout est-il comparable ? Sur quels plans comparer ? Selon quels critères ?
En outre, une recherche continue, accompagnée d’une réelle communication et fondée sur une grande compétence constitue le seul moyen de lutter contre les dissensions idéologiques qui sont la cause de tellement de violences dans notre monde. Comme les problèmes religieux continuent à être une des principales motivations des conflits armés, du terrorisme, des épisodes suicidaires et génocidaires, la critique des croyances religieuses est l’un des principaux aspects de la critique du pouvoir.
Et je voudrais donner ici mon point de vue sur cette situation clownesque.
En réfléchissant un peu et en observant ce qu’il se passe autour de nous, nous pouvons prendre conscience du fait que nous sommes tous prisonniers. S’en rendre compte ne suffit pas : le problème, c’est surtout de comprendre ce qui nous emprisonne et de pouvoir briser ces liens. Est-ce de notre éducation que nous sommes prisonniers ? De la société où nous sommes nés, avec ses préjugés, ses traditions, son idéologie ? De l’appartenance à une religion sans l’avoir décidé ? Des mots que nous utilisons ?
Voici une petite anecdote : j’ai eu récemment l’occasion de participer à la conférence annuelle organisée à l’Université de Graz par Daniela Camhy, la directrice du Centre Autrichien de Philosophie pour Enfants, événement au cours duquel a été commémoré le trentième anniversaire de ce centre. Daniela Camhy a été formée à l’Université Montclair (New Jersey), à l’IAPC (Institute for the Advancement of Philosophy for Children) par Matthew Lipman lui-même dont elle est restée une fidèle disciple. Ses multiples activités – locales aussi bien qu’internationales – ont été évoquées, ainsi que les nombreuses difficultés qu’elle a dû surmonter pour se faire accepter par les pouvoirs publics et pour obtenir des financements. J’ajouterai que ce centre autrichien a depuis des années un lien privilégié avec notre asbl PhARE (Analyse, Recherche et Education en Philosophie pour Enfants). C’est ainsi qu’en 2012, PhARE a présenté Daniela pour le premier Prix Henri La Fontaine. Ce prix de 10.000 euros lui a été accordé par la Fondation Henri La Fontaine (président de l’époque : Pierre Galand) et le Mundaneum, et remis au Sénat par le Premier ministre d’alors, Elio Di Rupo, en présence de Stéphane Hessel et de nombreuses personnalités.
Je reviens à mon anecdote : la conférence avait pour titre général « Les Droits humains. La Philosophie comme mode de vie ». Et lors de l’accueil des participants, la veille de la conférence, Daniela Camhy a voulu constituer à l’improviste une « communauté de recherche », chère à Lipman, en réunissant quelques-uns de ses étudiants et les invités présents, dont j’étais. Pour respecter la méthodologie souhaitable, il aurait bien sûr fallu partir d’un texte ou autre document sur lequel se baser. Mais elle nous a demandé à brûle-pourpoint de nous exprimer sur ce que nous considérions être les droits humains. Les réactions ont d’abord été très timides. Elle nous a alors proposé d’intervenir sous forme de questions. Ce ne fut pas non plus très brillant… Or il s’agissait d’un groupe d’une quinzaine de personnes, des intellectuels, dont certains avaient nécessairement réfléchi au problème, du fait notamment qu’ils étaient invités à faire un exposé. Toujours est-il qu’après des tâtonnements à propos de la définition d’un droit, comme de celle de l’humain, comme des droits des enfants ou des animaux, le dialogue n’a pas réussi à devenir véritablement philosophique.
Si j’ai raconté cette anecdote c’est surtout pour montrer les pièges du langage : tout le monde a son idée sur les droits des enfants, sur ceux des animaux aussi bien que sur ceux des hommes et des femmes. Mais qu’en est-il en profondeur ? Comment tout cela est-il compris ? Qu’est-ce qu’on connaît des conceptions que se font à ce sujet – comme à d’autres – ceux et celles que nous côtoyons quotidiennement ? Comment, dès lors, pouvoir « vivre ensemble » dans un monde tellement pluriel ?
Les choses étant ce qu’elles sont, des problèmes se posent : quel sera le contenu de ce cours de citoyenneté et qui le donnera ?
A propos du contenu, je n’hésite pas à prôner le programme de Philosophie pour Enfants de Matthew Lipman, comportant plusieurs milliers de pages et constitué de romans accompagnés de manuels à l’usage des enseignants. Il faut bien préciser ici qu’il ne s’agit pas du tout de ces tentatives à la mode consistant à philosopher avec les enfants, mais d’un programme solide faisant des enfants des individus capables eux-mêmes d’une pensée d’excellence, qui soit critique, créative et vigilante. Les romans de Lipman abordent quasiment tous les problèmes que peuvent se poser les jeunes, à toutes les époques et sur tous les continents. Bien sûr, il ne s’agit nullement de suivre ce programme à la lettre : ce n’est certainement pas une bible et Lipman est véritablement un anti gourou. Je reste toutefois convaincue que sa méthodologie, le recours permanent au questionnement par le dialogue en communauté de recherche philosophique sont incontournables pour développer une pensée raisonnable, cohérente, ainsi que la capacité de juger. Si je suis la traductrice de plusieurs de ses ouvrages, loin de moi l’idée de ne me référer qu’à eux. D’autres spécialistes de la Philosophie pour Enfants (du Québec, d’Autriche, d’Afrique du Sud, de Corée du Sud, etc.) ont écrit, dans le même esprit, des romans, accompagnés eux aussi de manuels et peut-être parfois mieux adaptés aux circonstances locales. Un physicien australien, philosophe lipmanien sorti d’Oxford, Tim Sprod, dont j’ai traduit et publié chez De Boeck le livre Discussions in Science, (La Science dialoguée, préfacé par Philippe Busquin) a adapté la méthodologie de la Philosophie pour Enfants à l’étude de la science et aux problèmes qu’elle pose aujourd’hui (désintérêt de trop de jeunes pour les cours de sciences, méthodes scientifiques, défense de l’environnement, etc.).
Pour la formation à la citoyenneté, Mark, Recherche sociale (Peter Lang, 2009), est un outil qui a fait ses preuves. Cet ouvrage aborde les principaux problèmes de société. La communauté de recherche philosophique n’est pas un simulacre de démocratie : c’est une démocratie vivante et vécue, du libre-examen pratiqué (je me souviens qu’en son temps, Philippe Grollet avait lancé l’idée de créer une école du libre-examen…). Et pour l’éducation à l’éthique, Lisa, Recherche éthique (Peter Lang, 2011) permet la discussion ouverte des valeurs et non leur inculcation aveugle. Evidemment, pour bien utiliser ces ouvrages, une formation sérieuse est requise. Il en va de même pour les autres ouvrages de ce programme que je ne détaillerai pas ici et qui vont de la maternelle à la formation continuée.
Et voici où je veux en venir et pourquoi je parle d’occasion manquée. Pendant que des discussions semblent tourner en rond, que font les laïques ? Pas grand’ chose. Par contre, depuis plusieurs années, a lieu à l’université de Namur, à Vermont plus précisément, un séminaire international résidentiel de deux semaines, organisé à l’initiative de l’inspecteur de religion catholique et animé par Michel Sasseville, titulaire de la chaire de Philosophie pour Enfants au Québec, à l’Université Laval. Saluons l’intelligence prospective de cet inspecteur ! Y participent des philosophes, voire des théologiens. L’UCL est partie prenante. Et vu l’urgence sans doute, sont organisées par la même inspection catholique, des journées pendant « le congé d’automne » (sic !) 2015 pour les professeurs de religion et de morale, afin de les outiller en vue des emplois à conférer dans ce nouveau cours. Ceci leur donnera un avantage pédagogique.
Pendant qu’ici le débat s’enlise au détriment de l’essentiel, à savoir la qualité d’une réflexion critique et d’une pensée d’excellence pour tous (le meilleur antidote au fanatisme et à la manipulation), d’autres parties du monde sont en plein développement et méritent davantage de notre attention. En Corée du Sud, le Professeur Jinwhan Park, l’actuel président de PCYNAP (Philosphy for Children and Youth in Asia Pacific) dirige un centre important de Philosophie pour Enfants à l’Université de Jinju, et adapte ce programme à toute l’Asie. Des pays comme le Cambodge, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines comptent parmi les membres. Nombreux sont les intellectuels et les décideurs asiatiques qui comprennent l’importance d’une pensée critique/créative/vigilante pour construire un futur meilleur et permettre l’émergence d’une réelle liberté comme capacité. Ils ne font pas l’erreur comme certains d’entre nous de confondre culture et religion ! En Corée, il n’y a aucun cours de religion mais un cours d’éthique et de pensée critique, les parents (y compris les croyants) n’accepteraient pas du tout qu’on enseigne la religion (quelle religion ?) à leurs enfants. En 2011, une conférence Internationale de l’ICPIC (The International Council of Philosophical Inquiry With Children – dont je suis membre) a d’ailleurs été organisée en Corée du Sud, réunissant les meilleurs spécialistes et praticiens de la philosophie pour enfants du monde entier. C’est à cette occasion qu’Isabelle Jespers, nouvelle secrétaire générale de PhARE en remplacement de Marie-Pierre Grosjean, a été invitée pour donner des conférences et former des élèves et des professeurs à la méthodologie lipmanienne. Cet événement a d’ailleurs donné naissance à une collaboration de 5 ans entre PhARE et le centre Coréen de Philosophie pour Enfants.
Il y a quelques semaines, nous avons eu l’honneur de pouvoir inviter à notre tour le Professeur Jinwan Park en Belgique. Isabelle Jespers (notre secrétaire générale) a organisé dans ce cadre, avec grand succès, notamment auprès des parents, une journée de présentation et d’ateliers à l’Ecole européenne, et une matinée à l’Université de Gand : la VUB avait décliné l’offre !
Dès lors, nous, laïques, ne devrons pas nous étonner de voir que, quand toutes ces discussions oiseuses finiront, les gens qui seront prêts seront ceux qui ont suivi les formations pour lesquelles ils obtiennent un certificat. Les religieux sont unis, organisés, riches et intelligents, tandis que trop de laïques ne font pas front, sont tièdes et inconscients. Il est temps de se mettre sérieusement au travail et changer notre paradigme si nous ne voulons pas disparaître.
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