La clause de conscience, nouvelle arme des anti choix en matière d’IVG

Julie Papazoglou

juriste eu service Etude et Stratégie du CAL

Ces dernières années, une offensive concertée de groupes religieux et en particulier de l’Eglise catholique, est menée sur plusieurs continents pour tenter d’imposer un droit « général » ou « universel » à l’objection de conscience et de ce fait, contourner les lois auxquelles ils s’opposent. Cette généralisation de l’objection de conscience est particulièrement revendiquée en matière de droits sexuels et reproductifs (avortement et contraception), de droits des personnes LGBTI (mariage pour des personnes de même sexe, adoption et PMA) ainsi que pour la fin de vie et l’euthanasie.  Historiquement pourtant, le concept d’objection de conscience s’est développé essentiellement dans le cadre du service militaire obligatoire. En effet, était considérée comme objecteur de conscience la personne qui, refusant d’effectuer le service militaire, pouvait remplacer celui-ci par un service civil. En dévoyant le sens initial de l’objection de conscience et en l’assimilant au terme « clause de conscience », ces mouvements visent non pas à la désobéissance civile face à un ordre considéré comme illégal ou face à une obligation qu’ils estimeraient contraires à leur conviction, mais  plutôt à entraver le choix et/ou l’accès de certaines catégories de personnes (les femmes, les homosexuels, les personnes atteintes de maladies graves) à des droits ou des pratiques  pourtant légalement autorisées.

En Europe par exemple, les refus, par des médecins, de pratiquer une interruption de grossesse se sont multipliés ces dernières années entrainant la mort tragique de plusieurs femmes au sein même d’unités hospitalières.

La généralisation de ces refus est particulièrement préoccupante en Italie.  En effet, alors que la loi permet l’IVG, le recours à la clause de conscience est passé de 59 % en 2005 à 70 % en 2011. Dans le sud, plus de 80 % des gynécologues refusent de pratiquer des avortements. Le chiffre atteint 87 % en Sicile et même plus de 90 % dans la région de Rome, ce qui pose évidemment problème pour les femmes en demande d’IVG, mais également pour les médecins qui, pratiquant cette intervention, sont débordés[1]. L’Italie a d’ailleurs été condamnée à deux reprises, en 2013 et en 2016, par le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe pour défaut de garantir un droit effectif à l’avortement.

La clause de conscience dans la loi belge du 3 avril 1990 relative à l’interruption volontaire de grossesse

Le terme « clause de conscience » n’a pas de définition légale en Belgique. Il découle de la liberté de conscience et pourrait être défini comme la possibilité pour une personne de refuser de poser un acte qui serait contraire à sa conscience, pour des raisons morales ou religieuses.

Quant au code de déontologie médical, il précise qu’ «hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles ». [2]

Les articles 85 et 86 du même code abordent particulièrement la clause de conscience en matière de sexualité et de contraception. Ils stipulent que si le médecin estime ne pouvoir faire abstraction de ses opinions personnelles, il doit le laisser apparaître clairement et donner la possibilité à son patient de recourir aux avis et recommandations d’autres confrères. Dans les cas de pathologies maternelles ou fœtales, le premier devoir du médecin est d’informer complètement la patiente. Le médecin peut envisager ou être sollicité de réaliser une interruption de grossesse notamment dans le cadre de certaines dispositions légales. Dans tous les cas, le médecin est libre d’y prêter son concours. Il peut s’y refuser pour des motifs personnels (…)  Dans tous les cas, l’autonomie de la personne, et s’il échet du couple, doit être respectée. A cet effet, l’information complète et précise sur tous les aspects du problème médical et social ainsi que le consentement éclairé de la patiente doivent précéder toute décision médicale en ce domaine. L’interruption de grossesse doit se faire dans des institutions de soins disposant de l’infrastructure nécessaire pour que la sécurité et la continuité des soins soient garantie dans un environnement de soutien psychologique adéquat ».

Le code de déontologie médical conditionne donc de manière précise la manière dont le médecin peut faire application de sa clause de conscience. Une obligation de transparence et d’information complète vis à vis du patient est également imposée à celui-ci ainsi que le renvoi du patient vers d’autres confrères en cas de refus de procéder à l’intervention.

Rappelons que tous les médecins doivent se conformer au code sous peine de sanctions de l’ordre (avertissement, censure, réprimande, suspension du droit d’exercer l’art médical pendant un certain terme, radiation).

Pourtant, le libellé de la clause de conscience inscrit en 1990 dans la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse est nettement moins contraignant et s’écarte donc de celui du code de déontologie médical. En effet, fruit d’un compromis, l’article 350 du code pénal se limite à indiquer « qu’aucun médecin, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse. Le médecin sollicité est tenu d’informer l’intéressée, dès la première visite, de son refus d’intervention ».[3]

Nulle obligation ici de renvoyer le patient vers confrère ou une consœur qui pratique l’intervention, ni de limiter la clause aux médecins qui pratiquent l’acte, ni de l’interdire en cas d’urgence, ni d’informer le patient en toute transparence…

Aujourd’hui, les médecins sont donc confrontés à deux textes qui divergent sur un sujet qui mériterait une définition et un champ d’application sans équivoque.

D’autant que, selon la hiérarchie des normes, le texte de loi prime sur le code de déontologie médical ![4]

Le libellé actuel ouvre donc la voie à des dérives voire à des entraves volontaires. En effet, certains hôpitaux prévoient une clause de conscience pour toute l’institution hospitalière et conditionnent l’engagement des médecins au refus de pratiquer ce type d’intervention. A Malines par exemple, l’équipe de gestion du centre explique qu’ils ont fait le choix de ne pratiquer des IVG qu’en cas d’urgence médicale. Il en va de même aux CHU de Namur et  Dinant. Les IVG n’y sont pas pratiquées.  A l’accueil, les personnes en demande d’IVG sont priées de prendre contact avec un planning familial.

Dans d’autres institutions, des médecins pratiquant des IVG relatent qu’ils sont régulièrement confrontés à des membres du personnel (infirmier-e-s, anesthésistes), qui refusent de poser les actes préalables, mais nécessaires à l’IVG en invoquant leur clause de conscience.  Quand ils ne sous dosent pas les antidouleurs ou refusent l’occupation de lit.

A ce sujet, on peut regretter que la Belgique n’ait pas adopté de texte visant à sanctionner le délit d’entrave. A cet égard, l’exemple français est assez inspirant. La loi du 4 juillet 2001[5] relative à la contraception et à l’IVG  prévoit l’impossibilité pour les chefs de service des établissements publics de santé de s’opposer à ce que des IVG soient pratiquées  dans leur service. La clause de conscience ne peut donc pas être appliquée de manière collective

Enjeux et pistes

Pour éviter de tels abus, des limites devraient être définies et respectées par tous les praticiens de la santé.

Certains pays, comme la Suède, interdisent totalement le refus d’une IVG pour raison de  conscience. D’autres pays obligent le médecin qui ne veut pas en pratiquer à en informer la patiente lors du premier contact et à lui indiquer, dans les plus bref délais, un autre médecin qui acceptera l’intervention. À ces conditions minimales, on pourrait également ajouter l’interdiction de la clause de conscience collective dans des institutions ainsi que la restriction du refus aux seuls médecins qui posent l’acte, en excluant le personnel infirmier ou administratif. Il va de soi que le recours à la clause de conscience doit être interdit en cas d’urgence. Dans cet ordre d’idées, les conséquences du refus doivent reposer sur celui ou celle qui s’oppose à l’intervention et non sur les femmes. Pour illustrer ce point, précisons que dans certaines régions d’Angleterre, un numéro d’appel centralisé met directement les femmes en contact avec un médecin pratiquant des IVG. Cela permet d’éviter une confrontation culpabilisante avec le jugement moral d’un tiers sur cette décision profondément intime.

De fait, l’interprétation extensive de ce recours à la clause de conscience dans la loi de 1990 ainsi que cette focalisation sur l’IVG démontrent, qu’en Belgique, cet acte de santé publique est encore considéré avec suspicion, et que le droit à l’autodétermination des femmes reste soumis au jugement moral d’un tiers, fut-il médecin.

En conclusion, afin de garantir une application cohérente et balisée du recours à la clause de conscience, et pour éviter les contradictions entre les textes qui laissent libre cours à de possibles abus, il serait urgent et indispensable de supprimer la référence spécifique à la clause de conscience dans la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse. Le code de déontologie médical, qui en précise les modalités, suffit car il est d’application pour tous les actes médicaux, en ce compris l’IVG.

[1] En octobre 2016 en Sicile, une jeune femme de 32 ans décède de septicémie dans un hôpital de Sicile. Enceinte de 19 semaines de jumeaux dont l’un était en souffrance respiratoire, le médecin a refusé l’avortement thérapeutique tant qu’il pouvait entendre battre le cœur d’un des fœtus. Alors que la loi italienne lui permettait pourtant d’intervenir, le médecin a invoqué une clause de conscience. Un cas similaire s’est déroulé en Irlande en 2012 provoquant un léger aménagement de la loi.

[2] Article 28 du code de déontologie médical

[3] Article 350 du code pénal

[4] Rappelons que cette clause étant consacrée dans la loi du 3 avril 1990, elle prime sur le code qui n’a d’ailleurs toujours pas été transcrit dans un arrêté royal.

[5] Loi du 4 juillet relative à la contraception n°2001-588