La démocratie liquide

 Laurent Berger, 
Professeur de littérature française dans l’enseignement secondaire, poète

La tyrannie de l’individu contre les libertés individuelles

Un roi qui a tous les pouvoirs, puis un despote éclairé, et enfin, nous pourrions nous réjouir: un individu libre et souverain. Le maître est mort! Nous sommes libérés! En effet, nous pourrions considérer que nous sommes passés de la tyrannie d’un roi soleil, qui disposait d’un pouvoir absolu de droit de divin, à celle d’un individu parmi les autres, qui est devenu son propre roi et qui impose ses droits particuliers à tous. Les enseignants sont aux premières loges lorsqu’ils observent les enfants rois petits tyrans.

Chaque enfant impose son individualité et sa problématique si bien que l’autorité du professeur se trouve directement remise en cause. Je distingue bien l’autorité de la tyrannie. Cette distinction a été soulignée par Hannah Arendt, qui indiquait que celui qui a autorité est capable d’être l’auteur de quelque chose de nouveau. Ainsi, les caprices particuliers de chacun s’imposent contre toute création possible d’un élan nouveau qui pourrait changer réellement la société. Si bien que notre démocratie se trouve en quelque sorte arrêtée. Dans l’enseignement, les enseignants reçoivent des fiches individuelles leur demandant de s’adapter aux besoins spécifiques d’enfants qui présentent des profils
différents. Cette adaptation devrait être acceptée dans des classes de vingt-six élèves qui auraient chacun leur pathologie de notre époque : autisme, hyper activité… etc

La Boétie nous a enseigné que la servitude était volontaire. Jadis, les individus en tant que tels n’existaient quasiment pas, ils suivaient une institution extérieure telle que l’église, l’armée, la famille, la religion, la communauté. Voltaire, qui avait espéré qu’un despote puisse être éclairé, fut déçu par son ami Frédéric II. Aujourd’hui, plus personne ne peut éclairer personne, parce que chacun a son mot à dire, chacun a sa religion à défendre, chacun est responsable de tout et n’importe quoi. L’individualisme contemporain rend totalement l’individu incertain, instable, qui vit dans une société liquide, de l’immédiat. Une société qui a perdu le goût de l’avenir et qui ne gère plus que le présent. Les industriels sont aussi les nouveaux maîtres qui parviennent à ce que les individus acceptent leurs propres contraintes sous couvert de libertés illimitées. La Renaissance, en Occident, nous a accordé la naissance de l’individu. Progressivement, les libertés individuelles se sont développées. La Révolution française a mis fin à un système absolu
qui jusqu’alors était fondamentalement dominant. Aujourd’hui, les contraintes ne s’imposent plus tellement de l’extérieur, mais bien de l’individu lui-même, qui croit être libre, mais qui en fait ne l’est pas. A l’image de l’usage de la cigarette qui est un mode de consommation basée sur la liberté individuelle (je dispose comme je veux de mon corps). La cigarette est, en effet, un parfait exemple de la situation actuelle de notre démocratie qui s’illustre par le couple: liberté-esclavage. A cette contradiction, s’ajoutent des contraintes qui sont de plus en plus nombreuses, diverses, floues, changeantes. Par conséquent, il n’est pas étonnant que, devant cette flexibilité demandée aux individus, certains d’entre eux, régressent vers d’anciennes croyances, se retournent à nouveau vers des idéologies rassurantes qui mettent en péril notre démocratie.

La fragilisation des classes moyennes

D’où vient le progrès? Emerge-t-il du bas ou du haut? La haute bourgeoisie désire-t-elle vraiment éduquer, émanciper ou désire-t-elle conserver ses privilèges? J’ai souvent entendu prétendre que les classes populaires n’ont pas besoin de lire les grands auteurs et ce, par des gens qui disposaient des classiques dans leur bibliothèque. Ne soyons pas naïfs : l’école obligatoire a simplement permis d’éduquer afin de satisfaire les intérêts des industriels qui avaient besoin de main d’oeuvre. L’enseignement par les « compétences » est un leurre humaniste qui a pour objectif principal de placer les jeunes sur le marché de l’emploi. Seule, une minorité éclairée de la classe moyenne bourgeoise a aspiré à un
progrès social pour tous. Les premiers libéraux et socialistes de notre démocratie se sont entendus afin de défendre l’émancipation de tous. Mais cette classe est actuellement fragilisée pour des raisons économiques, elle pourrait même tendre à disparaître. L’écart entre le bas et le haut se creuse nettement, la distance se renforce. Dès lors,  l’émancipation qui proviendrait de cette classe moyenne vers les classes dites défavorisées s’estompe. D’une part, parce qu’une partie de cette classe aspire de plus en plus vers le haut en privilégiant un mode de vie basée sur la consommation et sur la dépendance à la suprématie de la technique qui met la science à son service et parce que l’autre partie
de la même classe tente de survivre en sauvegardant ses acquis sociaux. Ainsi, la classe moyenne n’a plus tellement le souci de l’émancipation des classes encore plus défavorisées qu’elle. Je me souviens de mes deux instituteurs qui avaient pu acheter un bien immobilier et qui avaient chacun leur voiture. Je me demande si cette opportunité économique serait encore possible pour eux en 2016.

Démocratie liquide

Les pratiques démocratiques solides sont en voie de disparition. Ce n’est pas un hasard si des individus s’attaquent avec violence aux symboles. L’exemple de l’assassinat d’une députée anglaise pro-européenne signale cette affirmation de la violence contre le dialogue, contre l’échange des idées et l’argumentation. Les enseignants observent chez certains jeunes une opacité à l’argumentation, ceux-ci confondent la croyance et la conviction. La croyance appartient à la pensée magique et la conviction appartient à la pensée rationnelle. Le relativisme culturel excessif sous l’apparence d’une tolérance liquide cache la domination des croyances individuelles qui sont entrées dans l’esprit marchand que
nous pouvons observer dans la love-langue commerciale. Toutes les croyances sont devenues respectables, similaires. La démocratie nage dans le politiquement correct et dans le tout se vaut. La terre est plate vaut bien la terre est ronde, au nom de la lutte contre toutes les discriminations possibles. J’ai souvent écrit que je préfère une société qui est interculturelle à une société multiculturelle médiatisée et gérée par les particularismes identitaires. La perspective universelle de la démocratie ou de la République sociale est une utopie qui n’est plus désirée. La logique du communautarisme séduit les défenseurs d’un vivre ensemble improbable qui sont en observation d’un laboratoire où les gens ne
font plus que vivre les uns à côté des autres, alors que la démocratie présente des exigences nettement plus courageuses comme celle d’agir ensemble pour construire une société meilleure. La pratique de l’interculturalité permet d’étudier ce qui existe de commun entre les hommes afin d’organiser les liens sociaux. En tant que socialiste libertaire, je défends ce point de vue. Mais je dois bien constater qu’il existe une réelle fracture à gauche entre les militants qui se bornent à défendre le droit à la différence, les droits des minorités pour en arriver à défendre le droit de quelques individus qui veulent imposer leur propre mode de vie à la majorité et les intellectuels de moins en moins nombreux qui espèrent encore trouver une part d’universalité dans ce qui fait sens en notre humanité.

Originellement paru dans ML 192

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