La démocratie est mal partie

 Merry Hermanus

« Là où il n’y a pas de conflits visibles, il n’y a pas de démocratie ! » (Montesquieu). François Mauriac écrivait dans son célèbre « bloc-notes » : « en politique tout va toujours mal »; en le paraphrasant, je dirais qu’en démocratie tout va toujours mal… le problème c’est qu’on ne le comprend pas ! En fait, quoi de plus normal dans un système démocratique que de contester les politiques menées, les uns sont pour, les autres sont contre, ceux qui restent sont contre tout ce qui est pour ! A mes yeux, rien de plus sain, rien de plus normal que ces contestations, même si souvent la mauvaise foi est l’ingrédient majeur de l’étrange mayonnaise politique.

Mais sait-on de quoi on parle quand on évoque la démocratie ? Je ne ferai pas injure aux lecteurs en rappelant la formule de ce bon vieux Winston ; bien plus représentative de la démocratie est sa glorieuse défaite aux élections de 1945 où il est, lui le dernier des lions, remplacé par Clément Attlee, dont le féroce fumeur de cigare disait « une voiture vide s’arrête devant le 10 Downing street, Attlee en descend. » Plus de deux millénaires plus tôt Périclès affirmait lui aussi qu’Athènes était une démocratie, il n’oubliait « que » les femmes consignées dans le gynécée dont elles ne sortiront en Belgique qu’en 1948, et les esclaves qui n’étaient que des « choses qui parlent ». Il y a donc un monde entre la démocratie formelle et la démocratie réelle telle qu’elle existe aujourd’hui. La démocratie en tant que système politique ne peut se réduire aux droits électoraux et au fonctionnement du parlementarisme. Il s’agit d’un ensemble beaucoup plus vaste, de pouvoirs et surtout de contre-pouvoirs, d’acteurs sociaux, de groupes d’opinions, ces éléments étant cimentés par des valeurs communes, là est l’essentiel. On l’oublie trop souvent, la démocratie n’est pas seulement la loi de la majorité, elle est avant tout la protection de la minorité !

Le Progrès et l’Avenir après Auschwitz.

Après la deuxième guerre mondiale, c’est ce système qui a été mis en place en Europe occidentale, constituant enfin une démocratie, certes imparfaite, mais permettant aux citoyens de disposer de droits et de protections jamais obtenues jusqu’alors. Liberté politique, liberté religieuse, liberté d’entreprendre, protections sociales étendues, accès à l’enseignement pour tous… la liste est longue ! Or, depuis une trentaine d’années ce système est en grand danger. Nos démocraties sont prises en étau, elles sont phagocytées d’une part par la mondialisation, la désindustrialisation, la financiarisation de l’économie, le chômage de masse et d’autre part remises en cause par ceux qui, ayant abandonné l’espoir d’un quelconque messianisme politique, exigent le retour à une religion moyenâgeuse. Je pense avec l’historienne Mona Ozouf que notre civilisation a perdu deux notions constitutives de ses valeurs, deux axes sans lesquelles notre système ne peut subsister, à savoir l’Avenir et le Progrès. Il est vrai qu’après Auschwitz, il fut difficile d’envisager ces concepts essentiels comme le faisaient naïvement les positivistes du XIXème siècle. Quand Victor Hugo écrivait « quand on ouvre une école, on ferme une prison », il ne pouvait imaginer que le peuple dont l’humanité entière encensait les philosophes allait mettre en oeuvre la solution finale. A cette première perte de confiance dans l’avenir s’est ajouté un discours eschatologique constitué de peurs millénaristes, de méfiance à l’égard du progrès, de doute sur le rôle de l’homme sur notre planète… le tout débouchant vers un très fructueux business de la peur. Un éphémère candidat écolo à la présidence de la république française proposa benoîtement de taxer le deuxième enfant des familles, jamais on avait été plus clair quant à la méfiance envers l’avenir, envers l’homme. Quant au sympathique René Dumont, lui aussi candidat à la présidentielle de… 1974, il buvait un verre d’eau à la télévision, expliquant que ce geste si simple ne pourrait plus être fait dans vingt ans ! Curieux qu’on ne rappelle jamais cette fausse prévision apocalyptique. Normal, elle n’est pas politiquement correcte, ne cadre pas avec la bien-pensance !

En 1991, le rêve communiste, qui depuis des lustres n’était plus qu’un atroce cauchemar, s’effondrait victime de ses mensonges, de son incapacité de donner un avenir aux peuples qui lui étaient, pour leur plus grand malheur, soumis. Certains, n’hésitant pas à écrire que l’humanité était arrivée à la fin de l’histoire, prédiction aussi étonnante que stupide. Nous rentrions dans une autre histoire, voilà tout ! « Nous allions être condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » comme l’écrit si justement François Furet dans son mémorable « Passé d’une illusion. » Pourtant beaucoup de ceux qui alors avaient perdu leurs certitudes, conservaient au creux de leur coeur de stimulantes illusions… Ne faut-il pas mieux en avoir plutôt que de sombrer dans l’absolue, stérile, morbide désespérance !

Confrontés à la déconfiture économique, à une courbe du chômage toujours ascendante, (1973, nonante-quatre mille chômeurs complets pour plus de cinq cent mille aujourd’hui) certains sont tentés de quitter les rives rassurantes des démocraties pour oser… autre chose. Philippe Moureaux, ministre d’état, caïd du PS bruxellois et fédéral, lançant il y a peu un groupe de réflexion n’hésita pas à se référer à Alain Badiou, philosophe de quatre-vingts ans, dernier thuriféraire de Mao, remettant en cause la démocratie telle que nous la connaissons. Inquiétant et symptomatique des errances d’une certaine gauche abandonnant le rouge pour le brun ; je ne peux m’empêcher de penser à propos du promoteur de ce groupe de réflexion à la phrase d’Arthur Koestler qui me semble particulièrement appropriée quand il dit : « le désir de faire de la politique est habituellement le signe d’une sorte de désordre de la personnalité et ce sont ceux qui ambitionnent le plus ardemment le pouvoir qui devraient en être le plus soigneusement à l’écart. » Populisme, démocratie d’opinion… démocratie d’émotion… démocratie d’illusion !

A l’autre bout du spectre a surgi un adversaire, de loin plus redoutable que les pathétiques enfants perdus du gauchisme, « maladie infantile du communisme » écrivait déjà ce « grand démocrate » Lénine. Je veux parler du populisme. Au pouvoir en Hongrie, en Pologne, aux portes des palais nationaux en Autriche, en France, présent dans le discours du candidat Trump, pire encore dans ceux de Nigel Farage et Boris Johnson qui, lors de la campagne du Brexit, n’hésitera pas à proclamer qu’en votant pour le retrait de la Grande-Bretagne de l’UE « les Anglaises auraient de plus gros seins et leurs maris pourraient s’acheter une plus grosse BMW. » Enorme mais vrai ! Oserais-je supposer que c’est à Eton ou à Oxford qu’une argumentation de cette qualité lui a été inculquée ? Le populisme, nouvelle formulation de ce vieux poujadisme, qui permit à Le Pen de se voir le plus jeune élu de la République dans les années cinquante, a donc refait, avec succès, sa réapparition. Le populisme, c’est votre chauffeur de taxi qui vocifère à propos de tout, satisfait de rien, qui trouve que tout va mal, que le temps est mauvais, que le prix des tomates est trop élevé, que les voiries sont mal entretenues, que les clients ne laissent pas de pourboire, tout… n’importe quoi ! Récriminations sur tout ! On reconnaît le vocabulaire de Trump ou de Beppe Grillo dont le parti dirige depuis quelques semaines deux grandes villes italiennes. De fait, comme l’écrivit récemment un politologue de l’ULB « nos vieilles démocraties craquent de partout. » Le pacte rousseauiste est ignoré par les uns, remis en question par les autres. Ici ou là, on évoque un parlement qui serait tiré au sort ou dont certains en seraient. On connaît déjà depuis longtemps les ASBL dont les membres, sans aucune légitimité démocratique élective, se sont auto instituées « pouvoir de contrôle de la démocratie » mais dont personne ne juge de la composition ; seule chose importante pour elles, obtenir des subsides permettant de faire vivre l’institution ainsi créée et, avec l’argent du contribuable, sans la moindre base légale, contester à
tout va les projets ou les réalisations des autorités publiques dûment élues.

Le rêve d’un roi

Je ne peux m’empêcher de me souvenir que l’un des grands rêves du Roi Baudouin Ier était de mettre sur pied un gouvernement de techniciens, ou de « douze hommes en colère » libéré du « boulet » parlementaire. Il ne manquait pas de suriner ce projet à ses visiteurs pendant quinze ans, certains l’écoutant d’une oreille intéressée, frappés sans doute du syndrome « De Man » qui en 1940, président du POB (ancêtre du PS), vira brutalement sa cuti, se lança tout de go dans la mise sur pied d’un régime fort, bien dans l’esprit du temps, tel que le souhaitait Léopold III… On sait comment l’entreprise se solda !

Le trône branla, la République pointa timidement le bout de son nez. On entend aussi parler de la suppression de ce qu’on appelle pudiquement les corps intermédiaires, qui bloqueraient les réformes empêchant notre société d’évoluer vers plus de compétitivité ! Bien voyons ! Mais c’est bien sûr ! Supprimons les syndicats, les organismes sociaux, replongeons avec délice (pas pour tous) dans un Etat du XIXème siècle, où l’accumulation primitive des richesses se pratique sans entrave, revenons à la politique du « renard libre dans le poulailler libre ». Réapparaît avec la vague populiste l’idée du référendum, le peuple le vrai, celui que Degrelle appelait « le pays réel » aurait ainsi voix au chapitre, il pourrait s’exprimer. Etonnant oubli de l’histoire, le référendum a toujours été une forme de plébiscite ; c’est le premier choix des dictatures, l’illusion jetée en épais brouillard aux yeux des citoyens pour leur faire croire qu’ils décident… enfin ! Rien de plus faux ! Le référendum, c’est l’émotion avant la raison, c’est l’exacerbation d’un présent mal compris, c’est un rugissement de colère qui masque une impuissance bien réelle, qui précède la captation du pouvoir par celui qui aura posé la question. Ainsi, si le sujet n’était pas aussi dramatique, on éclaterait de rire à la lecture de la question qui sera posé en octobre aux Hongrois sur l’immigration… impossible de répondre négativement à ce que souhaite Orban. Le récent référendum sur le Brexit démontre bien quelles ambiguïtés recèle cette pratique, de fait contraire à la démocratie. On objectera, on le fait toujours, l’exemple Suisse. Un leurre de plus, la Suisse compte vingt-six cantons dont certains ne sont habités que par quelques milliers d’habitants… et puis souvenons-nous que dans certains de ces sympathiques, fleuris et si propres cantons, les femmes, par référendum se sont vu refuser le droit de vote jusqu’il y a peu ! Dans le dernier des cantons, les femmes attendront 1990 pour pouvoir voter ! Les femmes turques votaient depuis 1923 !

Allemagne 1933 – Europe aujourd’hui !

N’en doutons pas, les mêmes causes produisent les mêmes effets, le chômage de masse, la perte de confiance dans l’avenir, la décrédibilisation du personnel politique, c’est Weimar 1933 ; cela pourrait être partout en Europe dans un futur proche. Sur cette toile de fond peu réjouissante, s’est ajoutée depuis une vingtaine d’années la mise en cause directe, brutale, sanglante des valeurs de notre civilisation. Le monde Arabe, longtemps humilié par une colonisation brutale, ayant quitté l’espérance communiste, ayant subi les dictatures nationalistes peintes aux couleurs d’un socialisme baasiste monstrueux, se lance à corps perdu dans une immersion religieuse moyenâgeuse, tournant le dos, non seulement à la modernité mais aussi aux apports fondamentaux de l’immense, prestigieuse civilisation musulmane. Mettant en cause globalement les valeurs de l’Occident, ces obscurantistes ont déclaré une guerre à tout ce qui ne se soumet pas à leur vision du monde. Ceux qui, pendant des années ont nié ce phénomène, ont nié le remplacement de la population de certains quartiers des villes européennes, ont nié le choc de civilisations qu’Huntington avait déjà conceptualisé dans les années nonante, ceux-là ont refusé de voir le réel, ce que Prévert appelle « les terrifiants pépins du réel. » Il est vrai qu’on perçoit moins bien le remplacement de la population à Woluwe-Saint-Pierre ou à Lasnes. Il en est cependant qui, marqués par une culpabilité postcoloniale, alliée à une haine de soi, sont prêts à se soumettre… de compromis en compromissions liquident une à une nos valeurs fondamentales… « La laïcité, à quoi bon en parler, elle n’existe pas vraiment en Belgique, elle ne figure pas dans la Constitution, l’égalité homme/femme… à quoi bon la mettre en avant alors même que des disparités économiques existent encore même en Belgique… le voile dans les services publics… mais pourquoi pas, chacun doit pouvoir exprimer librement sa foi, n’y a-t-il pas des femmes qui portent au cou une petite croix ! » Fil après fil, c’est la trame des valeurs, de nos valeurs conquises après des siècles de luttes contre l’obscurantisme, qui se déchire. Cela avec le consentement complice de ceux qui ne voient apparemment aucun inconvénient à faire d’un élu un Vice–Président du Parlement bruxellois alors qu’il participa à Anvers à une manifestation dont l’un des slogans était « les juifs dans le gaz »… vous avez dit Valeurs ! Voilà un exemple qui mieux qu’un long discours permet de comprendre pourquoi notre civilisation a perdu confiance en elle-même, en ses valeurs, voilà pourquoi le discours culpabilisant est aujourd’hui dominant.

Défendre… enfin nos valeurs.

La pire des choses, c’est la démocratie veule, celle de Munich qui trahit les démocraties, celle qui, par lâcheté, laisse crever la République espagnole de 1936… On sait le prix qu’il a fallu payer pour réparer ces dramatiques erreurs. L’histoire le démontre tragiquement, la démocratie molle est le chewing-gum de la dictature, elle la mâche, feint d’y prendre goût, mais le sucre ayant disparu, elle le crache au mieux dans le caniveau… ou elle le colle… sous un pupitre du Parlement bruxellois. Nous ne disposons pas de trente-six solutions. La seule qui vaille trouve son fondement dans une foi intransigeante en nos valeurs, dans la défense absolue des Droits de l’Homme et du citoyen, dans le refus catégorique de toute révision de ces droits, dans le respect d’une absolue égalité Homme/Femme, dans le respect de la laïcité. Notre démocratie doit être défendue parce qu’elle seule nous offre des droits, des libertés n’existant nulle part ailleurs… que certains, par bassesses électoralistes, sont prêts à brader. Rappelons-nous que dans les années trente, la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, les pays scandinaves ont résisté victorieusement à la vague fasciste. Si Degrelle avait 21 élus en 1936, il lui en restait 2 en 1939 ! Il s’agit aujourd’hui de résister comme Londres l’a fait en septembre 1940 sous les bombes allemandes, recourir à la résilience, sans jamais rien céder de nos libertés, sans rien admettre de ceux qui veulent transformer notre société, liquider nos valeurs… Et surtout, surtout, car là est notre avenir, grâce à un enseignement revalorisé tant au plan de ses moyens budgétaires, qu’au niveau de la rémunération des maîtres, permettre aux enfants d’aujourd’hui, citoyens de demain, de jeter sur le monde un regard instruit ! Ce sont ces regards instruits qui constitueront le rempart de la démocratie, le rempart de nos valeurs.

La vérité ! Ma vérité ! ce n’est rien de fixe, d’arrêté, de trop sûr de soi. Ce n’est que quelque chose qu’on cherche. Ce n’est qu’un grand chemin sur lequel marchent tous les hommes, d’un pas plus ou moins vif, plus ou moins alerte, plus ou moins sûr, mais c’est pour tous le même chemin depuis que l’homme est l’homme, à la conquête d’une petite lumière qui, soudain, l’éclairerait et résoudrait son destin. Ceux qui voient le plus clair marchent le mieux et sont les plus libres

C’est du moins ce que je crois. Nous ne faisons, pour la plupart, que les suivre. Ce que nous appelons notre vérité est fait de quelques rares choses que nous savons, mais d’un bien plus grand nombre que nous croyons seulement, et nous avons tout lieu d’être très humbles et sans arrogance. Le difficile est de garder courage dans ces incertitudes. Beaucoup se fatiguent sur le chemin et finissent par s’en remettre à des fables qui les consolent et leur paraissent tout arranger. C’est d’autant de perdu pour la recherche de la vérité. La mort est au bout pour tout le monde, il est vrai, et il peut sembler qu’il importe guère comment on a vécu, de quelle vaniteuse foi ou de quelle fantaisie on s’est contenté pour vivre et mourir plus tranquille, mais la mesure de notre dignité est sûrement de vouloir vivre dans la clarté, même si notre lucidité ne nous aide pas. Il faut accepter de penser que la vérité peut être triste, mais pour agir et travailler, et la rendre moins triste, croire, quoi qu’il en soit, que les lumières s’ajoutent aux lumières. Là est la grandeur de la vie, et la mort peut n’être qu’un gouffre de clarté où l’on finit par tomber.

Jean Guéhenno – Carnet du Vieil Ecrivain

Originellement paru dans ML 192

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