Quand des citoyens pallient le manque de solidarité des autorités

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

Croissance, compétitivité, marchés financiers, restrictions budgétaires, dividendes, d’un côté, justice sociale, respect de la dignité humaine, solidarité, de l’autre côté : les décideurs vont-ils arrêter d’ignorer ou d’occulter la réalité vécue par de nombreux citoyens en proie à la précarité ou à la pauvreté ? Ce qui n’est pas une fatalité. Reportage.

En deux ou trois ans, les files devant des épiceries sociales ou des centres de distributions gratuites de colis alimentaires se sont allongées. Il en est de même aux douches publiques, chauffoirs, bars à soupe, asiles de nuit…

Certaines personnes, les « bénéficiaires », y viennent en rasant les murs, la tête basse, le cœur en berne.

D’autres sont honteuses d’être considérées comme des rebuts, des exclues ou des ratées, et elles ne doivent surtout pas faire de vagues dans notre société d’hyper consumérisme où l’individualisme est érigé en dogme.

Au contraire, elles doivent fredonner Don’t worry, be happy de Bobby Mc Ferrin : « Si tu as des problèmes, si tu as des ennuis, que tu ne sais pas où reposer ta tête, que tu n’as pas d’argent…, il ne faut pas t’inquiéter, tu dois être heureux… »

Non-assistance

Pas facile d’être « indigent » sous le regard de technocrates, d’actionnaires, de bureaucrates, d’énarques, de politiciens, qui prétendent dicter leur mainmise sociétale à coups de restrictions budgétaires dans des secteurs essentiels (Santé physique et mentale, enseignement…), à grands renforts de délocalisations, de mondialisation, de politiques de rentabilité financière, de croissance, même d’industries polluantes, celles de la malbouffe et de la fabrication d’objets totalement inutiles, voire commander des actions policières pour faire respecter leurs décisions et mater les récalcitrants.

Certains discours politiques ne passent plus dans la population. Ainsi, prétendre que « la Défense est un moteur de relance et de développement économique » et que « nous ne devons pas négliger l’aide à apporter à notre population »[1], selon Ludivine Dedonder, ministre social-démocrate de la Défense belge, se révèle être, selon divers échos, une manipulation de l’opinion afin de justifier l’augmentation faramineuse du budget de l’armée au détriment de la Protection civile qui, elle, œuvre concrètement pour la population et non pour des lobbies de l’armement et des politiques militaristes.

Douteriez-vous de cette dernière considération ?

Je vous livre quelques propos de Bernard Arnault, homme d’affaires, entrepreneur, première fortune au classement mondial des milliardaires de Forbes[2], qui fut très clair quant à la mainmise sur les… politiciens : « L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité (…) Heureusement ! »[3]

Dès lors, inutile de demander à ces « grands patrons » de participer à un quelconque effort collectif (mantra politique), d’envisager une réelle régulation du commerce et un contrôle du flux des capitaux : priorité absolue aux dividendes des actionnaires et compétitivité oblige.

Paul Jorion, anthropologue et expert financier, déclara à lan01.org : « L’économie dirige, et on ne dirige plus l’économie. On fait passer la vie des choses bien avant la vie des gens, la vie des rétroviseurs avant celle des gens qui font les rétroviseurs », alors que John Maynard Keynes, économiste, écrivit dans L’Économie politique[4] sous le titre De l’autosuffisance nationale : « Les multinationales bénéficient de droits que les individus n’ont même pas ! Le monde financier serait capable d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes ! »

Si, de plus en plus de citoyens lambdas préfèrent que l’aide humanitaire prenne le pas sur la militarisation à outrance de notre société, en attendant ce vœu légitime, ce sont aussi des citoyens qui pallient les manques et les absences criards dans la gestion de cette précarité ou pauvreté par les autorités.

Des autorités que les tribunaux belges et la Cour européenne des droits humains ont d’ailleurs condamnées à de multiples reprises pour défaut d’assistance aux demandeurs d’asile, sans parler d’assignation en justice pour abus policiers avec la pratique de la nasse (encercler un groupe et empêcher une personne d’en sortir… malgré les injonctions à la dispersion) et l’absence de contrôle dans des cellules.

À présent, prenons la direction de plusieurs associations qui œuvrent au cœur de la précarité, qui, très souvent, se cache, alors que la solidarité, elle, est discrète. Trop, peut-être.

Au cœur de la précarité et de la solidarité

« L’immersion depuis plusieurs années dans le secteur d’aide à la population défavorisée, m’a réconcilié avec le genre humain », déclara Georges P., bénévole à la Croix-Rouge à Bruxelles.

Il expliqua son rôle :

« Lors de la première campagne de vaccination, j’avais été subjugué par l’accueil reçu au Centre qui était géré par la Croix-Rouge. Amabilité, serviabilité, réconfort auprès de certaines personnes apeurées ou perdues dans le dédale du circuit installé dans un immense complexe sportif.

J’ai aussitôt proposé mes services comme bénévole, j’ai été rapidement écolé et c’est comme ça que j’ai intégré une équipe où je fus accueilli les bras ouverts.

J’y ai passé des dizaines d’heures, puis, à la fermeture définitive du Centre, j’ai poursuivi dans une section locale avec la distribution de colis alimentaires aux « cabossés » de la société, comme je dis souvent.

Pour ce faire, j’ai reçu une formation complémentaire afin de gérer au mieux cette tâche.

J’ai vu défiler des familles soudainement plongées dans la précarité, voire la pauvreté, très souvent due par la perte d’emploi, la maladie, des événements personnels faisant basculer un parcours de vie qui était jusque là « normal ».

Les bénévoles ou volontaires sont connectés entre eux et cela permet d’être proactifs. C’est ce qui m’amena à rejoindre d’urgence une collègue d’une autre section lors de l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens à Bordet, au centre de Bruxelles.

À deux, nous nous sommes retrouvés devant des centaines de personnes qui, souvent étaient hébétées, choquées, déboussolées…

Elles attendaient, dans la rue, le passage devant le service de Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile).

Ma collègue et moi ne pouvions que leur offrir une bouteille d’eau, une viennoiserie aux enfants, tout cela apporté par quelques commerçants voisins.

Ce fut un véritable choc et une prise de conscience essentielle pour moi sur la réalité vécue par tous ces gens obligés de fuir leur toit.

Rapidement, d’autres bénévoles et des pros de l’aide d’urgence de la Croix-Rouge et d’autres associations, sont arrivés en masse. Cela a permis, je crois, que Fedasil puisse ouvrir en quelques jours le centre d’accueil du Heysel davantage adapté à cette situation exceptionnelle.

Ensuite, et encore à ce jour, une à deux fois par semaine, je participe à la distribution de colis alimentaires.

Plusieurs équipes sont coordonnées en ce sens : récupérations d’invendus, principalement des fruits et légumes, des produits laitiers, des pains et viennoiseries…, dans des grandes surfaces ou chez des commerçants, tout cela est trié en appliquant les strictes règles de l’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité alimentaire), ensuite il y a la conservation en fonction des dates de péremption et les distributions.

Je ne dois pas oublier de signaler les équipes qui font des maraudes en soirée « à la rencontre des sans-abris » pour offrir des aliments, des soins de base éventuels, du réconfort moral…, celles qui participent aux collectes de sang, qui gèrent des « vestiboutiques » ou boutiques solidaires et, bien entendu, les secours présents en préventive lors de manifestations ou qui interviennent à l’occasion d’accidents, de catastrophes…

Vous savez, quand l’un d’entre nous remet, avec le sourire, à un bénéficiaire son colis alimentaire et, parfois, un petit supplément sous forme de friandise, et qu’en retour vous avez des yeux qui s’embuent comme réponse, tout est dit… »

Depuis trente-cinq ans, il y a également sur le terrain de la précarité, les Restos Du Cœur médiatisés grâce à Coluche, leur fondateur emblématique.

Ici, outre l’aide alimentaire, il y a les aides au logement, aux soins de santé, à l’éducation, des Restos du Cœur Mobiles, un service juridique, un plan grand froid, l’aide d’un écrivain pour rédiger une lettre ou remplir un document…

Il y a une vingtaine de Restos du Cœur en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre.

Ben F., bénévole :

« Moi-même, j’ai bénéficié de l’aide dans un Resto du Cœur à une période de ma vie où j’avais perdu mon emploi. Maintenant que ça va mieux, à mon tour de soutenir ceux qui sont dans la m…

Je tente de les aider à vivre plus dignement, à leur dire qu’ils ne doivent pas avoir honte.

Vous savez, il n’a pas fallu de longs discours pour m’expliquer comment me comporter vis-à-vis de ces gens, puisque j’avais été l’un des leurs ! »

Delphine, une bénéficiaire accepta de parler :

« Depuis trois ans que je suis à la retraite et que je touche à peine de quoi payer un loyer pour avoir un toit afin de m’abriter et ne pas me retrouver à la rue, payer des soins de santé et des médicaments indispensables, car je suis diabétique, manger le strict minimum, souvent froid afin de ne pas consommer d’énergie, aller chercher Metro dans une station pour lire les infos et faire les mots croisés, car je ne peux plus m’offrir le luxe d’un magazine…, c’est devenu mon quotidien car chaque euro compte !

Là, il reste cinq jours avant que ma retraite soit versée, eh bien, il y a six euros dans ma poche…

Alors, comment faire pour survivre si je ne viens pas ici ? Et pourtant, j’ai beaucoup travaillé dans ma vie… » Elle n’en dira pas plus.

Une avant-soirée, en suivant C DANS L’AIR[5] sur France 5, j’ai entendu l’économiste Thomas Porcher, membre du Collectif « Les économistes atterrés », déclarer : « Les gens se disent de plus en plus délaissés, puisqu’il n’y a plus réellement de pouvoirs publics qui s’occupent d’eux, et, qu’heureusement, il y a la solidarité citoyenne. Eh bien, moi, je dis que cela me fait très peur d’entendre cela dans des pays aussi riches que les nôtres… »

Quelle égalité pour tous ?

Anne, septuagénaire, offre de son temps dans l’aide humanitaire depuis une décennie, lorsqu’elle fut mise à la retraite après une carrière d’enseignante. Elle cumula les expériences, tant en Belgique que dans divers pays africains.

Aujourd’hui, elle participe surtout à « tenir boutique » dans un Magasin du Monde en Wallonie.

« Il y a de plus en plus de gens précarisés, y compris parmi ceux qui ont un boulot, et un gouffre se creuse de manière gigantesque avec les nantis. Certains « nouveaux pauvres », comme on dit, ont vraiment l’impression que les riches leur prennent aussi de plus en plus de leurs maigres moyens pour faire leur fortune. Tout ça au nom d’une prétendue « justice sociale ». À vrai dire, ils leur prennent leur dignité.

Égalité ? C’est surtout une égalité pour les privilégiés du système. Un système qu’ils manipulent si bien à leur profit, oui !

Ici, en Wallonie, il y a une énorme et inquiétante détresse suicidaire, ai-je aussi entendu à la radio[6]. Oui, et après ? Qu’est-ce qui va changer, croyez-vous ? Qui au Parlement wallon, à la rue de la Loi, à la Commission européenne, se soucie de ces « nouveaux pauvres » ?

Des top managers gagnent des ponts « parce qu’ils ont des responsabilités », nous expliquent des politiques. Tiens ! L’ouvrier, comme l’un de mes fils, qui, dans une tranchée, en plein froid ou canicule, remplace une tuyauterie de gaz et la raccorde à tout un quartier, n’a-t-il pas une immense responsabilité ? Celle de ne pas faire sauter le quartier tout entier ?

Bon ! En attendant, si je donne l’impression de râler et de me révolter, et je ne suis pas la seule, je m’occupe un peu des autres quand même … »

La conscience vient au jour avec la révolte et dans cette dernière, l’être humain se dépasse en l’autre, écrivit Albert Camus, qui ajouta : « Je me révolte, donc nous sommes et ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. »

L’Homo economicus

« Ce qui m’effraie, c’est qu’on n’apprenne pas, qu’on ne transforme pas nos modes de vie, qu’on retourne à la bêtise, la courte vue de l’Homo economicus.

Si la pression ne vient pas de la société civile, des citoyens, le business as usual des politiques reprendra la main. D’autant que, pour peser, il y a la grande boîte noire des multinationales, leurs choix scandaleux et hors de contrôle.

Exemple : l’objectif des structures à l’hôpital n’est plus le soin, mais moins de lits, faire de l’activité cotée. »

Cynthia Fleury, professeure, titulaire de la Chaire « Humanité et Santé » au Conservatoire National des Arts et Métiers, France[7].

  1. 7dimanche, 29 janvier2023.
  2. 5 janvier 2023.
  3. Éditions Plon, 2000, in Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.
  4. Numéro de juillet 2006.
  5. 1er février 2023.
  6. « Chaque mois, des milliers de personnes en détresse suicidaire appellent à l’aide en Wallonie. » (La Libre Belgique, 1er février 2023). Trois raisons majeures confirment la situation alarmante de la santé mentale : les crises sanitaires, énergétiques et économiques.
  7. Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.
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