La Thaïlande, un « paradis gay »[1] ?
Mina Lopez Martin - ULB
Si votre chemin vous amène un jour à arpenter les rues de Bangkok, il se peut que par curiosité, désir ou mauvais sens d’orientation, vous découvriez Soi Cowboy, un « red light district » de la ville particulièrement apprécié par les touristes. Là-bas, peut-être ferez vous la rencontre de « ladyboys ». Cette terminologie, très rarement employée pour se référer aux femmes transgenres occidentales, semble pourtant largement usitée pour parler de femmes transgenres asiatiques, et plus encore lorsque celles-ci s’adonnent au travail du sexe. Ce terme entame sa circulation durant la guerre du Vietnam, lorsque les militaires américains en permission viennent se reposer sur les plages thaïlandaises et s’adonner à ce qu’il était commun pour eux d’appeler « I&I », intoxication and intercourse[2]. Si le marché du travail du sexe thaïlandais s’est d’abord adapté à la demande hétérosexuelle et binaire, les fantasmes des soldats sont rapidement venus se cristalliser autour de la figure de ce qu’ils nommèrent « ladyboy », ces personnes aux apparences féminines, possédant un sexe masculin. L’importante demande des troupes américaines engendra alors l’essor du marché du travail du sexe tel qu’il existe actuellement en Thaïlande. En effet, au fil du temps la Thaïlande est devenu un lieu largement investi par le tourisme sexuel[3], et plus particulièrement celui s’élaborant hors des cadres de l’hétérosexualité et de la binarité de genre.
Tourisme LGBT Friendly et réalités queers
Cette visible diversité des genres, amorcé par la marchandisation des corps transgenres, a permi à la Thaïlande de s’imposer en tant que destination touristique privilégiée par la communauté LGBTQIA+. Depuis les années quatre-vingt, le pays s’est spécialisé dans le tourisme LGBT Friendly. De nombreuses villes ont vu naître des bars, des hôtels et des activités destinés à cette comunauté, donnant alors l’image d’un pays particulièrement tolérant à leur égard. En 1980, le Spartacus International Gay Guide comptabilise 10 lieux destiné à la population gay en Thaïlande[4]. En 1991, plus d’une centaines de lieux y sont référencés[5]. Pourtant, en Thaïlande il reste illégal de changer administrativement de sexe, de se marier hors de l’hétérosexualité, ou de s’enroller dans l’armée si l’on est une personne transgenre[6]. Jusqu’en 2011, la transidentité y était considérée comme étant une « maladie mentale irréversible ». Aujourd’hui, il s’agirait d’un « trouble dans l’identité du genre ». Le contraste est suprenant. D’un côté, un univers touristique particulièrement animé par, et façonné pour, la communauté queer internationale. De l’autre, une réalité de la transidentité maintenue complexe par les schémas oppressifs et discrimants qui s’opèrent en Thaïlande.
« Les Khatoeys », un troisième sexe ?
Cette visible contradiction semble d’autant plus saillante lorsqu’elle est replacée dans l’histoire dont elle est le vestige. La Thaïlande n’a évidemment pas du attendre les troupes américaines pour voir exister diverses sexualités et identités de genre. Dès le quatorzième siècle, les moines bouddhistes marquent de leur plume l’existence des « Khatoeys »[7]. Les Khatoeys, généralement traduit en français comme étant le « troisième sexe », désignait initialement toutes les manières « autres » d’élaborer une sexualité et un rapport au genre. Il existait alors en Inde des « pouchaïs » – les femmes –, des « pouying » – les hommes – et des « khatoeys », c’est à dire toutes les personnes n’adoptant pas les codes des pouchaïs ou pouyings[8]. Était alors Khaoteys les femmes aux apparences masculines, les hommes effeminés, les personnes hermaphrodites, en sommes toutes les personnes qui n’adoptaient par les critères accordé à leur sexe biologique. Cette catégorie témoigne donc d’une particularité thaïlandaise, qui perçoit le genre, le sexe biologique et la sexualité sans forcément les distinguer, et sans qu’ils s’élaborent de manière binaire et obligatoirement hétérosexuelle.
Le Bouddhisme et les normes
Bien qu’existant depuis des millénaires, les Khatoeys ne semble pas jouir d’une grande acceptation au sein de la société thaïlandaise. Considérés par le bouddhisme comme étant le résultat d’un mauvais karma accumulé dans leurs vies précedentes[9], il était alors demander des Khatoeys qu’iels se « rattrappent » dans leur vie actuelle, en « sauvant la face »[10], c’est-à-dire en menant une vie respectable et dissimulée, afin d’honorer celles de leurs aînés et de leur ancêtres. Malgré ce déséquilibre karmique, l’identité Khatoey n’était ni jugée ni condamnée, contrairement à d’autres pratiques sexuelles tel que l’adultère ou le viol. Un « mauvais karma » ne résultaient donc pas forcément en un outrage aux normes sociales et morales.
Globalisation et criminalisation des identités
Durant l’ère coloniale, la Thaïlande ne fût jamais placée sous la tutelle d’un autre autre pays. Jamais colonisée, les manières d’être au monde thaïlandaises ont tout de même été bousculée par l’arrivée des colons dans les pays environnants. Ces derniers ont vu leurs normes se transformer pour correspondre aux modèles de penser et d’agir occidentaux, et la Thaïlande décida d’adopter certaines mesures similaires afin de s’adapter à ces transformations. En 1932, la Thaïlande se soulève sous l’impulsion de la révolution siamoise, et parvient à remplacer le système de la monarchie absolue qui régit le pays pour établir une monarchie constitutionnelle. Le nouveau gouvernement met alors en place de nouvelles lois, souhaitant transformer et « moderniser » le pays[11]. Il décide, à l’image des puissances coloniales qui s’imposent dans les pays frontaliers, d’interdire la pratique de la sodomie – loi qui ne sera jamais appliquée et abrogée en 1956[12] –, et institutionnalise également le mariage hétérosexuel, illégalisant de fait l’union homosexuel[13]. Comme en Occident, la transidentité y sera alors d’abord considérée comme une maladie mentale[14], avant d’être recentrée à réalité psychiatrique liée à une « dysphorie de genre ». La mise en vigueur de lois visant à réguler le genre et la sexualité non violente, une première en Thaïlande, témoigne de la circulation, et l’imposition, des identités et des normes hétérosexuelles et binaires coloniales[15]. Par la colonisation, puis par les circulations imposées par un monde globalisé, les puissances occidentales ont teinté le monde de leurs « connaissances » et de leurs « valeurs », déposant avec elles les traces des discriminations, des stéréotypes et des violences qui pré-existaient en leur sein. Les « normes » occidentales imposées lors de cette période sont aujourd’hui bien ancrée dans le quotidien thaïlandais, et ont participé à transformer, et à complexifier l’expérience de la sexualité et du genre.
- Mérieau, Eugénie. « « La Thaïlande est le paradis des lesbiennes, gays et transgenres. » », , Idées reçues sur la Thaïlande. sous la direction de Mérieau Eugénie. Le Cavalier Bleu, 2018, pp. 95-98. ↑
- En français : intoxication et rapport sexuel. Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p. ↑
- Roux, Sébastien. « No Money, No Honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est, N°27, 2011, pp. 198-201. ↑
- Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p. ↑
- ibid ↑
- Being LGBT in Asia : Country report, Programme de Développement des Nations-Unies, 2014. ↑
- Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174. ↑
- Roux, Sébastien. « « On m’a expliqué que je suis “gay” ». Tourisme, prostitution et circulation internationale des identités sexuelles », Autrepart, vol. 49, no. 1, 2009, pp. 31-45. ↑
- Jackson, Peter. « Male Homosexuality ans Transgenderism in the Thai Buddhist Tradition. Queer Dharma : Voices of Gay Buddhists », Gay Sunshine Press : San Fransisco, 1998. ↑
- Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174. ↑
- Ropert, Pierre. “Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ? » France culture, 2020. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th Edition. (DSM IV). American Psychiatric Association. Washington DC. ↑
- Poirier, Heidi, « L’influence de l’étau colonial sur les Kathoeys de la Thaïlande », Université de Montréal, Blogue sur l’Asie du Sud-Est, 2021. ↑
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