Rencontre avec un Compagnon du Tour de France

Pierre Guelff - FAML

Le Compagnonnage est d’actualité avec la restauration de Notre-Dame de Paris. Pour cette institution où la devise « La main est la prolongation de l’esprit » est particulièrement chérie, c’est une étape parmi d’autres.

Alexandre Decharneux est Compagnon menuisier du Devoir de Liberté, dit Brabançon Noble Cœur et il nous accorda un entretien en évoquant son parcours dans les arcanes de ce système de transmission d’un savoir-faire incomparable. Reportage

Le Compagnonnage est cet ensemble de travailleurs particuliers où la main et l’esprit se retrouvent en tout ou en partie dans la construction ou la réfection d’édifices et d’œuvres éparpillés sur toute la planète.

Quelques exemples parmi tant d’autres : pendentif du château d’Avignon, pont et grand théâtre de Bordeaux, hôtel de ville de Marseille, pont-canal d’Agen, la basilique de Saint-Maximin à La Sainte-Baume, les arènes, la Tour Magne, la porte de la Maison Carrée et le Temple de Diane à Nîmes, les grilles du chœur de la cathédrale d’Amiens, la coquille de la place du Palais à Montpellier, le front de mer du port d’Alger, la restauration de la statue de la Liberté à Ney York, le pont du Gard, la serrurerie de la machine de Marly par Louis le Liégeois, les grilles de la place Stanislas à Nancy, les flèches torses de l’église de la Chartreuse à Rouen, à Paris, l’opéra, la tour Eiffel, le pont Alexandre III et, bien entendu, Notre-Dame…

C’est à l’Espace Entrée Libre d’Etterbeek, qu’Alexandre Decharneux, commissaire de l’exposition « Le Compagnonnage » qui s’est déroulée durant l’été dernier, un événement culturel hors du commun par la présentation d’une dizaine de chefs-d’œuvre ou maquettes remarquables, nous accorda un entretien.

– Parlez-nous de votre formation, de votre itinéraire professionnel, de ce fameux Tour de France qui, contrairement à ce que d’aucuns croient, n’a aucun rapport avec le cyclisme…

– J’ai commencé ma formation il y a presque neuf ans en allant faire mon CAP en France dans un centre d’apprentissage des Compagnons du Tour de France[1]. J’y ai obtenu mon certificat d’aptitude professionnelle au bout de deux ans et ensuite je suis parti sur le Tour de France.

J’ai voyagé à Toulouse, Grenoble, Nantes, Paris…, j’ai eu la chance de rencontrer énormément de personnes durant ce parcours et d’apprendre le métier me permettant, à présent, d’être installé en Belgique (Frasnes-lez-Gosselies).

– Évoquez-nous davantage ce parcours initiatique et l’objectif de votre exposition bruxelloise.

– La journée, nous sommes salariés dans des entreprises et, le soir, il s’agit du « vrai » Compagnonnage, là où nous dessinons, construisons des maquettes, faisons des exercices, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre.

Certains d’eux sont exposés dans le but de les mettre à l’honneur après la Sainte-Anne qui vient de se dérouler fin juillet à Bruxelles.

Ce fut un événement historique puisque depuis cinq cents ans, jamais cette fête patronale n’était sortie de France.

Nous avons donc eu l’audace d’organiser cela et, pour en faire écho, nous tenions à réaliser une exposition afin de mettre l’accent sur ce centre d’apprentissage du Jura et de faire découvrir le Compagnonnage, ici, au cœur de l’Europe, car il n’a jamais réellement pu se développer au-dessus du nord de Paris.

Nous tentons progressivement de faire découvrir les belles valeurs que nous essayons de véhiculer à travers des métiers et des humains.

– Les légendes, les coutumes, les us sont-ils toujours d’application ? Par exemple, la Mère ? La Mère, en milieu compagnonnique, est la personne qui veille sur la vie intérieure de la Cayenne – Maison des Compagnons -, accueille, soutient moralement et est un éventuel lien avec les familles.

– Oui, nous avons les Mères dans nos sièges. Il y a la Mère chez les charpentiers, il y a la Mère chez les menuisiers. C’était la seule figure féminine dans le Compagnonnage, mais, à l’heure actuelle, le Tour de France s’est agrandi et les femmes y sont de plus en plus présentes.

Nous sommes très heureux de les accueillir, d’ailleurs.

L’année prochaine, je pense que nous pourrons recevoir les premières femmes Compagnonnes à la Fédération compagnonnique.

– Participez-vous au renouveau de la cathédrale de Paris ?

– Certains Compagnons y participent, effectivement. Si un Compagnon peut être salarié dans une entreprise ou artisan, pour ma part, j’ai eu l’occasion de travailler sur d’autres beaux monuments, puisque j’ai été chef d’atelier durant deux années dans l’entreprise consacrée aux Monuments historiques de Paris.

J’ai eu l’occasion d’aller à Matignon, à Versailles, à l’Élysée, dans divers endroits qui sont tout aussi beaux que Notre-Dame.

– Quel était votre rôle ? Restauration et/ou apporter quelque chose de nouveau avec un autre regard par rapport au Compagnonnage ancien ?

– Nous étions dans la restauration pure et dure et suivions les directives des architectes des Bâtiments de France, mais c’est vrai que nous intégrons des techniques modernes, on l’a vu avec des 3D qui ont été réalisées à l’occasion de Notre-Dame de Paris.

Ce sont des éléments-clés vers une ère de modernité. C’est tout l’enjeu du Compagnonnage : innover et faire perdurer nos traditions.

– Au-delà du métier, peut-on dire que le Compagnonnage est une École de Vie ?

– Tout-à-fait ! On apprend énormément quand on se trouve éloigné de sa famille, que l’on doit prendre ses responsabilités et vivre en communauté, découvrir ces aspects fraternels aussi.

On apprend à s’émanciper, à devenir des Hommes, au travers de ce fil conducteur qu’est toujours le métier.

– Le Tour de France pourrait-il devenir européen ?

– Le Compagnonnage a des points de chute dans d’autres pays. Ainsi, on a des Compagnons aux États-Unis, en Inde… Là où il y a un Compagnon, il peut y avoir des itinérants (étudiants dans le but de parfaire sa formation).

– La transmission s’opère donc au-delà de la France ?

– Oui, même si c’est encore au stade embryonnaire. En Belgique, le Compagnonnage est très peu connu, pourtant, cela peut être un moyen d’apprentissage incroyable en alternance.

Ainsi, on peut être à la fois salarié six semaines dans une entreprise, puis deux semaines en formation.

C’est quand même une belle arme pour se former professionnellement de manière concrète.

– Quel message souhaitez-vous passer à un jeune ? Au-delà des voyages, quelle différence y a-t-il entre l’école traditionnelle et le Compagnonnage ?

– C’est une question qui se pose souvent à l’itinérant, car c’est dur de partir de chez soi durant dix ans. C’est long ! Mais, c’est tellement formateur et quand on revient…

On part d’une église et d’un clocher et quand on revient, on les regarde tout-à-fait différemment !

C’est une expérience magnifique qu’il faut oser entreprendre et quand on l’a réalisée, on est vraiment content.

Tout l’enjeu pour les jeunes qui ont été reçus Compagnons, est de transmettre à leur tour.

On m’a expliqué ça la première fois que je suis parti sur le Tour de France.

À savoir ?

– Je voulais payer le plein d’essence au Compagnon qui m’amenait à mon premier patron. Il me dit : « Non, tu apprendras que dans le Compagnonnage, d’abord on reçoit, ensuite on donne. »

C’est tellement fort, c’est tout l’enjeu d’aujourd’hui et du futur : retransmettre ce que l’on nous a donné gratuitement !

Pays et patronymes

Pour compléter cette interview, il faut préciser que les Compagnons et Affiliés Menuisiers et Serruriers du Devoir de Liberté sont des « Enfants de Salomon », le rite du Devoir de Liberté ayant pour fondateur légendaire le roi Salomon dont le règne se serait étendu de 970 à 931 av. J-C.

Les Compagnons s’appellent entre eux « pays » et ont un patronyme compagnonnique constitué du nom de région ou province dont ils sont originaires et d’un trait de caractère.

Dans le cas d’Alexandre Decharneux : « Brabançon Noble Cœur ».

En Franc-Maçonnerie Opérative, considérée par des historiens comme la cousine du Compagnonnage, ce patronyme est aussi de mise au Rite Opératif de Salomon fondé dans les années 1970 au Grand Orient de France.

La différence fondamentale qui existe entre l’école technique et professionnelle classique et le Compagnonnage, peut donc se résumer en une seule phrase : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron » !

Dans le premier type d’enseignement cité, la théorie prédomine la pratique alors que l’apprentissage en milieu compagnonnique se caractérise à travers la déclaration d’Émile-le-Normand, Compagnon Passant Serrurier du Devoir : « Je bâtis pour les Hommes, je bâtis avec les Hommes et, ce qui se voit moins en faisant cela, je bâtis des Hommes. »

Photos 

Chef-d’œuvre compagnonnique (Photo Marie-Paule Peuteman)

Maquette compagnonnique (Photo Marie-Paule Peuteman)

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