Au plus c’est loin, au mieux j’me porte : une exclusion des pauvres toujours plus forte

Avril Forrest - FAML

Bruxelles, été 2022, il fait chaud, très chaud. On se promène dans les rues de la capitale et en regardant bien, on perçoit un homme, couché à côté d’un amas de sacs qui semblent contenir sa vie entière. Bon, ça arrive, il y en a plein des gens qui vivent dans la rue… En réalité, on ne les voit même plus vraiment. Alors on passe à côté sans réellement s’y intéresser, parfois on esquisse un bref sourire, parfois on donne une pièce et parfois on ne s’arrête pas, on marche droit et regardant devant soi.

Et si pour une fois on prenait cinq minutes pour parler d’eux ? Eux, les pauvres, les sans domiciles fixes et même les chômeurs, les demandeurs d’emplois, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Prenons cinq minutes pour essayer de comprendre ce que c’est que d’être pauvre en Belgique et ce que cela engendre comme discriminations dans leur quotidien. Cinq minutes pour faire le point sur les discours de haine qu’ils entendent régulièrement et les violences physiques qu’ils subissent couramment. Cinq minutes ou même six pour lever le voile sur la manière dont des gens, des citoyens, des collègues, des parents ou même des jeunes, se retrouvent coincés dans une situation de pauvreté, le tout en étant, bien souvent, stigmatisés, jugés, niés, déshumanisés et considérés comme responsables de ce qui leur arrive.

Alors, devenons-nous différents, dès lors que notre salaire glisse en dessous de la barre des 1.287€[1] ? Les “pauvres” sont-ils d’énormes assistés qui se la coulent douce en exploitant les aides sociales ? Les chômeurs, ces fainéants vivant de nos impôts tels la famille Kim dans le film “Parasite”, sont-ils des profiteurs lassés de chercher un travail (pourtant Dieu sait qu’il y en a du travail !) ? Ou peut-être se trompe-t-on de questions ?

D’où vient cette attitude hostile à l’égard des plus pauvres ? Depuis quand nos discours sont-ils aussi méprisants et dénués de compassion ?

On connaissait l’homophobie, la xénophobie ou encore l’islamophobie, désormais découvrons ce qui se cache derrière la pauvrophobie.

Nul besoin d’être un érudit, pour percevoir que dans pauvrophobie, il y a “pauvre” et “phobie”. En clair, on peut comprendre par là, une peur, un rejet des personnes pauvres, mais cela désigne aussi et surtout les discriminations vécues en raison d’une précarité sociale[2].

Dans son livre Aporofobia, el rechazo al pobre,[3] Adela Cortina explique que l’être humain a une tendance à ignorer ceux qui ne nous apportent aucun bénéfice, que notre cerveau, dû notamment à la mise en place de certaines politiques anti-pauvre, est pauvrophobe en quelque sorte. Ce concept, elle ne l’a pas inventé toute seule, on le retrouve dans un livre bien connu : la Bible. Etonnant ? Un peu, oui.

Et pourtant, dans ce “livre saint”, on peut y lire un verset qui développe également cette idée : “ On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a[4].” Il semblerait donc que nous fonctionnons via un principe d’échange, nous donnons dans le but de recevoir et, si l’on suit cette logique, certains pourraient se demander ce qu’une personne pauvre peut bien nous apporter comme bénéfices ?

C’est peut-être de là que provient la “source du problème”, on a du mal à comprendre ce que les pauvres pourraient offrir à nos sociétés et en découle alors une forme de rejet. Il se peut même que ce rejet ait lieu dans notre entourage, au sein de nos groupes d’amis parce que l’on n’est plus suffisamment à l’aise financièrement pour apporter une bouteille de vin lors d’un repas ou parce que nos galères bancaires et nos problèmes de chômage finissent par lasser nos hôtes. Finalement, la pauvreté engendre des discriminations entre les individus parce que chacun n’a pas forcément la liberté d’organiser sa vie comme il ou elle l’entend. C’est ce que défend Amartya Sen lorsqu’il explique que, selon lui, “la pauvreté n’est, au final, qu’un manque de liberté”[5].

Mais alors, ces pauvres, qui sont-ils et de quelles discriminations sont-ils victimes ?

Selon l’Office belge des statistiques : “Il s’agit des personnes vivant dans un ménage dont le revenu total disponible est inférieur au seuil de pauvreté, qui s’élève à 1.287€ par mois pour une personne isolée[6]”. En 2021, plus de 2 millions de Belges ont présenté un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, ce qui représente 19,3% de la population et 14,9% des familles vivaient en-dessous du seuil de pauvreté[7]. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène insignifiant.

Pourtant, malgré le nombre élevé de personnes se trouvant dans une situation précaire, les discours pauvrophobes ne sont pas moins présents et semblent même, au contraire, être de plus en plus libérés. C’est du moins ce que dénonce le projet “Pauvrophobie” coordonné par Forum-Bruxelles en 2018. Ayant pour but de révéler la manière dont notre société met en œuvre des politiques et des systèmes “anti-pauvres”, ce projet rapporte 85 idées reçues sur les pauvres, mis en scène de manière humoristique dans une mini-série de 10 épisodes[8]. Chacun des préjugés sur les pauvres est ensuite analysé par des économistes, des sociologues ou encore des directeurs d’entreprise. Jetons un coup d’œil à leurs mises au point sur le sujet.

Les chômeurs reviennent-ils cher à l’État ? Pas tout à fait. Il semblerait que, contrairement aux idées reçues, l’État ne dépenserait annuellement “que” 8 milliards d’euros pour les indemnités du chômage. Par contre, le financement annuel des pensions représente, quant à lui, un coût bien plus élevé puisqu’il s’élève à 42 milliards d’euros, correspondant ainsi à plus ou moins 10% de la richesse nationale.[9]

En réalité, notre système d’aide sociale n’est pas tout à fait équilibré dû, notamment, à un problème démographique. Une explication s’impose : la génération du baby-boom est aujourd’hui âgée et, grâce aux avancées technologiques et médicales, leur espérance de vie est plus longue que par le passé (hourra !). Notre pyramide des âges s’est donc transformée avec le temps en un cylindre des âges, posant ainsi d’importants problèmes dans l’équilibre des personnes actives et inactives de la population[10]. À cela, on peut ajouter le fait qu’en 2018, 40% des retraités vivaient en dessous du seuil de pauvreté et 10% d’entre-eux disposaient d’un revenu mensuel inférieur à 1000€. Une pareille situation peut en contraindre certains à demander de nouvelles aides sociales, pas uniquement sollicitées par les chômeurs.

Mais quand même, ils sont nombreux à rester au chômage ou au CPAS[11] pour toucher des sous en glandant chez eux,… Non ? Il y en a certainement, mais une aide financière suffit-elle à démotiver les gens à chercher du travail ? Le sociologue Esteban Martinez s’oppose à l’idée que les gens ne chercheraient, au final, un travail que pour des raisons financières. En ce sens, ce dernier explique qu’il n’y a pas que l’appât du gain qui motive les gens et développe que : “Le travail est également un moyen d’émancipation et un vecteur d’intégration sociale. Il permet de créer des liens et de contribuer à la production sociale. Ce sont, là aussi, les moteurs de la recherche d’emploi.”[12]

Finalement, sait-on comment fonctionne l’aide sociale dans notre pays ? Sans rentrer dans une multitude de détails compliqués, la principale mesure d’aide sociale provient du CPAS et assure la prestation d’un certain nombre de services sociaux comme l’aide au logement, financière ou encore l’aide médicale.

Au sein de ces différentes aides, il y a notamment le revenu d’intégration sociale (RIS) qui correspond au revenu minimum accordé par le CPAS à certaines personnes et sous certaines conditions : être majeur, être inscrit au registre de la population, être en possession d’un droit de séjour supérieur à trois mois, pouvoir prouver que l’on ne dispose pas des ressources nécessaires pour vivre et être disponible sur le marché de l’emploi.

Le fait est que beaucoup de personnes pouvant prétendre à cette aide ne le font pas. Souvent, les pauvres ne sont pas au courant de leurs droits, n’ont pas accès à internet ou même ne sont pas en capacité de se déplacer, ce qui les amène à ne pas faire les démarches nécessaires pour prétendre au RIS.

Bon, d’accord. Mais et les étrangers alors ? Ils viennent tout de même chez nous et profitent de la sécurité sociale en se tournant les pouces, non ? Et bien en réalité, le taux de participation au marché de l’emploi[13], est très proche entre les Belges et les ressortissants étrangers. En effet, en 2018 le taux de participation au marché de l’emploi s’élevait à 68,3% pour les Belges, contre 64,2% pour les ressortissants étrangers.[14] D’ailleurs, selon l’économiste Joël Machado, les étrangers contribuent fortement au bon fonctionnement de l’économie belge puisque ces derniers consomment et payent des impôts dont le montant dépasse les dépenses sociales qui leur sont versées. Selon le CPAS de Wallonie, plus de 70% des personnes exclues du droit de chômage pouvant réclamer une aide financière ne l’ont pas fait et seulement 4,2% d’étrangers vivant en Belgique bénéficient de l’aide sociale[15].

Oui, bon… Mais justement, le fait qu’ils soient si nombreux sur le marché de l’emploi, ça

montre bien qu’ ils prennent le travail des Belges!

Pour lors, ce n’est pas tout à fait exact. En Belgique, le chômage est à la fois élevé et continu, mais on constate que l’emploi a considérablement augmenté depuis 1980, puisque près d’un million d’emplois ont été créés. Seulement voilà, nombre de ces emplois sont assez précaires. Les temps-partiels, les contrats d’intérims ou les contrats à durée déterminée n’offrent pas forcément la sécurité nécessaire pour vivre au-dessus du seuil de pauvreté. Et justement, on constate que les étrangers occupent généralement les postes de travail plus vulnérables vers lesquels les Belges ne s’orientent pas. Nouria Ouali, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, explique que ce sont souvent des emplois difficiles, avec des horaires lourds et la plupart du temps, des emplois salissants[16].

Finalement, les étrangers occuperaient principalement des postes délaissés par les nationaux, alors de quoi se plaint-on ? Peut-être qu’il serait temps d’arrêter cette forme de concurrence malsaine entre les publics déjà en situation de précarité.

Des préjugés, des phrases toutes faites et des clichés sur les pauvres, il en existe beaucoup d’autres, il suffit d’aller taper les mots clefs dans la barre de recherche sur internet. Mais après avoir survolé le sujet, reste la question de comprendre pourquoi. Pourquoi l’être humain a-t-il cette “phobie” du pauvre ? Au-delà de certaines politiques, comment cette phobie se traduit-elle ?

“La clef de la haine réside dans celui qui hait, pas dans l’objet collectif de la haine.[17]

L’explication, ou en tous les cas, une partie de l’explication se trouve peut-être dans cette phrase. Les pauvres ne sont probablement pas rejetés pour qui ils sont, mais plutôt pour le fait d’appartenir à un groupe ; le groupe des pauvres. Les agressions ne sont pas dirigées contre “cette personne-là spécifiquement”, mais plutôt contre “tous les SDF qui trainent dans la ville” ou “l’ensemble des réfugiés qui vivent en Belgique”. En ce sens, Adela Cortina utilise une fable de La Fontaine pour illustrer ce fait. L’histoire a lieu autour d’un point d’eau autour duquel un agneau est en train de boire. Arrive un loup qui entame le dialogue en disant :

“Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Reprit l’Agneau, je tète encore ma mère.

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

Je n’en ai point.

C’est donc quelqu’un des tiens.”

En disant “c’est donc quelqu’un des tiens”, le loup démontre bien qu’il ne fait pas de distinction entre cet agneau qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu et qui ne lui a jamais fait de mal et les moutons qui ont pu lui causer du tort par le passé. Pour ce loup, c’est de l’ensemble des moutons dont il doit se venger. C’est un peu ça que l’on constate aussi avec les pauvres. Les agressions et les discriminations qui ont lieu ne sont pas dirigées explicitement envers ce pauvre–là, parce qu’il n’a pas réellement d’importance au final, mais elles ont lieu parce que les pauvres en général, de par de ce qu’on entend, ce qu’on nous a dit, nous dérangent. Et les plus pauvres des pauvres alors ?

SDF brûlés pendant la nuit, femmes vivant dans la rue violées, volées et frappées, agressions au couteau, insultes, humiliations, voilà ce qu’on peut lire dans un rapport de la National Coalition for the Homeless. Ce qu’on lit également, c’est que sur 261 SDF interrogés, 48% d’entre-eux se sont fait agresser, que 6 délits sur 10 ont lieu pendant la nuit, lorsque ceux-ci dorment et sont donc davantage vulnérables et que 97% des agressions sont commises par des hommes de moins de 40 ans[18].

Au-delà des agressions, des vols ou des violences verbales que subissent souvent les pauvres et les SDF, il existe une autre forme de moyen de rejeter davantage ceux qui sont déjà en marge de la société : les mécanismes anti-pauvres. Du mobilier urbain au paiement pour mendier, les mécanismes anti-pauvres n’ont visiblement pas de limite.

Les bancs avec accoudoirs pour empêcher quiconque de s’y coucher, les douches froides à l’entrée des parkings, les musiques qui tournent en boucle dans les métros ou encore les pics et poteaux devant les bâtiments, rien n’arrête la créativité dès lors qu’il faut imaginer comment chasser les plus précaires. Pour révéler tous ces stratagèmes, la Fondation Abbé Pierre a créé la “Cérémonie des Pics d’Or” visant à récompenser les pires dispositifs anti SDF installés un peu partout en France et à l’étranger et c’est assez effrayant de voir toutes les choses mises en place pour éloigner encore plus ceux qui se trouvent déjà en dehors de la société.

Mourir dans la rue, d’accord, mais mourir debout ! Stand up for your rights ![19]

Le sujet est vaste et il existe une multitude de conséquences de la pauvreté, mais notre but ici n’est pas de rédiger un rapport des plus complets. Notre but est simplement de faire prendre conscience des réalités de ceux que l’on a tendance à oublier. Plutôt que de nourrir les préjugés bien ancrés selon lesquels ce sont les pauvres qui posent problème à notre fonctionnement économique, que ce sont eux qui nous coûtent de l’argent, est-ce qu’on ne préférerait pas avoir un gouvernement qui cherche de réelles solutions pour lutter contre ce risque de précarité apparemment très présent ? Plutôt que de faire au plus simple en culpabilisant certains groupes sociaux, ne préférerions-nous pas avoir de réelles propositions pour combattre les fonctionnements favorisant les inégalités ?

Les pauvres ne sont pas identiques, il ne s’agit pas d’une seule et même entité problématique à laquelle il suffit de répondre par une seule et même réponse. Comprendre leurs parcours, leurs difficultés et leurs situations permettrait probablement d’apporter des solutions réellement adaptées aux besoins de ces personnes en situations de précarité.

  1. Une personne vivant seule est considérée comme pauvre si son revenu mensuel net est inférieur à 1.287 €
  2. ATD Quart Monde., Pauvrophobie : un nom pour dire non !, 2016, https://www.atd-quartmonde.fr/un-nom-pour-dire-non-pau
  3. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017 (Pauvrophobie, le rejet du pauvre)
  4. Matthieu, verset 13:12, cité dans la Bible
  5. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017
  6. Statbel., Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, 2022, https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale
  7. Greenpeace Belgium., Le cercle vicieux du climat et de la pauvreté, 2021, https://www.greenpeace.org/belgium/fr/blog/24281/le-cercle-vicieux-du-climat-et-de-la-pauvrete/
  8. Forum-Bruxelles., Pauvrophobie, 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/home/pauvrophobie-le-projet/
  9. Ibid.
  10. Forum-Bruxelles., profitent-ils du système ? 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/11/09/decryptage-profitent-ils-du-systeme/
  11. Centre Public d’Action Sociale
  12. Forum-Bruxelles., profitent-ils du système ? 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/11/09/decryptage-profitent-ils-du-systeme/
  13. A savoir la part de la population âgée entre 15 et 64 ans qui travaille ou est à la recherche d’un emploi.
  14. Forum-Bruxelles., Les étrangers et l’aide sociale, 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/09/09/je-suis-larticle-n-2/
  15. Ibid.
  16. Cornet, R., et Wavreille, A., Pauvrophobie: une encyclopédie pour comprendre la pauvreté au-delà des clichés, 2018, https://www.rtbf.be/article/pauvrophobie-une-encyclopedie-pour-comprendre-la-pauvrete-au-dela-des-cliches-10047784
  17. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017
  18. National Coalition for the Homeless, 20 years of hate, 2020, https://nationalhomeless.org/wp-content/uploads/2020/12/hate-crimes-2018-2019_web.pdf
  19. Blanche Gardin durant la première cérémonie des Pics d’Or de la Fondation Abbé Pierre en 2019.
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