Clichés, préjugés et réalité concrète
Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite
La tâche est immense face à la propagande militariste, aux clichés et préjugés racistes et populistes qui circulent comme des mantras, aux sournois ou virulents messages de haine distillés sur les réseaux sociaux de façon anonyme ou publiés par des personnes qui se cachent derrière des pseudonymes.
En compagnie de quelques centaines de pacifistes, j’ai marché entre Metz et Verdun aux côtés de Théodore Monod, scientifique, explorateur, humaniste, Cabu, Wolinski, Cavanna et Reiser, quatre membres de la rédaction de Charlie Hebdo, durant une semaine dans le cadre de la Marche internationale non violente pour la démilitarisation, en août 1976.
Notre itinéraire passait par les champs de bataille et les cimetières aux milliers de tombes et au gigantesque ossuaire de Douaumont, lieux sacrés où reposent tant de victimes de la Première guerre mondiale.
Nous étions allés leur rendre hommage, elles qui avaient été sacrifiées sur l’autel du business de l’industrie de l’armement et d’un nationalisme exacerbé, ce que nous dénoncions avec conviction.
À cette occasion, le futur ministre social-démocrate français de la Défense, Charles Hernu, nous traita de cohorte poussiéreuse enhaillonnée, alors que sur le parcours des membres de l’extrême droite et du SAC, le Service d’Action Civique, sorte de police parallèle chère au général de Gaulle et maintenue par ses partisans[1] durant quelques décennies, nous lançaient quolibets et insultes : « Poules mouillées », « Dégonflés », « Gonzesses »...
Cavanna expliqua cette agressivité par le fait que ces gens nous reprochaient de ne pas aimer tuer, que nous n’étions pas des hommes virils à leurs yeux et que les femmes qui marchaient avec nous devaient retourner à leurs casseroles !
Humanisme vs nationalisme
Si notre objectif relevait d’un humanisme incontestable, comme l’avait écrit à l’époque Isabelle Cabut[2], la femme du caricaturiste Cabu (abattu par le fanatisme religieux le 7 janvier 2015), ils se moquaient ouvertement de nos arguments. Pourtant, ils étaient simples à comprendre. Surtout à l’heure actuelle.
Étant donné que l’on pouvait admettre que cette marche n’abolirait pas la guerre et ne ferait pas de l’ombre à l’aura de l’armée dans la population, force aurait été de reconnaître qu’elle avait au moins le mérite d’attirer l’attention sur le refus des marcheurs et de ceux qui les soutenaient, tels René Dumont et Bernard Clavel, à cautionner l’ineptie de consacrer des budgets colossaux à l’armée dont le dessein est de préparer à la guerre, mais, surtout, que ces manifestants prônaient le dialogue et une véritable diplomatie ad hoc, des moyens davantage positifs que des ultimatums et des menaces larvées.
Ainsi, ces budgets auraient pu éviter des millions et des millions de morts, tout conflit se terminant nécessairement par un traité de paix ou un cessez-le-feu. Voyez Poutine qui commence, du bout des lèvres certes, à évoquer un arrêt des hostilités et aux pourparlers de stopper les hostilités à Gaza…
Autre argument de poids, tout cet argent dépensé à la destruction de l’humanité pouvait servir à combattre la précarité, même en Occident, et améliorer de manière faramineuse les soins de santé, l’enseignement, le sort des personnes âgées et handicapées…
Cet exemple de rejet de la non-violence est l’un parmi des multiples du genre. Même si, dans quelques cas, les arguments et actes pacifiques ont porté leurs fruits de manière historique.
Comme je l’ai dit au début de cet article, la tâche est donc immense face à la propagande, aux clichés et préjugés, aux sournois ou virulents messages distillés sur les réseaux sociaux.
Parfois, c’est exprimé avec subtilité pour faire comprendre que le pacifisme est ridicule, tel cet internaute qui partagea sur son mur Facebook qu’il aimait bien verser un verre d’eau dans l’océan en lui disant qu’à présent il était libre.
Référence faite implicitement à l’inutilité, selon lui, du discours pacifiste.
Ainsi, il est proposé les traditionnels synonymes d’antimilitariste, ceux de : philosophe, bon, doux, paisible…, mais on trouve aussi le terme pantouflard qui, pour le dictionnaire Larousse, signifie casanier.
Soit un personnage qui tient à ses habitudes et à ses manies.
Que de clichés ! Que de méconnaissance de cette technique de la non-violence rejetant, justement, la passivité et la soumission et n’ignorant ou n’évitant pas du tout les conflits pour autant, comme le définit l’ONU[3].
En prenant le temps de la réflexion, on se demande la raison de ce rejet du concept de la culture pacifique dans la société par rapport à un concept de violence et de mort qui, depuis des siècles, n’a montré et démontré que d’effroyables résultats.
À l’heure de l’intelligence artificielle (IA) et à celle des drones qui survolent et qui surveillent notre quotidien, de ces mêmes engins qui font de plus en plus de victimes pour des raisons militaires ou prétendument de sécurité, ai-je encore droit au chapitre quand j’évoque le pacifisme ?
Ai-je encore le droit d’évoquer les libertés fondamentales ? Est-ce que cela intéresse encore les gens ? Est-ce qu’ils savent que ces libertés existent ? Est-ce qu’ils perçoivent la nécessité absolue d’agir pour une société où ses dirigeants inclineraient à une politique davantage harmonieuse que l’hyper consumérisme dont ils font la pierre angulaire de l’économie ?
Que penser du ChatGPT ou chatbot IA (intelligence artificielle) spécialisé dans le dialogue ?
Ce robot conversationnel du numérique absolu (jusqu’à présent), a bien une lointaine origine militaire.
Elle date de 1966 et du projet Arpanet de nouvelles technologies destinées à l’usage militaire aux États-Unis.
Très naïvement, la société civile a cru qu’il s’agissait d’une technologie destinée au mieux-être et à une plus grande solidarité intergénérationnelle, cela sans la moindre frontière raciale, géographique, sociale et philosophique.
C’est un leurre planétaire, car c’est devenu une course au profit, un marché économique sans foi et très peu de lois, une mainmise sur des libertés essentielles.
En outre, c’est très subtilement enrobé pour enfumer les méninges des gens lambdas avec un vocabulaire qui a atteint son but : faire admettre et utiliser cette technologie sans rien connaître à son fonctionnement dans des termes connus des seuls initiés (web scraping, C/C++, C-sharp, frameworks, etc.)
Dans ce contexte, il est quand même angoissant de s’entendre dire qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme[4] et que, grâce à l’IA, des membres amputés repousseront.
Il est affolant de constater que cela est davantage pris au sérieux que le concept d’une société plus égalitaire ou celui d’une nouvelle société basée sur la décroissance et sur le discernement technologique.[5]
Toutes générations confondues, il y a des gens (trop peu nombreux, hélas) qui prennent conscience de la nécessité vitale de repenser le système dans lequel fonctionne la plupart des pays.
Pour eux, les théories philosophiques et pratiques de la non-violence semblent devenues des évidences et leur paraissent inéluctables.
Ils s’inscrivent en droite ligne dans les actions des Gandhi, Jean Jaurès, Henri David Thoreau, Rosa Luxemburg, Romain Roland, John Lennon, Jane Fonda, Nelson Mandela, Martin Luther King, Joan Baez, Greta Thunberg, Cédric Herrou…
Citons, aussi, tous ces anonymes qui s’engagent pour un monde meilleur, pour une société égalitaire, pour la justice sociale, pour le respect de l’environnement, ceux-là même qui véhiculent sur les réseaux sociaux la maxime qui prétend que si toutes les bombes étaient des graines, le monde mangerait à sa faim au lieu de courir à sa fin.
Actions concrètes
Dans cette optique, l’auteur de L’usure d’un monde – Une traversée de l’Iran, François-Henri Désérable[6], posa quand même la question de savoir si nous étions en présence d’un monde usé ou non.
Oui, dit-il, il l’est car la torture prédomine encore dans différentes situations, et non, spécifia-t-il, car la jeunesse tient ce monde usé, à bout de bras, dans l’espoir de le réparer.
La parole est une arme et le slogan Femme, vie, liberté fait trembler les rues iraniennes, expliqua-t-il encore.
Dans les pays occidentaux, la jeunesse se soulève également, mais pour un tout autre motif : celui de la lutte pour le climat.
Des actions se déclenchent donc à maints niveaux, certaines sont fortement médiatisées et aussitôt banalisées ou méchamment moquées.
Ainsi, lors de la remise des diplômes 2022, huit étudiants d’Agro Paris Tech prononcèrent un discours où ils déclarèrent refuser de servir les intérêts de l’industrie et du capitalisme mais qu’ils adhéraient aux valeurs environnementales.
Fidèles à leur déclaration, ils prirent un chemin totalement différent auquel l’école les destinait : apiculture, installation d’exploitations agricoles, élevage de brebis, maraîchage…
D’autres étudiants, dans des écoles d’ingénieurs, emboîtèrent leurs pas et refusèrent catégoriquement de travailler pour l’entreprise Total Énergies.
Une société qui, en désespoir de cause, se rendit sur un campus belge pour recruter du personnel, mais, là aussi, elle trouva des jeunes qui la contestèrent.
L’une des clés de la théorie non-violente est de constater que le pouvoir des dirigeants dépend du consentement des populations, d’où le dessein des activistes pacifistes à saper tout pouvoir abusif et non démocratique en refusant auxdits dirigeants le consentement et la coopération des masses.
À cet effet, des actions, parfois insoupçonnées, se révèlent être couronnées de francs succès jusqu’à faire tomber de leur piédestal des dictateurs, annihiler les ignominies de régimes politiques totalitaires et contrecarrer les turpitudes et manigances de populistes, mais, surtout, de redonner la dignité à des êtres humains à qui on l’avait usurpée.
Un engagement citoyen tellement nécessaire pour sauver la planète du désastre et, ne l’oublions pas, ce sont souvent des actions radicales, de préférence humanistes, qui font avancer l’Histoire[7].
Photos © Pierre Guelff
Une réalité au cœur de la Belgique, pays qui dépense des sommes faramineuses pour la guerre.
-
- Je n’utilise pas l’écriture inclusive parce que je la trouve trop compliquée à rédiger et qu’elle ne facilite pas la lecture, ce qui ne m’empêche pas du tout d’être pour une absolue parité femmes-hommes. ↑
- La Gueule Ouverte, numéro d’août 1976. ↑
- Journée internationale de la non-violence, 2 octobre. ↑
- Frédéric Jameson, critique littéraire américain dans L’Obs du 25 mai 2023. ↑
- Iain M. Banks, auteur écossais dans L’Obs du 25 mai 2023, ainsi que Julian Carrey, physicien et auteur de Sans pétrole et sans charbon, INSA, Toulouse. ↑
- Gallimard, 2023, dans Libé des 27, 28 et 29 mai 2023. ↑
- TMC, 16 novembre 2023. ↑
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !