Fraternité, je clame ton nom

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

À l’heure où l’on assiste à une recrudescence des idéologies nazies et fascistes, que le bruit des bottes est de plus en plus prégnant, que l’extrême droite est banalisée, voire, pour certains, assimilée à la démocratie par sa « dédiabolisation », que l’ultra individualisme supplante la notion de solidarité, il est urgent de clamer et de (re)mettre en pratique le concept de fraternité universelle. Reportage et témoignages.

Des cortèges où des slogans évoquent une « dictature » avec pour support visuel le sigle des SS ou la reproduction de l’étoile jaune portée par les juifs sur ordre des nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, ou, encore, la photo transformée de l’entrée du camp d’extermination d’Auschwitz dans le but de manipuler l’opinion, des temples maçonniques saccagés, des tombes de juifs profanées, des habitations d’élus démocrates vandalisées, des tags contre la communauté musulmane chaulés sur des mosquées et accompagnés de têtes de porcs fraîchement coupées, des insultes et des menaces de moins en moins anonymes balancées sur les réseaux sociaux à l’égard d’humanistes, de militants pacifistes, de défenseurs de la Nature, des journalistes, photographes et dessinateurs de presse maltraités, parfois assassinés…, telle est une inquiétante réalité qui va en s’amplifiant.

Saccage du temple maçonnique de Serrières (Photo JL G.)

Récemment, des juges enjoignirent des hooligans, supporters d’une équipe de football, qui avaient brandi et scandé des propos nazis, antisémites et racistes à l’égard de joueurs et supporters « adverses », de visiter le Fort de Breendonk afin qu’ils se rendent compte de la portée de leur comportement.

Pourquoi Breendonk ?

Ode à la résistance

Lorsque les visiteurs pénètrent sur le site du fort, leur regard se porte obligatoirement vers la droite, là où, depuis le 26 septembre 2021, est érigé le monument « Ode à la résistance » élevé à l’occasion du 75e anniversaire de la Confédération nationale des prisonniers politiques et ayants droit de Belgique, dont le but est que les sacrifices et souffrances de celles et ceux qui furent emprisonnés à Breendonk lors de la Seconde Guerre mondiale, ne soient jamais oubliés.

Ce grandiose monument, œuvre de l’artiste Tom Frantzen, représente une botte (la « Botte brune », synonyme de fascisme, entre autres) qui opprime les citoyens.

Sous elle, on distingue des gens abattus, dont une mère, son enfant et leur chien, d’autres enfants qui tentent de s’enfuir, un homme et son ami qui résistent, un autre qui tire sur ladite botte, alors que le dernier personnage, qui est parvenu à s’échapper, lâche une colombe, symbole de paix, de liberté et de fraternité.

Ce monument, est-il expliqué sur place, est « une ode universelle à la résistance et à l’opposition contre toute forme d’abus de pouvoir, de domination, de dictature, d’injustice et d’intolérance, mais c’est aussi un signe d’espoir, un message de citoyenneté, de tolérance et de respect à la jeune génération. »

Je ne cache pas que, lors de mon reportage, je fus submergé par l’émotion parfois doublée d’incompréhension quand j’assiste au « spectacle » de contemporains véhiculant des propos qui menèrent tant de citoyens démocrates dans ce lieu d’horreur inimaginable, sauf pour les nazis, les fascistes et leurs sbires, bien entendu.

J’ai parcouru cette masse de béton, ces lieux sordides où chaque mur transpire encore le martyre, la famine, les coups, les humiliations endurés par des centaines de juifs, de prisonniers politiques, de francs-maçons, de tziganes, de communistes, de résistants, de citoyens dénoncés pour être des démocrates, certains étant passés auparavant par les caves de la Gestapo à l’avenue Louise à Bruxelles (voir ci-après le témoignage de Franz Bridoux).

J’ai parcouru des dortoirs où ils étaient entassés par dizaines, de rares points d’eau, des toilettes communes, j’ai vu ces wagonnets qu’ils poussaient jusqu’à l’épuisement sur le chantier voisin et, surtout, ce wagon qui symbolise les trains à bestiaux changés en convois d’êtres humains dirigés de Breendonk vers les camps de concentration. Vers la mort pour la plupart.

Témoignages

Cependant, certains, très rares, ont échappé à la mort et témoignèrent de cette étape de Breendonk sur l’itinéraire vers Auschwitz, Dachau, Buchenwald…

Quelques témoignages sont diffusés sur place :

• Une prisonnière wallonne : « Pour se laver, c’était une situation très désagréable, car on ne pouvait pas se déshabiller devant les soldats qui nous regardaient. Nous avions un petit robinet à l’extérieur de la cellule en traversant un couloir, mais je ne peux vous dire précisément le chemin car nous portions une cagoule. On pouvait seulement l’enlever pour se laver le bout du nez et les avant-bras, alors vous vous rendez compte de la situation au bout de 3 ½ mois de détention…

Je me souviens d’une odeur de ciment mêlée à une odeur fétide, c’était insupportable.

Notre rôle fut de s’encourager mutuellement et quand quelqu’un s’affaissait, on essayait de le redresser.

On parlait beaucoup de nourriture dans cette cellule. Le nombre de recettes imaginaires que nous avons confectionnées fut incroyable, ce fut comme si on les mangeait ! »

• Un prisonnier bruxellois : « Les SS avaient mis des grands tonneaux à l’extérieur et le matin les prisonniers devaient aller s’y asseoir pour se libérer. C’était à coups de chicottes …

Deux à trois cents prisonniers en même temps et d’autres, comme moi, qui devions éparpiller leurs merdes sur le potager pour la bouffe des SS flamands… qui vivaient sur notre sueur. C’était inouï ce truc (pleurs)… »

• En 1940, Wilchar (1910-2005), peintre, affichiste, linograveur, anarchiste pacifiste, ses « bombes » étaient des toiles et gravures dénonçant les injustices.

Il avait échappé à la captivité et prit une part active dans la Résistance en créant le groupe d’artistes « Contact » qui publia le journal clandestin du Parti communiste, « Art et liberté ».

Le 2 avril 1943, il fut arrêté par les SS et détenu à Breendonk jusqu’au 27 mai 1943 sous le matricule 1939.

Il fut ensuite transféré à la Citadelle de Huy et y resta emprisonné jusqu’à la Libération.

Son témoignage recueilli à Breendonk : « Pour faire nos besoins dans la journée, c’était toujours une aventure. Des prisonniers faisaient ça la nuit et le matin le bidon (servant de pot de chambre) débordait.

Il y avait de la saleté et des excréments partout, dans tous les coins, les prisonniers sous les coups de chicotte et les ordres « Schnell ! Schnell ! » devaient nettoyer… »

Probablement trop ému à ce souvenir, l’enregistrement de Wilchar s’arrêta là : il était sorti très meurtri de sa captivité à Breendonk et, par la suite, la RTBF lui consacra un documentaire sous le titre évocateur de « Wilchar, les larmes noires.

Défendre la mémoire

Des magistrats préconisent la visite de Breendonk à certaines personnes qui affichent leurs convictions néonazies ou néofascistes.

C’est une initiative louable, selon moi, mais elle n’est encore que parcimonieuse et, aux quatre coins de la planète, le bruit des bottes se fait donc à nouveau entendre.

Des bottes prêtes à écraser tous ceux qui dérangent les régimes dictatoriaux, d’extrême droite, les complotistes et conspirationnistes, comme on le rappelle au Fort de Breendonk, là où il y eut 3.500 détenus, 184 fusillés, 23 pendus et une centaine de morts des suites de mauvais traitements, de torture et d’épuisement.

Des êtres humains qui y ont souffert pour que nous puissions vivre libres.

Franz Bridoux, victime des nazis à l’âge de 20 ans (Photo L.D.)

En 1943, Franz Bridoux (1924 -2017) avait 20 ans et était membre de la section du Front de l’Indépendance du Rassemblement National de la Jeunesse, militait dans la presse clandestine, lorsqu’il fut pris dans une série d’arrestations en cascade.

Après avoir transité par les caves aux tortures de la Gestapo à Bruxelles, il se retrouva dans le camp d’Esterwegen et assista à la création de la Loge « Liberté Chérie » dans le baraquement n°6 du Camp de concentration Ermslandlager VII d’Esterwegen, réunions maçonniques qui se déroulaient dans la plus grande clandestinité.

Lors de la « Marche de la mort », il put s’enfuir et, à chaque fois que nous en parlions, cet homme profondément humaniste racontait cet épisode qui marqua de son empreinte mon esprit à tout jamais :

« Quelques-uns d’entre nous ont réussi à s’échapper du convoi grâce à un fermier allemand qui nous a hébergés en prenant un risque considérable pour lui-même et sa famille.

C’est pourquoi je ne cesse de clamer que nous n’avons pas combattu les Allemands, mais les nazis !

Dans la résistance, les uns combattaient les ‘‘boches’’ pour défendre la Patrie, les autres se battaient contre les nazis pour sauver la Liberté. »

Comme Robert Badinter, homme politique, juriste et essayiste français, principalement connu pour son combat contre la peine de mort, dont il obtint l’abolition en 1981, il clamait sans relâche que : « Défendre la mémoire, c’est surtout ne pas se laisser enterrer par celle-ci. »

Une autre victime du nazisme passée par les caves de la Gestapo à Bruxelles, fut Rosa Ehrlich (1921-2013), réfugiée allemande en Belgique avec ses parents. Durant l’Occupation, elle s’engagea dans la résistance et en juillet 1943 fut arrêtée sur dénonciation pour avoir distribué des journaux clandestins.

Envoyée au camp de Malines[1], puis déportée dans celui d’Auschwitz-Birkenau avec le vingt-quatrième convoi d’avril 1944, elle y subit les violences et traitements inhumains infligés par le docteur Mengele (1911-1979), criminel de guerre, actif dans la Shoah, qui effectuait des expérimentations médicales souvent mortelles sur des détenus (amputations inutiles, infections volontaires par le typhus, injections chimiques dans les yeux pour modifier leur couleur…)

Après la guerre, il fuit au Brésil et ne fut jamais jugé pour ses multiples crimes.

Quant à Rosa Ehrlich, elle survit durant trois jours à la terrifiante Marche de la mort et rejoignit le camp de Bergen-Belsen, d’où elle fut libérée le 15 avril par les soldats anglais.

De retour à Bruxelles, elle constata que toute sa famille avait disparu.

Elle épousa Maurice Goldstein (1922-1996), médecin, résistant, rescapé d’Auschwitz et, à deux, ils créèrent la Fondation Auschwitz afin de pérenniser le devoir de mémoire, lutter contre toute forme de nationalisme et de racisme.

Souvent, je corrobore ces faits historiques par des propos d’Albert Camus (1913-1960), Prix Nobel de Littérature, qui fut un résistant très actif lors de la Seconde Guerre mondiale dans son rôle de journaliste engagé à Combat : « Le fascisme, c’est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles. »

Terminons-en avec ces gens qui arborent des signes rappelant les heures très sombres de l’Humanité par un extrait de l’article de Jean-Paul Marthoz, journaliste et essayiste[1] : « Le ‘‘oui mais’’ appartient à la famille rhétorique des fausses équivalences. Comme celle, indigne, qui conduit aujourd’hui des manifestants antivaccin à afficher l’étoile jaune pour dénoncer la ‘‘dictature sanitaire’’. Sauf, comme le soulignait Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès : ‘‘ L’étoile jaune menait tout droit ceux qui la portaient, et ceux qui refusaient de la porter, dans les camps de la mort.’’ »

Liberté, j’écris ton nom

« (…) Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

(…) Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté. »

Paul Éluard (1895-1952)

Extraits de Poésie et vérité 1942 (recueil clandestin) – Au rendez-vous allemand (1945, Les Editions de Minuit)

Breendonk : (Photos Marie-Paule Peuteman)

  1. La caserne Dossin à Malines fut un autre lieu d’horreur où étaient « triés » des Juifs et des Tziganes. Sur quelque 26.000 déportés passés par Malines, seulement 1.200 survécurent. Un musée et un centre de documentation sur l’Holocauste jouxtent la caserne.
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