Le philosophe et la chouette
Benjamin Sablain - Journaliste
La chouette est un animal de proie de la famille des strigidés. Il ne faut pas les confondre avec les hiboux, dont les oreilles sont ornées d’aigrettes, petites touffes de plumes qui leur donne cet air sévère de professeur pointilleux. Rapace nocturne, la chouette se nourrit principalement de petits mammifères et oiseaux, de serpents et d’insectes. Elle est dotée d’une ouïe très fine ainsi que d’une vision nocturne exceptionnelle qui lui permet de localiser précisément ses proies. Ces capacités perceptives hors-du-commun en font un prédateur redoutable. Il en existe environ deux cents espèces. On compte ainsi la très connue chouette effraie, avec sa face en cœur si caractéristique, la très élégante chouette Harfang, avec son magnifique plumage surmonté de deux superbes yeux, ou encore la discrète chouette hulotte et son hululement si caractéristique.
Cependant, ce que l’on manque de noter, ce sont toutes les sortes de chouettes qui peuplent l’imaginaire mondial et la place centrale qu’elle a acquise pour des organismes laïques. La raison de cette connivence tient à son attribution à Athéna, déesse de la sagesse, prenant alors les traits de la minuscule chouette chevêche. Également, Athéna évoque Athènes, l’académie de Platon, le lycée d’Aristote, les dialogues de Socrate sur les chemins de la Grèce antique, tout ce qui a posé les bases d’une rationalité occidentale en rupture avec le religieux (qu’il soit polythéiste, comme il l’était durant cette ère reculée, ou monothéiste) et ouverte au libre examen. Mais, peut-être qu’un autre regard, plus nuancé, est possible. La chouette est peut-être le signe de choses bien plus complexes, comme Giordano Bruno derrière le symbole de la lutte contre une religiosité mortifère.
Comme la chouette, Giordano Bruno avait un regard chevêche sur la réalité, que ce soit à travers sa pensée politique aux allures machiavéliennes (L’expulsion de la bête triomphante), sa pensée métaphysique (le De la cause, de l’un et du principe), ou encore sa si particulière théorie de la connaissance (Les Fureurs héroïques). Son regard était si perçant qu’il a anticipé de nombreuses conceptions élaborées tout du long de la philosophie allemande et au-delà. Il fait ainsi penser à Kant, pour avoir élaboré des siècles auparavant un schématisme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui du philosophe allemand. Sa conception du Dieu comme nature est très proche de la version que Spinoza élaborera et, à sa suite, celle de Schelling. Sa philosophie de l’histoire ramène quant à elle à Hegel. Plus avant, il est également possible d’y trouver des élaborations philosophiques qui feront indéniablement penser à Heidegger. Enfin et surtout, son style fougueux qui culmine dans ses œuvres en italien, un véritable bijou de littérature, rappelleront sans le moindre doute Nietzsche, celui-là même qui clamait préférer les climats secs italiens aux climats marécageux de ses prédécesseurs et compatriotes. Sans nul doute que Nietzsche pensait à cet ensemble de penseurs qui comprenait la si saine philosophie de Pic de la Mirandole, la philosophie lorgnant vers l’antiquité d’un certain Marcile Ficin et bien sûr son ténébreux continuateur Giordano Bruno.
Comme la chouette, ce dernier avait un sens aigu pour repérer sa proie, l’enserrer entre ses griffes conceptuelles et les saisir tant à vif qu’il ne laissait à ses successeurs que des bouts de viande n’ayant plus leur fraicheur première (puisque déjà passé par là). Comme le célèbre philosophe italien, la chouette trouve sa subsistance dans les marges de la vie nocturne. Toutefois, si la chouette est pour sa part un animal sédentaire malgré son vol vif qui ne laisse aucune chance au malheureux mulot de passage, les ailes de Giordano Bruno le menèrent à travers toute l’Europe. Après avoir été bani pour hérésie de son monastère dominicain à Nola, il voyage à Chambéry, puis à Genève, puis même à Paris où il rejoignit la cour d’Henri III ! Nuccio Ordine, spécialiste du philosophe, raconte pour sa part que cette étape expliquerait un certain attrait pour l’œuvre de Ronsard… Toutefois, cette hypothèse mise à part, ce n’est pas à Paris que son œuvre littéraire et philosophique s’épanouit, mais bien à Londres, dans ses œuvres en italien mêlant prose, poésie et dialogues. Les titres on ne peut plus baroques témoignent de l’élan qui le portait alors : « le banquet des cendres », « l’expulsion de la bête triomphante », « Des fureurs héroïques » et d’autres encore. Malheureusement, coutumier de ne pas tenir sa langue dans sa poche, il se brouilla avec ses mécènes après les avoir traités de noms d’animaux dans le Banquet des cendres. Il poursuivit alors sa route jusqu’à l’université de Heidelberg, soit rien de moins que l’une des universités les plus prestigieuses de l’actuelle Allemagne. Se trouvant des affinités avec l’esprit germanique (affinités qui se confirmeront comme il a déjà été montré), il s’y trouvera comme une chouette dans son nid. Au niveau de sa production philosophique, sa plume fut toutefois loin de l’éclat de sa période londonienne. Sa dernière flamboyance ne fut pas intellectuelle, mais bien corporelle, par sa condamnation au bûcher. Ainsi, il vécut pour ses idées, préférant se déplacer que de concéder quoi que ce soit. Telle la chouette, il fut indéniablement un symbole de connaissance et de savoir.
Toutefois, la chouette comme Giordano Bruno ont des côtés bien plus ambigus qu’il faut explorer. L’histoire du second est bien plus riche que ce statut de libre penseur et précurseur de la modernité en laisse penser. Toujours revient l’épisode du bucher, mais, comme déjà observé, son parcours est bien plus tortueux. Ouvrir ne fut-ce qu’un de ses écrits expose à une pensée en dialogue avec la théologie, les philosophies médiévales (arabes, hébraïques et chrétiennes), ainsi que les philosophes grecs. Il n’est pas une pensée d’une rupture, mais plutôt un nœud dans un réseau d’une formidable complexité. Il est un aboutissement dans un processus intellectuel millénaire. La définition de la chouette comme symbole de savoir n’est quant à elle pas partagée par toutes les cultures et toutes les époques.
Pour en rester d’abord à la culture européenne, la chouette est dans l’écrasante majorité des cas associée à des figures plutôt négatives. Dès l’Antiquité, sa représentation positive était déjà assortie d’une série de représentations plus inquiétantes. Elle est en effet associée à la sorcellerie, comme son nom latin l’indique. Strigidae signifie sorcière. Sa taxinomie savante hérite de cette connivence : la chouette est le nom populaire d’un regroupement d’oiseaux appartenant à la famille des strigidés… L’association est donc tenace. Elle ne concerne d’ailleurs pas que le monde antique romain, puisqu’on la retrouve jusque dans les cultures africaines. Autrement, la chouette est aussi régulièrement symbole de mort, de ruse, etc. En bref, elle est associée au monde de la nuit, dans tout ce que cela implique. Elle y éclaire et dévoile ce qui était dissimulé. Parfois, cela peut être en « bien », lorsqu’elle s’en détache et devient ce qui illumine la connaissance et ainsi l’arrache au dogmatisme. Parfois, cela peut être en « mal », lorsqu’elle s’enveloppe de l’obscurité et épouse plutôt que ne rejette les êtres qui peuplent les ombres.
Il en est de même pour Giordano Bruno. Il s’imprègne de théories magiques, d’hermétisme (du nom « Hermès Trismégiste », auteur auquel est attribué une série de textes ésotériques rédigés en grec ancien et en latin) et d’occultisme au point où certain-e-s historiennes et historiens de la philosophie lui affubleront le titre de « mage ». Il a écrit des essais sur la magie (le De Umbris idearum et le traité éponyme). L’hermétisme quant à lui se mêle à sa pensée à de nombreuses reprises, constituant une sorte d’arrière-fond à partir duquel il articule sa pensée, tout comme il le fait régulièrement avec Nicolas De Cues et Marcile Ficin. Est-ce qu’il faudrait pour autant en faire un mage ? Selon de nombreux commentateurs que je rejoindrai (mais c’est un parti pris qu’on peut tout à fait discuter), ce serait aller un peu vite en besogne, étant donné qu’il s’agit surtout et avant tout dans cette perspective de philosophie élaborée dans les règles de l’art. Le traité sur la magie est anecdotique et ne satisfera certainement pas quiconque est amateur de grand frisson et de recettes à base de bave de crapaud. Giordano Bruno intègre plutôt toutes ces influences pour faire bouger les lignes établies depuis si longtemps par les autorités ecclésiastiques et élaborer une conception de monde dépouillée de toute référence à un dieu surplombant. Dieu et la nature sont une seule et même chose (ce qui est scandaleux d’un point de vue catholique). Il s’agit de sources à mettre sur le même plan que son intérêt pour les travaux de Copernic et de Galilée, ou ses discussions vives avec les « encapuchonnés » (comme il aime les nommer avec son ton provocateur habituel), ou sa revisitation brillante de la cosmologie néoplatonicienne qui fera d’ailleurs date. Giordano Bruno est plutôt un être baroque, versatile, souvent téméraire voire excessif mais certainement brillant. Ses sources hermétiques, son intérêt pour la magie, ne ressortent pas du bouillonnement de sa pensée, mais en seraient pour ma part plutôt des ingrédients qui ajoutent des nuances décisives à la saveur d’ensemble, mais non moins décisives que d’autres références qui pourraient toutes aussi bien être considérées comme en étant le coeur. C’est d’ailleurs le cas non seulement pour Giordano Bruno, mais pour de nombreux autres penseurs et savants de cette époque et des époques suivantes ! Galilée était féru d’astrologie et Newton prenait l’alchimie très au sérieux.
Magie et science ont en effet des liens étroits comme les deux domaines ont à cœur d’agir sur le monde en en maîtrisant les forces fondamentales. Cette dimension pratique de la magie a certainement été un élément essentiel pour préparer le passage d’une conception du monde « théiste » à celle moderne que nous connaissons aujourd’hui. Pour comprendre la modernité, il faudrait donc en revenir, étrange paradoxe !, à ses origines magiques… et donc à Giordano Bruno, grand penseur qui semblerait-il a compris la nécessité de se plonger dans l’occultisme pour en tirer de nouvelles lumières. L’évolution spirituelle de l’humanité pourrait donc être considérée comme passant d’un éclat devenu trop aveuglant pour être supportable à un besoin de s’enfoncer dans les profondeurs obscures de la connaissance afin d’y animer de nouvelles lueurs… qui à leur tour un jour failliront et nécessiteront de nouvelles ressources parmi les ombres. Après tout, après le règne du catholicisme, le règne de la modernité a vacillé lors des deux guerres mondiales, où les technologies qui auraient dû être bienfaitrices pour l’humanité sont devenues engins de mort. Après tout, actuellement, le progrès continu vanté par les modernes se heurte au mur des exigences climatiques. A nous à présent de trouver de nouvelles solutions, de trouver nos propres voies occultes pour mieux ressortir de l’autre côté du tunnel, si c’est encore possible.
Cependant, par ces dérivations de chouette en philosophe, il est déjà possible d’affirmer sans devoir spéculer intensément que ces deux symboles laïques que sont la chouette et Giordano Bruno portent une zone d’ombre qui permet de nuancer la vision que l’on peut avoir de la laïcité. Elle n’est pas un jardin à la française, bien ordonnée et géométrique, mais bien un jardin à l’anglaise où un chaos méticuleusement cultivé permet à la nature un devenir imprévisible. La laïcité, ce n’est pas faire place nette au point d’avoir la sensation de mettre pied dans les couloirs aseptisés d’un hôpital. Ce serait plutôt offrir un espace d’expression, d’expérimentation, où les débats pourront s’entrecroiser sans se dominer, les cultures s’hybrider, les voix se démultiplier, afin que tous les possibles puissent en naître et participer au débat. Un état laïc, c’est un état qui cherche à se définir comme un lieu de rencontre plutôt que comme un lieu de divisions. Pour ces raisons, la laïcité peut se faire aisément chouette, portant son regard perçant sur les multiples réalités qui bouillonnent sous la surface, elles-mêmes à la fois inquiétantes par ce que cela témoigne d’étrangeté et à la fois vitales en ce qu’elles peuvent délivrer de nouvelles réponses. Pour ces raisons, la laïcité peut se faire aisément brunienne, accepter les théories magiques aussi sérieusement que l’on parlerait de physique quantique, veillant à tout instant à ne limiter l’expression de quelque conviction que ce soit. Cela s’est d’ailleurs déjà fait : la sorcellerie est revenue dernièrement sur le devant de la scène comme un phénomène positif qui a porté les germes précoces des féminismes. Il n’y a donc pas de dualité définitive entre l’ombre et la lumière, mais une lumière accueillante qui, pour ne pas devenir aveuglante, s’ouvre à ce qui n’est pas et baigne encore dans les limbes de l’ignorance.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !