Le Fusil brisé : une idéologie anachronique ?
Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite
À l’heure où la société est à nouveau envahie par le bruit des bottes et des canons et qu’un militarisme exacerbé envahit l’espace citoyen, une exposition sur le thème « Le Fusil brisé : une idée anachronique ? » circule en partie francophone du pays. Visite guidée et réflexions.
C’est dans la salle du Grand Bailli du remarquable bâtiment du XVIe siècle, l’Hôtel Arenberg, qui à lui tout seul mérite déjà le déplacement, que s’est tenue une étape de cette exposition de réflexion qui entre dans nos gènes, comme le précisa Palmeiro Spinogatti, cheville ouvrière de la Maison des Associations laïques locales.
Quinze parties la composent et elle débute par un fait marquant qui se déroula en 1921, peu de temps après le carnage de la Première Guerre mondiale avec plus de neuf millions de morts et disparus.
Il suffit de se rendre aux cimetières militaires qui sont nombreux en Belgique, pour se rendre compte de l’ampleur du désastre, récidivé en 1940-45.
À l’époque, le pacifisme était de mise principalement dans les rangs socialistes car, faut-il le rappeler, l’antimilitarisme est d’essence ouvrière par suite de la prise de conscience des ouvriers qui ne désiraient absolument pas tuer des collègues de l’autre côté de la frontière afin d’assouvir la soif de gloire des gradés militaires et le business des industriels de l’armement.
Aujourd’hui, cela est balayé, même renié, au nom d’une politique affairiste.
Forcenés et patriotards
En 1921, une importante réunion syndicale fut organisée à Morlanwelz, au cœur de la Wallonie, et avait pour but une semaine d’études et de discussions sur le thème des contrats collectifs, des commissions mixtes et du contrôle ouvrier dans les usines, avec deux invités d’honneur, le délégué hindou Wadin et le délégué allemand Sassenbach.
La présence de ce dernier occasionna des réactions de colère, de mépris et une crise politique majeure, comme la résuma Palmeiro Spinogatti :
« La présence de Johannes Sassenbach, autodidacte et artisan bourrelier, syndicaliste, devenu responsable d’une école berlinoise, n’eut pas l’heur de plaire aux politiciens catholiques et libéraux car c’était un boche ! Des manifestations durèrent trois jours et le gouvernement belge tomba, les socialistes étant même expulsés de tout gouvernement durant une décennie. »
Les titres de la presse étaient éloquents : Forcenés socialistes contre patriotards, Un crime de lèse-patrie, Les Patriotards sont en émoi, Un scandale avec la venue d’un boche, Un meeting bolcheviste…
Pour la petite histoire, si j’ose dire, Johannes Sassenbach fut arrêté par les nazis en 1934…
L’exposition explique à l’aide d’une douzaine de panneaux didactiques cette période, celle, entre autres, de l’impôt du sang, c’est-à-dire du tirage au sort pour le service militaire avec cet aspect d’injustice que les plus riches payaient les plus pauvres pour aller à la guerre à leur place.
Ils payaient de 1 500 à 2 000 francs à l’époque, soit le prix d’une maison !
Cette période fut également celle de la naissance du symbole de l’arme cassée (le fusil brisé) et de l’Internationale des Résistants à la Guerre, développant des arguments tels ceux de Louis Lecoin, celui qui fit plier le général de Gaulle pour obtenir le statut d’objecteur de conscience.
Je le cite : « S’il m’était prouvé qu’en faisant la guerre, mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n’élabore pas une société humaine sur des monceaux de cadavres. »
Ce genre d’argument est-il devenu anachronique quand on constate la complicité du monde politique, même celui des forces progressistes, avec les marchands de canons et les militaires dont, rappelons-le, le but premier est de tuer ?
Une complicité qui paraît laisser indifférente la majorité des citoyens… jusqu’au jour où le bruit des bottes retentira sous leurs fenêtres.
Amnésiques et engagés
Chaque 15 mai, c’est la Journée Internationale de l’Objection de conscience.
« La non-violence – militante – est la seule arme qu’on puisse utiliser sans enfreindre aucune loi morale, sans poser un problème de conscience et sans encourir le risque de devenir un tortionnaire ou un assassin », déclara Bernard Clavel.
Il faut rappeler qu’un objecteur de conscience n’est pas un pleutre, c’est un militant, un activiste résolu, pas un planqué ! Il prend part de manière concrète au bien vivre ensemble dans la société et à bâtir une humanité fraternelle.
Qui, donc, peut reprocher à pareil individu pareil engagement ?
Le choix à faire entre l’option de tenter le dialogue avec un potentiel adversaire ou l’abattre ne se discute pas, comme le rappela Georges Brassens de manière plus poétique : « Au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi, mieux vaut attendre un peu qu’on le change en ami. »
Pour corroborer mon propos, j’invite les lecteurs, toutes générations confondues, à lire Les Amnésiques de Géraldine Schwarz[1].
Principalement tous ceux qui, face aux atteintes aux droits fondamentaux à la démocratie, jouent la politique de l’autruche.
Rien vu, rien entendu, forcément rien dit.
Ceux-là même qui détournent la tête quand on leur évoque les violences policières, la militarisation forcenée de la société, le rejet des réfugiés, les turpitudes politiciennes, la montée du bruit des bottes, l’obscurantisme religieux, les travailleurs harcelés et épuisés, l’abandon des précarisés, la dégradation de la Nature…
Circulez, y’a rien à voir.
Géraldine Schwarz est la petite-fille d’un Mitläufer, c’est-à-dire d’une personne qui marche avec le courant. Ni du côté des victimes, ni du côté des bourreaux.
Soit une accumulation de petits aveuglements et de petites lâchetés qui, mis bout à bout, avaient créé les conditions nécessaires au bon déroulement de l’un des pires crimes d’État organisé que l’humanité ait connu.
Cependant, sans la participation des Mitläufer, même infime à l’échelle individuelle, Hitler n’aurait pas été en mesure de commettre des crimes d’une telle ampleur.
Cette chronique ne fait que conforter l’indispensable désobéissance civile et le vital engagement citoyen en présence de situations, de lois, de diktats, de comportements en opposition frontale avec la démocratie, le vivre ensemble et sa propre conscience.
Ce qui est l’essence-même de la laïcité.
Photos : P.Gf
Démocratie en péril
Fin septembre 2022, l’extrême droite gagnait du terrain en Europe, titrait le site web statista.com. Soit des partis représentés à l’Europe et qui s’appuyaient sur un nationalisme et un conservatisme social très marqués. Certains partis faisant partie d’une coalition plus large.
- Hongrie : 59%
- Pologne : 50%
- Italie : 30%
- Suède : 21%
- Grèce : 20%
- Autriche : 17%
- France : 15%
- Espagne : 15%
- Belgique : 12%
- Pays-Bas : 11%
- Allemagne : 11%
- Danemark : 9%
- Portugal : 5%.
- Flammarion, 2017. ↑
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