Les Marches pour le Climat, un lieu d’échanges et de luttes intersectionnelles ?

Mina Lopez Martin et Juliette Perrinet - ULB

Le 23 octobre dernier, une dizaine de jours avant la COP27 qui s’est tenue en Égypte, 25 à 30 000 personnes[1] se retrouvaient sous les tours d’aciers qui bordent la Gare du Nord, afin de scander leurs inquiétudes et revendications environnementales, foulant le béton bruxellois en direction du Cinquantenaire. Déambulant au rythme des chants, des tambours et des caissons de basses, enfants, adultes et adolescents se sont donnés rendez-vous sous les rayons d’un étonnant soleil du mois d’octobre.

La naissance en 2018 du mouvement Fridays for future, qui réunissaient des milliers d’étudiants chaque vendredi après-midi, a ouvert la porte à une solidarité inter-générationnelle, notamment à travers la naissance du mouvement Grands parents pour le Climat, soucieux de léguer à leurs enfants et petits-enfants un monde habitable et solidaire. Sous cette bannière, ils soutiennent et accompagnent les jeunes lors des nombreuses marches, tout en menant parallèlement diverses actions[2].

Le mouvement des Grands parents pour le Climat tente alors de rassembler plutôt que d’opposer, et choisit un langage émotionnel et compréhensible. Il permet de faire un réel lien entre générations, pour un combat commun souvent ramené à l’unique jeunesse.

En effet, les médias et les discours laissent souvent penser à un combat entre générations, opposant des coupables à des innocents. Mais le coupable ne serait-il pas un modèle, un courant que l’on nomme capitalisme, par lequel plusieurs générations ont été emportées sans en connaître les véritables conséquences ? Des alertes avaient pourtant été lancées dans les années septante, tentant de saisir l’opinion publique en le mettant face aux dangereux impacts de cette recherche permanente de croissance. C’est par exemple le cas du Rapport Limit to Growth, surnommé le rapport Meadows, publié en 1972, qui alertait ses lecteurs au sujet de l’enfondrement quasi inévitable de la société de consommation, si celle-ci n’était pas remplacée à temps par un modèle plus égalitaire et respectueux des ressources et du vivant. Interrogé.es sur le sujet, plusieurs adultes présents à la manifestation se rappelait vaguement du Rapport Meadows, soutenant que celui-ci n’avait fait du bruit dans la sphère publique que bien plus tard, alors même qu’il a été publié quand « tout était encore possible », nous disait une interlocutrice, qui se rappelait avoir lu qu’en 1970, « la date de dépassement des ressources, c’était en décembre ! ». Le jour de dépassement, calculé par l’ONG américaine Global Footprint Network, correspond à la date à partir de laquelle l’humanité a utilisé l’ensemble des ressources que la Terre est capable de produire et de régénérer par an. En 2022, celle-ci a été atteinte le 28 juillet.

En rassemblant plusieurs générations luttant pour une cause similaire, les Marches pour le Climat sont des lieux privilégiés de transmissions et d’échanges, permettant de s’informer sur les prochaines étapes d’un combat contre le système productiviste et inégalitaire. « Ce qui nous plaît, c’est qu’il y a les associations militantes, les syndicats, (…) on recrute partout », nous expliquait Claude, présente à la manifestation, engagée dans la mouvance écologique depuis les années nonante. C’est en effet ce que nous racontait Lila, 15 ans, dont la joue arborait un joli dessin de la Terre tracé au maquillage, qui s’est rendue à la manifestation pour « apprendre à militer » en se renseignant sur les différents collectifs présents, ce qui lui permet de « mieux s’organiser et de savoir ce qu’on peut faire concrètement », avant d’interrompre brusquement l’interview pour rejoindre les manifestants qui dansaient sur les sons des cymbales et des tambours. Et pour cause, au-delà d’être un lieu de revendications politiques relayant des informations, les Marches pour le Climat offrent à tous.tes ces participant.es un lieu de rassemblement euphorisant, permettant de se réunir « pour des combats qui sont un peu déprimants, dans la joie et les sourires », nous expliquait Cléa, 17 ans. « Quand on marche, il y a de l’énergie. On sent le moral qui revient vraiment », nous disait aussi Sylvie, une grand-mère engagée. Léa, 14 ans, rassurée par la présence d’ « autant de gens gentils », affirmait que les Marches représentent pour elle l’un des seuls moment où elle parvient à se projeter dans le futur.

Lieu de rassemblement permettant de faire entendre des opinions politiques et écologiques, les Marches pour le Climat sont donc également des lieux de sensibilisation, de circulation d’informations, en même temps qu’elles offrent aux manifestants un lieu énergisant et rassurant, les amenant à poser un regard plus apaisé sur leur avenir, le temps d’une après-midi.

« Malheureusement, même si on est 100 000, les politiciens ne seront pas impressionnés. C’est presque un fait divers pour eux », nous expliquait Jonas, marchant sous la bannière des Grands-parents pour le climat. C’est également la peur dont nous faisait part Zoé, 16 ans. « Faut pas oublier qu’ici on voit énormément de monde, c’est impressionnant et ça donne de l’espoir, mais on ne visualise pas le nombre de personnes en Belgique qui ne sont pas dans les rues aujourd’hui. Quand je suis là, j’ai l’impression que le monde va changer, mais en vrai je ne le pense pas ». Même dans cette mer de gens, vectrice d’espoirs et de revendications, nombreux sont les manifestants qui conservent peu de confiance quant au choix des politiciens, face à tant de personnes dont les actions ne s’accordent pas avec les nécessités environnementales.

« On voit bien que les politiciens n’agissent pas. Pour changer les choses, il faut que chacun mette sa pierre à l’édifice et arrête de participer activement à ce système » nous expliquait Lauriane, 18 ans. Ce rapport individualisant ??? à la crise climatique, terme polysémique désignant l’ensemble des soucis adressés par les manifestant.es, façonne les critères de l’ « éco-citoyenneté »[3], largement promue par l’État, qui responsabilise les individus en les appelant à modifier leurs comportements si ceux-ci souhaitent voir émerger un monde plus soucieux de l’environnement. Cette logique est alimentée par des décisions politiques et marketing – campagnes publicitaires, injonction à trier ses déchets, etc. – nourrissant un imaginaire d’action reposant sur la volonté des citoyens. « On a changé nos habitudes. On participe à un jardin collectif, on achète au sein d’une coopérative de producteurs », « j’ai un récupérateur d’eau, un panneau solaire. », nous expliquait fièrement Amélie et Hugo, âgés d’une soixantaine d’années. « Je suis végétarienne, je ne mange que bio et local. Je ne me déplace qu’à vélo, et j’essaye de prendre l’avion le moins possible.» nous disait Marie, 17 ans. « Moi je m’habille en friperie, c’est pas toujours moins cher mais c’est plus stylé », nous exprimait Lisa, 17 ans, en riant. En effet, parmi les trente-cinq personnes interviewées ce jour là, nombreuses sont celles qui parlaient de l’importance de modifier leur style de vie, en changeant leurs modes de consommation et leurs moyens de transports, ainsi qu’en investissant dans l’énergie renouvelable pour alimenter leur maison. « Je crois que c’est tout à fait accessible à tous, sinon personne le ferait. Faut juste réussir à sortir du confort et de l’idée qu’on se fait de notre quotidien », expliquait Zoé, 18 ans, avant d’ajouter « au niveau financier c’est vrai que ce n’est pas du tout accessible ». Celle-ci nous expliquait d’ailleurs qu’elle et son amie avaient cherché un endroit où manger avant de se rendre à la manifestation, et avaient été déçues de se rendre compte qu’il n’existait pas d’initiative de fast-food bio et locale.

Les mesures avancées par le gouvernement, portées par plusieurs initiatives marketing et intégrées par les manifestant.es, s’appuient sur la nécessité de conscientiser l’impact de ces comportements individuels afin de les transformer pour participer à un changement plus large. Seulement, ces campagnes de sensibilisation tendent à oublier que les personnes les plus à même de participer à ces changements, souvent coûteux, sont celles issues des classes moyennes/supérieures[4] qui, paradoxalement, génèrent une emprunte environnementale supérieure à celles des classes populaires[5]. Ces dernières sont d’ailleurs moins à même de participer aux Marches pour le Climat, ayant des préoccupations « dûes à la pression du quotidien »[6] qui, bien que pouvant être liées aux problématiques environnementales, occupent un espace temporel et mental trop important pour pouvoir se renseigner sur des « informations générales et stressantes »[7], ou pour passer son dimanche à marcher dans Bruxelles. De plus, les personnes issues de classes populaires ont sociologiquement plus tendance à adopter des comportements dits « écologiques » – circuit-court, potager, recours aux transports en commun, évitement de l’avion, achat de vêtements en secondes-mains – non pas forcément par volonté de lutter et de s’indigner, mais par nécessité monétaire[8]. Les voix de la « lutte pour l’environnement » semblent donc être réservées aux personnes issues des classes moyennes/supérieures, moins vulnérables aux changements climatiques, et dont les modes de vies plus « confortables » possèdent une plus grande plasticité et capacité d’adaptation, car de meilleurs conditions financières, leur permettant par exemple d’investir dans des panneaux solaires ou de voyager en bateau. Les classes populaires, elles, encourent plus de risques de ressentir l’impact du changement climatique, et cela davantage encore lorsque l’on envisage cette classe en dehors des frontières nationales. Ce 23 octobre, Elizabeth Wanjiru Wathuti, militante écologiste kényane, ainsi qu’une délégation brésilienne, étaient en tête du cortège et guidaient la foule dans les rues de Bruxelles. Celles-ci étaient présentes afin de représenter les revendications des pays de l’« hémisphère sud » les plus touchés par les problématiques climatiques, et donc plus largement par le système capitaliste, extractiviste et privatisant qui en est la cause.

La politique d’individualisation de la lutte écologique, menée par les gouvernements occidentaux, tend à effacer la responsabilité de ces derniers dans un système problématique plus large, qu’ils alimentent et dont ils assurent la pérennité. En situant le changement et l’espoir dans la sphère privée, dans la volonté des individus à modifier leurs comportements individuels, les politiques publiques dépolitisent la lutte « pour l’environnement » et en ce faisant, se déresponsabilisent, tout en assurant le maintien de la société hiérarchisée et capitaliste telle qu’elle existe[9].

L’importance de sensibiliser et de conscientiser les populations afin de les amener à forger des habitudes quotidiennes plus respectueuses de l’environnement est indéniable. Mais ces comportements individuels doivent être saisi sociologiquement et intersectionnellement, en les situant notamment dans leur classe, mais aussi dans leur genre, dans leur âge, et dans leur racialité, et donc dans le système économico-social hiérarchisé qui les façonne. Modifier les comportements revient à modifier les modes de vie, inscrits dans un système qui les défini, les catégorise et les différencie. Si l’on attend des individus qu’ils modèlent leurs comportements par soucis du respect des ressources et de l’environnement, il faut leur permettre ces marges de manœuvres en effectuant des « changements systémiques nécessaires pour rendre possible, orienter (et) cadrer l’action individuelle »[10].

« La lutte pour le climat va de pair avec l’anti-capitalisme, avec l’anti-racisme, avec le féminisme. Tout doit être compris comme un ensemble, et ça fait beaucoup », nous expliquait Zoé, 16 ans, avant de nous dire au revoir et de courir, emportée par les chants des manifestants et l’entraînante musique jouée par de nombreux musiciens, afin de rejoindre son amie Lila, déjà repartie danser.

  1. 25 000 selon la police, 30 000 selon les associations.
  2. Le mouvement international. (s. d.). Grands-parents pour le climat France. http://grandsparentsclimatfrance.fr/le-mouvement-international/
  3. Evans, David. « Blaming the consumer once again: the social and material contexts of everyday food waste practices in some English households », Critical Public Health, , vol. 4, n°21, p. 429-440., cité par Grossetête, Matthieu. « Quand la distinction se met au vert. Conversion écologique des modes de vie et démarcations sociales », Revue Française de Socio-Économie, vol. 22, no. 1, 2019, pp. 85-105.
  4. Dormagen, Jean-Yves, Laura Michel, et Emmanuelle Reungoat. « Quand le vert divise le jaune. Comment les clivages sur l’écologie opèrent au sein des Gilets jaunes », Écologie & politique, vol. 62, no. 1, 2021, pp. 25-47.
  5. Comby, Jean Baptiste. La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’agir, Paris, 2015, 250 p.
  6. Grandjean, Alain. « Les enjeux écologiques et leurs représentations », Revue Lumen Vitae, vol. lxxiii, no. 4, 2018, pp. 367-381.
  7. Ibid
  8. Gaillard, Édith. « Les femmes Gilets jaunes : un écologisme des pauvres ? », Écologie & politique, vol. 62, no. 1, 2021, pp. 83-96.
  9. Comby, Jean Baptiste. La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’agir, Paris, 2015, 250 p.
  10. Martin, Solange, et Albane Gaspard. « Les comportements, levier de la transition écologique ? Comprendre et influencer les comportements individuels et les dynamiques collectives », Futuribles, vol. 419, no. 4, 2017, pp. 33-44.
0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *