Protection de l’enfance : un secteur en crise et des mineur.e.s en danger

Lola Cantella - FAML

Alors que la parentalité exige un soutien solide, le cri de détresse du secteur de l’aide à la jeunesse résonne : le manque de moyens nuit aux familles en difficulté et met en danger des milliers de mineurs.

Vingt-cinq des vingt-six services de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, se sont mis en grève, du 22 juin jusqu’au 12 juillet 2023[1]. D’autres manifestations et grèves ont eu lieu depuis lors.

Le Service de l’Aide à la Jeunesse (SAJ) et le Service de Protection Judiciaire (SPJ) sont deux entités qui interviennent dans le domaine de la protection de l’enfance en Belgique francophone[2]. Le SAJ intervient principalement de manière préventive, et collabore avec les familles en difficultés. Le SAJ propose des mesures éducatives et de soutien. En revanche, le SPJ intervient lorsque la situation d’un enfant est jugée plus critique, nécessitant une intervention judiciaire pour assurer sa protection, à la suite d’une décision du Tribunal de la jeunesse. En résumé, le SAJ agit en amont pour prévenir les difficultés, tandis que le SPJ intervient de manière plus formelle lorsque la protection de l’enfant est en jeu et que des mesures judiciaires sont nécessaires.

Le SAJ et le SPJ travaillent en collaboration avec d’autres entités de la Fédération Wallonie-Bruxelles, telles que des services de préventions, l’IPPJ (Institution publique de l’aide à la jeunesse), l’EMA (Equipe mobile d’accompagnement), le CCMD (Centre mobile de mineurs dessaisis), ainsi qu’avec différents services pédopsychiatriques. Ces différentes organisations publiques collaborent aussi avec des acteurs privés, qui sont des associations.

Des jeunes en souffrance

La pandémie de Covid-19 a entraîné des conséquences graves sur le bien-être des jeunes. Les données disponibles montrent que les différents confinements ont amené à une hausse des violences intra-familiales et conjugales[3]. Les politiques de restriction ont isolé les enfants et adolescant.e.s victimes de violences, et cela a conduit à des situations dramatiques. Au fur et à mesure des mois, le nombre de signalements a explosé[4]. Au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les situations d’enfants en danger ont augmenté de 5%[5].

Selon un rapport de l’OCDE, le nombre de symptômes de dépressions et d’anxiété a doublé chez les jeunes[6]. Le rapport démontre aussi que la jeunesse souffre d’une plus grande solitude que le reste de la population. Marie Delhaye, cheffe du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Erasme, explique que le nombre d’adolescent.e.s avec des troubles alimentaires a significativement augmenté[7]. Il en est de même pour les comportements à risques et les tentatives de suicide. Tout cela a conduit à une saturation des services de santé mentale pour les jeunes. D’après Marie Delhaye, le nombre de mineur.e.s en détresse psychiatrique a triplé durant la pandémie. Les jeunes étaient surreprésenté.e.s parmi les personnes ayant recours à des lignes d’assistance téléphonique en santé mentale[8].

D’autre part, le chômage de longue durée conduit fréquemment à de la détresse psychologique. Les jeunes sont justement plus touchés par des difficultés sur le marché du travail. Si l’ensemble des jeunes a été fortement impacté par la pandémie, il est tout de même important de rappeler que la situation socio-économique constitue un facteur de risque significatif. Une étude menée au Pays de Galles montre que les jeunes précaires cumulent les facteurs de risques pouvant amener à des troubles de santé mentale[9]. Il est donc nécessaire d’adopter une lecture située ???des problèmes de santé mentale.

L’inflation vient donc compliquer en plus le bien-être des moins de trente ans. En effet, l’étude « Belhealth » publiée en 2023 par l’Institut de santé publique Sciensano, montre que chez les 18-29 ans, une personne sur trois présente un trouble d’anxiété ou de dépression[10]. La hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie est mentionnée parmi les causes principales de mal-être.

De la maltraitance institutionnelle

Les conditions de travail des travailleur.euse.s du secteur de l’aide à l’enfance sont impactées par l’intensification des violences intrafamiliales, ainsi que la hausse du mal-être chez les jeunes. Les besoins ont significativement augmenté, sans que les moyens pour y parvenir soient déployés. Le secteur ne parvient plus à accomplir correctement sa mission. Les travailleur.euse.s du SAJ et du SPJ ne savent plus prendre en charge tous les dossiers qui leur sont attribués. Comme le dit Jean-Pierre Frennet : « On manque de personnel. Un délégué devrait idéalement gérer 47 dossiers, pas 70 »[11]. Les situations sont aussi beaucoup plus urgentes et inquiétantes qu’auparavant. Les jeunes pris en charge sont dans une grande détresse, et porteur.euse.s de troubles bien plus sévères qu’avant.

Il manque aussi de structures d’hébergement pour mineur.e.s ayant besoin d’être accueillis. « Certains enfants attendent des mois, des années, avant d’avoir une place dans une famille d’accueil. On n’a jamais connu une situation pareille« [12], dénoncent Anne De Keyser et Angélique Semail, employées au SAJ de Bruxelles. Au SPJ de Bruxelles, il faut attendre en moyenne 1 an pour bénéficier d’un accompagnement familial. Pour trouver refuge en centre d’hébergement, le temps d’attente est de 3 ans. Il y a des jeunes qui sont contraint.e.s de continuer à vivre dans leurs familles. Certains enfants en bas âge doivent passer par cinq centres provisoires avant d’être accueillis dans une structure adéquate. D’autres sont placés à l’hôpital.

Pour Bernard De Vos, ancien délégué général aux droits de l’enfant, c’est de la maltraitance institutionnelle[13].Les hôpitaux n’emploient pas de puéricultrices et d’éducateur.ice.s, les enfants ne bénéficient donc pas des soins dont ils ont besoin. C’est la double peine pour des enfants qui sont déjà victimes de violences au sein de leurs foyers. Les enfants polytraumatisés sont encore plus fragilisés par les défaillances du système sensé les protéger.

Les travailleurs.euses en sont conscient.e.s, ce qui est insupportable à vivre au quotidien. Avec la surcharge de travail en plus, les cas de burn-out ont décuplé. Un cercle vicieux est enclenché : il est urgent de pallier au manque d’effectif, mais les conditions de travail sont intenables. Démissions et congés maladies sont donc fréquents. Le secteur n’est plus attractif et il est devenu difficile de recruter.

Face à ce bilan, plusieurs grèves et manifestations ont eu lieu. Des moyens supplémentaires ont été obtenus[14]. Néanmoins, la situation est toujours dramatique et les efforts faits restent insuffisants.

Pas assez de budget ?

C’est généralement l’argument du coût économique qui est avancé pour défendre le manque de moyens accordés à ce secteur. Seulement, en 2021 le budget annuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles n’accordait que 3% de son budget annuel à l’aide à la jeunesse[15]. En 2022, alors que les violences intra-familiales et la détresse psychologique augmentent, ce budget tombe à 2,7%[16].

La raréfaction des aides financières étatiques engendre des pressions auprès des services, qui doivent se plier à une logique de rapidité et de rendement. Là encore, il s’agit d’un facteur de burn-out[17]. Les enfants ne sont pas des marchandises à vendre. Les situations traitées par les services demandent du calme et de la réflexion. Dans la précipitation, il n’est pas possible de prendre les bonnes décisions.

Les jeunes ne bénéficient donc pas de la protection à laquelle ils ont droit. Selon la convention des droits de l’enfant, tout enfant a droit à une vie de famille, ainsi qu’à une vie décente[18]. Chaque enfant a droit à une protection contre toute forme de violence. Ainsi, en n’accordant trop peu de moyens à la protection de l’enfance, cela revient à une atteinte aux conventions internationales. Dans ce contexte, l’argument économique n’a pas lieu d’être.

Ainsi, le secteur de la protection de l’enfance en Belgique fait face à des défis immenses, exacerbés par la crise du COVID-19. Les jeunes, déjà vulnérables, subissent une détresse accrue, mais les ressources nécessaires pour répondre à ces besoins croissants font cruellement défaut. Les restrictions budgétaires de l’État représentent une barrière supplémentaire, compromettant la capacité à garantir les droits fondamentaux de chaque enfant. On assiste ainsi à une marchandisation du secteur public, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de publics fragilisés.

Il est impératif de reconnaitre l’urgence de cette situation et de s’engager à allouer les ressources adéquates pour assurer la protection et le bien-être de la jeunesse. Autrement, de plus en plus d’enfants en danger seront livrés à eux-mêmes. Des situations dramatiques vont continuer à perdurer, alors qu’elles pourraient pourtant être évitées.

  1. Belga, É. P. a. L., & Belga, É. P. a. L. (2023, June 29). Les services d’aide à la jeunesse sont en grève pour réclamer des moyens et des places d’accueil. RTBF. https://www.rtbf.be/article/les-services-daide-a-la-jeunesse-sont-en-greve-pour-reclamer-des-moyens-et-des-places-daccueil-11220814
  2. Accueil – portail de l’aide à la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles. (2023, 11 septembre). https://www.aidealajeunesse.cfwb.be/index.php?id=ajss_accueil
  3. COVID-19 et la violence intrafamiliale – Droits des enfants – www.coe.int. (s. d.). Droits des Enfants. https://www.coe.int/fr/web/children/covid-19-and-intrafamily-violence
  4. Belga, B. (2021, 24 avril). Les signalements d’enfants maltraités en hausse : « Dans certaines régions, les demandes explosent » . La Libre.be. https://www.lalibre.be/belgique/societe/2021/04/24/les-signalements-denfants-maltraites-en-hausse-dans-certaines-regions-les-demandes-explosent-7G3HPBK6MRAKVBC2MIVRPFWAMQ/
  5. Schefferzick, P. T. (2023, 7 juillet). La grève des services d’aide et de la protection de la jeunesse s’intensifie. Le Soir. https://www.lesoir.be/524277/article/2023-07-07/la-greve-des-services-daide-et-de-la-protection-de-la-jeunesse-sintensifie
  6. Préserver la santé mentale des jeunes pendant la crise du COVID-19. (2021). OCDE. https://read.oecd-ilibrary.org/view/?ref=1099_1099618-muxbkalt4b&title=Preserver-la-sante-mentale-des-jeunes-pendant-la-crise-du-COVID-19
  7. Gordillo, A., & Gordillo, A. (2021, 11 février). Coronavirus : l’’épuisement pandémique’ explose en Belgique, surtout chez les jeunes. RTBF. https://www.rtbf.be/article/coronavirus-l-epuisement-pandemique-explose-en-belgique-surtout-chez-les-jeunes-10695492
  8. Préserver la santé mentale des jeunes pendant la crise du COVID-19. (2021). OCDE. https://read.oecd-ilibrary.org/view/?ref=1099_1099618-muxbkalt4b&title=Preserver-la-sante-mentale-des-jeunes-pendant-la-crise-du-COVID-19
  9. Morgan, K., Melendez‐Torres, G. J., Bond, A., Hawkins, J., Hewitt, G., Murphy, S., & Moore, G. (2019). Socio-Economic inequalities in adolescent summer holiday experiences, and mental wellbeing on return to school : Analysis of the School Health Research Network/Health Behaviour in School-Aged Children Survey in Wales. International Journal of Environmental Research and Public Health, 16(7), 1107. https://doi.org/10.3390/ijerph16071107
  10. Cohorte belge Santé et bien-être. (s. d.). sciensano.be. https://www.sciensano.be/fr/projets/cohorte-belge-sante-et-bien-etre
  11. Schefferzick, P. T. (2023, 7 juillet). La grève des services d’aide et de la protection de la jeunesse s’intensifie. Le Soir. https://www.lesoir.be/524277/article/2023-07-07/la-greve-des-services-daide-et-de-la-protection-de-la-jeunesse-sintensifie
  12. Belga, É. P. A. L., & Belga, É. P. A. L. (2023, 29 juin). Les services d’aide à la jeunesse sont en grève pour réclamer des moyens et des places d’accueil. RTBF. https://www.rtbf.be/article/les-services-daide-a-la-jeunesse-sont-en-greve-pour-reclamer-des-moyens-et-des-places-daccueil-11220814
  13. Huysen, I., & Huysen, I. (2021, 18 novembre). Enfants maltraités et placés à l’hôpital, ils peuvent parfois y rester des mois ! RTBF. https://www.rtbf.be/article/enfants-maltraites-et-places-a-lhopital-ils-peuvent-parfois-y-rester-des-mois-10880897
  14. Secteur de l’Aide à la jeunesse – BRAVO et MERCI. (2023, 11 octobre). acvcsc.web.sitefinity.webapp. https://www.lacsc.be/page-dactualites/2023/10/11/jeudi-28-septembre–grande-manifestation-du-personnel-des-secteurs-de-l-aide—la-jeunesse
  15. Les chiffres clef de la fédération Wallonie-Bruxelles. (2021). Fédération Wallonie-Bruxelles. https://statistiques.cfwb.be/fileadmin/sites/ccfwb/uploads/documents/CC2021_web_def.pdf
  16. Les chiffres clef de la fédération Wallonie-Bruxelles. (2022). Fédération Wallonie-Bruxelles. https://statistiques.cfwb.be/fileadmin/sites/ccfwb/uploads/documents/CC2022_version_finale_web.pdf
  17. MELOU François et DAGOT Lionel, (2018, 12 Janvier), La mise à distance dans le travail social : effet sur l’épuisement émotionne < en ligne >, Société et jeunesse en difficulté, Vol 21, consulté le 22/11/21, http://journals.openedition.org.ezproxy.ulb.ac.be/sejed/9325
  18. OHCHR. (s. d.). Convention relative aux droits de l’enfant. https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-rights-child
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