Travailleuses du sexe, toutes victimes d’un système ?

Avril Forrest - FAML

“C’est le contrôle exercé sur nous qui est violent, cette faculté de décider à notre place ce qui est digne de ce qui ne l’est pas.[1]

Ça s’est passé en mars dernier : notre plat pays a voté à la majorité, pour une nouvelle loi visant à décriminaliser le travail du sexe.

Entrée en vigueur le 1er juin 2022, cette loi fait de la Belgique le premier pays européen à dépénaliser la prostitution et devrait permettre aux travailleur.euse.s du sexe (TDS) de sortir de l’illégalité et de profiter, comme tout autre travailleur, d’un véritable statut, de protections sociales et de santé[2]. Incorporation du principe de consentement, dépénalisation du travail du sexe, mais aussi extension de la définition juridique du viol, voilà, entre autres, ce que comprend cette réforme.

Les concerné.es poussent un énorme “ouf” de soulagement et cela semble être, effectivement, une très bonne nouvelle pour assurer leur sécurité et leur permettre de sortir de la stigmatisation sociale et de l’insécurité dans laquelle ils et elles se trouvent.

Pourtant, en dehors de ce “ouf” partagé par les TDS ainsi que de nombreux organismes (OMS, Amnesty, Médecins du Monde,….), d’autres voix s’élèvent, contestant cette vision et assurant qu’une dépénalisation de la prostitution ne serait, au final, pas si favorable aux TDS.

Puisqu’une loi comme celle-ci pourrait permettre aux TDS un suivi médical, d’être protégé.e.s, reconnu.e.s et que la société soit finalement régularisée ou régulée?, pourquoi y a-t-il des oppositions ?

Parlons abolition et dépénalisation, parlons santé et protection, parlons prostitution. Considérant que les TDS sont les victimes d’un système qui les exploite, les partisans de l’abolutionnisme revendiquent, comme son nom l’indique, l’abolition complète de la prostitution ainsi que tous les mécanismes de réglementation la concernant. A l’inverse, les membres du mouvement de la dépénalisation de la prostitution prônent la mise en place de réglementations visant à assurer la protection des TDS.

Jusqu’à cette fameuse date du 1er juin 2022, l’art. 380 du Code pénal belge interdisait le racolage, l’incitation à la débauche et le proxénétisme[3]. Désormais, la réforme décriminalise la prostitution, encadre sa publicité, mais ne décriminalise pas le proxénétisme qui sera puni d’un à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende allant de 500 à 25.000 euros[4]. Les sanctions et peines de prison ont également été revues à la hausse, passant ainsi de 5 à 10 ans de prison pour des faits de viol, à 15 à 20 ans d’emprisonnement.[5] ????

Mais ce n’est pas tout, cette loi aborde également un point important dont on parle de plus en plus et sous tous les angles possibles : la question du consentement.
Dorénavant, la loi précise que : “Le consentement doit être donné librement et ne peut être déduit de la seule absence de résistance, il peut être retiré à tout moment avant ou pendant l’acte sexuel. Une précision qui a son importance si, par exemple, le partenaire retire son préservatif.“[6] Formidable, on aurait presque envie de dire qu’il était temps.

Alors, comment expliquer, en lisant cela, qu’une vague de groupes féministes et autres organisations hissent le drapeau d’alerte, soutenant que, derrière des lois comme celle-ci, réside encore et toujours un système dans lequel les femmes sont exploitées pour répondre à une demande masculine ? Serait-il utopique de penser que la prostitution puisse disparaître pour de bon ? S’il s’agit d’un choix, en quoi la prostitution est-elle une atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes ? Pourquoi chaque personne ne serait-elle pas libre de vivre son rapport au corps comme il ou elle l’entend ? Abolir la prostitution n’aurait pas, au contraire, un impact dramatique sur les conditions de travail des TDS ? Cela n’encouragerait-il pas la clandestinité, la traite des êtres humains et finalement les risques qu’encourent ces TDS ? Beaucoup de questions,… et il semblerait qu’il y ait également beaucoup de réponses, beaucoup de points de vue et de nombreux arguments dans un sens, comme dans l’autre.

Lorsque l’on enfile nos chaussures de manifestant.e pro abolition, on s’entend dire que la prostitution n’est jamais réellement un choix, qu’il s’agit d’actes sexuels imposés par une contrainte physique, financière ou sociale, que “personne ne fait ça pour le plaisir”. On lit que dans le système prostitueur, l’argent est un instrument puissant de la mise à disposition des femmes au profit des hommes[7], que cela accentue davantage les inégalités en termes de genre. Il est vrai qu’en Belgique, 95% des TDS sont des femmes[8] et la clientèle est presque exclusivement masculine. La prostitution ne serait donc, selon les partisans de l’abolition de la prostitution, qu’un moyen de légitimer un acte sexuel, consenti mais non désiré, imposé par les hommes, une violence envers les femmes, considérées comme des marchandises.

Bien. D’un autre côté, il y a les partisans de la dépénalisation pour qui la prostitution est un droit pour les femmes[9] qui désirent l’exercer, celles-ci étant libres de disposer de leur corps comme elles l’entendent. Dans cette approche, la prostitution est reconnue comme un métier et la dépénalisation a pour but d’encadrer la prostitution libre et de lutter contre la prostitution forcée en sanctionnant les proxénètes.

Dépassons nos frontières et allons voir ce qu’il se passe à l’étranger. Voyageons le temps d’un paragraphe, en direction des Pays-Bas et de l’Allemagne. Cela fait maintenant plusieurs années que ces deux pays ont décidé de légaliser la prostitution. Comprenons que légaliser et dépénaliser sont deux choses différentes, puisque légaliser la prostitution signifie concevoir et mettre en place une nouvelle législation pour instaurer et organiser cette profession. Et finalement et bien, il semblerait que le bilan de ces deux pays ne soit pas très glorieux. On constate, en effet, que suite à la légalisation, la prostitution clandestine n’a pas diminué pour autant, au contraire, la demande ne fait qu’augmenter, les cas d’exploitation et de traite d’êtres humains également[10]. En Allemagne, un rapport estime que les victimes sont de plus en plus jeunes et que suite à l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile, la prostitution a vu naître une nouvelle forme d’exploitation sexuelle : le Refugee Porn. Des femmes, parfois des actrices porno, souvent de réelles réfugiées, humiliées, mises en scène de façon dégradante et maltraitées,… Voilà qui reflète bien notre humanité, notre bienveillance et la façon dont sont perçues les demandeuses d’asile. En 2017, un reportage a dévoilé l’existence de réseaux de prostitution dans des foyers pour migrants à Berlin. À Stuttgart, seulement 1500 TDS se trouvent dans la légalité, contre 3000 qui exercent dans la clandestinité, donc dans des conditions de travail dangereuses[11].

Si l’on survole le bilan des Pays-Bas, ce n’est pas beaucoup mieux,… Il ressort que 50 à 90% des TDS du secteur légal se trouvent, en réalité, forcé.e.s d’exercer ce travail, la prostitution clandestine a continué de se développer et la situation des TDS s’est détériorée[12].

En résumé, après plus d’une dizaine d’années, le constat de la légalisation de la prostitution en Allemagne et aux Pays-Bas est triste. Plus que triste, il est inquiétant et plutôt catastrophique, comme on a pu le voir. Légaliser la prostitution ne semble donc pas forcément améliorer les conditions de travail des TDS, puisque la protection et la réglementation ne paraissent bénéfiques qu’à une minorité de TDS, la majorité préférant continuer à travailler dans l’anonymat.

Continuons notre petite expédition et voyons quels sont les résultats d’un pays où la prostitution a été abolie. Nous voilà à présent en Suède, pays souvent cité comme modèle de référence en termes de tolérance, de libération des mœurs et d’égalité de genre. Il s’agit du premier pays au monde à prononcer, en 1999, une loi condamnant l’achat de services sexuels et non la vente.

“Pour nous, c’est une question d’égalité hommes-femmes. Une société moderne ne peut pas accepter qu’un homme achète le corps d’une femme.(…) Ici, c’est impensable, la prostitution est une honte.”[13]

Alors que la chancelière Suédoise affirme que cette loi a permis de diminuer drastiquement la prostitution sans engendrer les effets redoutés, à savoir l’augmentation de la prostitution clandestine et la traite des êtres humains, d’autres démontrent que ce n’est pas si simple. Renaud Maes, sociologue belge explique qu’il y a toujours de la prostitution en Suède, mais qu’il y a de moins en moins de Suédoises qui se prostituent. Il semblerait, en réalité, qu’il s’agisse de plus en plus de femmes étrangères se trouvant dans des situations extrêmement précarisées et que l’explosion du sexe sur internet serait à l’origine de cette diminution[14].

La prostitution est une violence envers les femmes, les hommes font de la femme une marchandise que l’on achète”, voilà un des arguments que l’on retrouve souvent chez les partisans de l’abolitionnisme et qui, pourtant, n’est pas correcte étant donné que ce n’est pas la femme qui est à vendre, mais le service qu’elle propose. Cette honte, ce dégoût pour la prostitution ne traduit-il pas des croyances partagées par la société, des perceptions stéréotypées de ce qui est “bien” et de ce qui est “mal” ?

La France a, en 2016, décidé de marcher sur les pas de la Suède en signant une loi pénalisant les clients et non pas les TDS. Selon une étude menée par des chercheurs en coopération avec Médecins du Monde, 63% des TDS ont connu une détérioration de leurs conditions de vie et d’exercice de leur activité depuis l’adoption de cette loi et 78% ont été confrontés à une diminution de leurs revenus[15]. Les résultats de ce rapport ont également mis en évidence une augmentation des violences physiques et sexuelles, des insultes de rue, et du harcèlement[16].

Alors, à quoi doit-on s’attendre en Belgique ? Ce “ouf” de soulagement qui paraissait presque incontestablement positif, l’est-il véritablement ?

D’emblée on pourrait penser qu’il n’y a pas de mauvais métier, qu’il n’y a que de mauvaises conditions de travail, que le problème vient de la société, du regard qu’elle porte sur cette activité et non pas du métier en soi. Que c’est une histoire de tabou, de mœurs et de morale. On pourrait penser que c’est un sujet qui gêne et met mal à l’aise parce qu’on ne parle pas de ces choses-là, parce que c’est dégradant. On pourrait penser que c’est de là que proviennent les contestations et les oppositions, que la société n’est pas assez “ouverte”. Pourtant, lorsque l’on constate les résultats d’autres pays, d’autres sociétés, on peut tout de même se poser la question.

Il est évident que certain.e.s TDS ne sont en réalité pas de véritables “travailleur.euse.s”, mais bien des victimes de réseaux clandestins, des victimes d’esclavage sexuel et de la traite des êtres humains. Mais que fait-on des personnes pour lesquelles c’est un choix ? Que fait-on de celles et ceux qui travaillent à leur compte, qui trient leur clientèle sur le volet ? Que fait-on de ceux et celles dont c’est le métier et qui défendent leurs droits corps et âmes ? Ces TDS qui parlent librement de leur profession, qui marchent dans les rues pour appeler à la réglementation, pour appeler à la justice et à la non stigmatisation.

Il ne faut pas prendre la parole à la place des concernées, mais il ne faut pas non plus négliger le fait qu’elles ne sont pas forcément la majorité. Il faut lutter contre la traite des êtres humains, mais il faut aussi sortir des tabous et du regard jugeant de la société. Il faut permettre à chacun.e d’être libre de son corps, sans oublier que dans de nombreux cas, c’est une liberté qui a été prise par un tiers. Il faut différencier une prostitution libre de l’esclavage sexuel. Il y a le noir et le blanc, l’abolition et la dépénalisation et peut-être que ce que l’on aimerait c’est d’y trouver un peu de nuance, un peu de gris.

  1. DESPENTES, V., King Kong Théorie, 2006.
  2. STROOBANTS, J-P., Le Monde, La Belgique décriminalise la prostitution, 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/02/la-belgique-decriminalise-la-prostitution_6128596_3210.html
  3. LEFEVRE, L. et EFOUMENE, A., Belle de nuit ! Un statut qui flirte entre légalité et illégalité, 2020, https://www.altermedialab.be/belle-de-nuit-un-statut-qui-flirte-entre-legalite-et-illegalite/#:~:text=Que%20dit%20la%20loi%20en,la%20d%C3%A9bauche%20et%20le%20prox%C3%A9n%C3%A9tisme
  4. LAXMI, L. et REGJEP, A., La Belgique dépénalise la prostitution : une première en Europe : tout va changer, 2022,
  5. LAXMI, L. et REGJEP, A., La Belgique dépénalise la prostitution : une première en Europe : tout va changer, 2022,
  6. DJOUPA, A., Travail du sexe et lutte contre les violences sexuelles, 2022, https://www.madmoizelle.com/travail-du-sexe-et-lutte-contre-les-violences-sexuelles-la-belgique-montre-la-voie-en-reformant-son-droit-penal-sexuel-1261449
  7. LEGARDINIER, C., Mouvement du Nid, 30 arguments en faveur de l’abolition de la prostitution, 2014, https://mouvementdunid.org/prostitution-societe/dossiers/30-arguments-abolition-prostitution/
  8. STROOBANTS, J-P., Le Monde, La Belgique décriminalise la prostitution, 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/02/la-belgique-decriminalise-la-prostitution_6128596_3210.html
  9. Et les hommes dans une moindre mesure.
  10. CHARPENEL, Y., Fondation Scelles, Système prostitutionnel : Nouveaux défis, nouvelles réponses (5ème rapport mondial), 2019, http://fondationscelles.org/pdf/RM5/ALLEMAGNE_extrait_5eme_rapport_mondial_Fondation_SCELLES_2019.pdf
  11. CHARPENEL, Y., Fondation Scelles, Système prostitutionnel : Nouveaux défis, nouvelles réponses (5ème rapport mondial), 2019, http://fondationscelles.org/pdf/RM5/ALLEMAGNE_extrait_5eme_rapport_mondial_Fondation_SCELLES_2019.pdf
  12. Fondation Scelles, Pays-Bas, voyage au coeur du réglementarisme, 2019, https://infos.fondationscelles.org/dossier-du-mois/pays-bas-voyage-au-coeur-du-reglementarisme-n24
  13. Propos de la chancelière Suédoise Anna Skarhed cité dans OUIMET, M., “Prostitution : le modèle suèdois, miracle ou échec ?”, 2014, https://www.lapresse.ca/international/europe/201405/03/01-4763313-prostitution-le-modele-suedois-miracle-ou-echec.php
  14. Centre d’Action Laïque., Prostitution : reglementation, prohibition, abolition ?, 2019, https://www.youtube.com/watch?v=BRbXHKyOOpQ
  15. MSF., La situation des travailleurs et travailleuses du sexe en France, 2019, https://www.medecinsdumonde.org/sur-le-terrain/travailleuses-du-sexe/
  16. MSF., La situation des travailleurs et travailleuses du sexe en France, 2019, https://www.medecinsdumonde.org/sur-le-terrain/travailleuses-du-sexe/
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