Cannabis : faut-il en réguler la vente ?

Jean-Louis Herzeele

Commissaire de police honoraire

2001, le jeudi 15 février, il est 6 heures du mat : une perquisition qui tourne au drame.

En vue d’une perquisition, mandat en poche, une équipe de la brigade judiciaire de la police d’Ixelles se rend au petit matin au domicile d’un jeune congolais, présumé dealer important du quartier  africain de Bruxelles. Arrivés sur place, le suspect parvient à s’échapper par la fenêtre du 1er étage située à l’arrière de la bâtisse pour arriver, via une plateforme, et quelques murets dans une petite cour intérieure.  Plusieurs portes donnent sur la courette, une porte de toilettes, une porte d’un cagibi et une autre qui donne accès à l’arrière de l’appartement du rez-de-chaussée. Les policiers poursuivent leurs recherches. Il fait sombre et les lieux leurs sont inconnus. Ils se dirigent vers le bruit des pas du suspect fuyant par la plateforme. Un des inspecteurs reste coincé par un morceau de fer qui accroche son pantalon. Il est aidé par son collègue qui le dégage. Tout d’un coup, plus de pas, plus de bruit. Le suspect se cache probablement derrière une des portes. Il espère ainsi  éviter d’être découvert, mais il se rend sans doute compte que sa fuite est compromise : il s’est trompé de porte et est entré dans les toilettes, il s’est enfermé. Il est piégé ! Les policiers sont sur leurs gardes. Arme au poing et le cœur serré ils progressent prudemment et visitent les lieux, ouvrant porte après porte. Rien. Mais le suspect est là, il ne peut être loin. Les policiers sont dans le silence le plus complet et se déplacent pas à pas dans une obscurité totale. Subitement une ombre surgit de nulle-part et avance vers l’un des inspecteurs. Les protagonistes se retrouvent nez à nez. Malgré son professionnalisme et son expérience, l’un des inspecteurs est fortement surpris et crie : « police ! ». Le policier a peur. Il se sent menacé et en danger de mort. Tout se passe en une fraction de seconde. Il tire en direction de l’homme qui s’écroule. Il meurt sur le coup. Il n’était pas armé.

Trois jours d’émeutes  suivront cet événement durant lesquelles la communauté africaine manifesta sa colère. Pour y faire face, deux approches sont élaborées. L’une consistant à mettre en place une police de proximité, préventive et proche du citoyen afin de restaurer un climat de confiance basé sur l’écoute et le dialogue. Expérience concluante par ailleurs. La seconde approche impliquait l’inévitable volet répressif qui devait juguler cette délinquance de rue. Le quartier était devenu une poudrière qui n’attendait qu’une étincelle pour s’enflammer ; une « cuisine du diable » où des bandes rivales tentaient de s’approprier le contrôle et où les délinquants, spécialisés dans la vente de produits stupéfiants, avaient établi leur terrain de chasse et de repli préféré.  La police n’y était évidemment pas la bienvenue, au grand dam des commerçants et de la population.  Il s’agit donc d’organiser, comme partout d’ailleurs, des opérations de sécurisation ciblées permettant d’éradiquer le commerce du cannabis, principal produit  stupéfiant « dealé » dans le quartier.

Ainsi, la première opération « Alpha »  s’est déroulée le 19 juin 2001, impliquant près de 100 policiers. Bilan: 15 interpellations, saisie de 6 doses de haschisch, soit à peu près 6gr, une personne en séjour illégal, 2 suspects en possession de faux papiers (une carte d’identité et un permis de conduire), un autre signalé à rechercher et deux armes prohibées (un spray et un couteau). Un suspect sera mis à la disposition du Parquet. L’alphabet grec y passera à deux reprises en quatre ans. Pour un résultat jamais plus intéressant que lors de l’opération Alpha. Au total, lors de toutes ces opérations, il a été procédé à 400 interpellations dont une douzaine de mises à disposition du Procureur du Roi. Donc 388 interpellés relaxés le jour même. Coût approximatif, 400.000 euro. Mille euro l’interpellation! Un budget considérable pour une efficacité très relative. Il va de soi que ces opérations de sécurisation anti stups font grimper les statistiques en la matière, celles d’une criminalité de rue « quérable » due à l’action policière, contrairement à la « criminalité rapportée ».

Nous avons tendance à croire que cette « pro activité » des services de police démontre une hausse du phénomène, nullement, elle ne reflète que l’activité policière. Plus on cherche, plus on trouve. Mais cette mission, n’est-elle pas un échec ?  Aujourd’hui encore, la guerre contre les dealers ressemble de plus en plus au jeu du chat et de la souri… perdu d’avance par les forces de l’ordre. Elle semble rassurer la population,  victime de  désordre social, et  satisfaire dès lors les bourgmestres qui s’en inquiètent néanmoins, mais pour lesquels l’enjeu est surtout électoral.  Une fois le dispositif de sécurisation levé, le business reprend de plus belle et chaque jour, le même scénario se répète inlassablement. Que fait la police ? Elle travaille, oui. Elle fait son boulot. La prohibition du cannabis étant un fait, elle doit y faire face, quoiqu’elle en pense. Elle effectue beaucoup d’heures supplémentaires, elle interpelle des jeunes dans le feu de l’action. L’action, le fer de lance du policier. Mais la grande majorité des interpellés est relaxée après vérification des identités, même s’ils ont été trouvés en possession de 3gr de cannabis pour usage personnel et qu’un procès-verbal simplifié a éventuellement été établi. On ne fait jamais de choux gras, les dealers étant très bien organisés.  La police est cependant incapable de reconnaître son impuissance : elle est satisfaite du devoir accompli mais elle ressent principalement la frustration du fait des nombreuses et rapides relaxes et du peu de résultats probants. Le travail d’écriture administrative et judiciaire qui incombe aux policiers prend bien plus de temps que l’interpellation et est peu valorisant pour les hommes de terrain qui déplorent la complexité de la procédure et revendiquent davantage de souplesse. Mais assouplir la procédure pénale, n’est-ce pas affaiblir les droits de la défense et ainsi, la démocratie, notre Etat de droits ?

En ce qui me concerne, j’estime que ces opérations policières sont légitimées. En effet,  aussi longtemps que le trafic sera dans la sphère criminelle, il faudra combattre le Marché et encore plus sévèrement dès qu’il sera question de légalisation.  Les avocats font cependant leur beurre  avec de l’argent liquide en traquant les vices de procédures. Au final, on pourrait conclure au gâchis presque total des moyens mis en place par les zones de police, en hommes et finances. Des moyens qui pourraient être déployés  pour combattre davantage d’autres  problèmes liés à l’insécurité, comme le terrorisme, le trafic d’armes, le trafic d’êtres humains, la fraude financière, l’insécurité routière et également, le trafic de drogues bien entendu, surtout dès sa légalisation ou libération contrôlée. Aujourd’hui, nos rues sont envahies par des petits dealers et pour chaque revendeur interpellé, deux autres se font la guerre pour prendre sa place. Les règlements de comptes sont monnaie courante. D’ailleurs, les premières victimes de cette guerre des clans défendant leurs territoires, sont les jeunes eux-mêmes. Certains d’entre eux, souvent issus des quartiers défavorisés, ont choisi d’être un maillon de la chaîne du deal au lieu de jouer au foot. Notre devoir de parent et de citoyen est de tout mettre en œuvre afin de ne pas laisser notre jeunesse entre les mains de ces criminels de la rue et espérer que nos responsables politiques aient le courage de prendre les bonnes mesures.

Nous retrouvons la perversité du deal sauvage dans une activité illégale qui consiste à réinjecter l’argent sale, du liquide bien entendu, dans l’économie via des temples de consommation, une manne profitable aux commerces de vêtements, magasins de sport, de baskets, et ce, en connaissance de cause des commerçants. Par contre, les boss bling/bling, eux, s’occupent du blanchiment : l’investissement local dans des activités de façade. Des commerces du cash, comme pizzas, kébabs et import-export, fleurissent ainsi et impliquent des changements fréquents de propriétaires usant de fausses factures et de comptables véreux validant les comptes annuels. Au registre du commerce, pour ouvrir une société, il est malaisé de faire la distinction entre de vraies entreprises et de faux commerces. Le shit coute, mais il rapporte donc aussi. Comment ? En taxant les dealers. Il faut prendre l’argent ou il est, dans les poches des trafiquants. Pour combattre le trafic de stupéfiants, l’ONU demande de taper au portefeuille des trafiquants en procédant à des saisies d’objets ayant servi au trafic, comme des voitures et des appartements qui doivent être revendus ensuite. Une bonne opération pour l’Etat.

Mais quid de la santé publique ? Le but n’est certainement pas  de faire du prosélytisme, pas du tout, mais d’ouvrir le débat. Il n’y a pas encore de consensus sur le sujet dans notre société, mais il est communément accepté que le risque de dépendance au cannabis est très faible et l’overdose pratiquement impossible, sauf pour le cannabis de synthèse qui est un pur poison. D’ailleurs, en général, ce sont les adjuvants qui forment la dangerosité du produit, un produit coupé par les criminels de la rue pour augmenter leur bénéfice sur le dos de la santé du consommateur.  Les risques de la consommation d’alcool, biens connus, sont bien plus importants que ceux du cannabis propre. Pour qu’il soit propre, il doit faire partie d’une légalisation contrôlée dans laquelle les mineurs doivent être protégés, ainsi que les lieux publics. Consommé par les mineurs, le cannabis peut altérer le développement du QI et/ou diminuer la concentration, nous sommes tous d’accord. Comme pour l’alcool, il faut évidemment sanctionner l’usage à risque.  Chez les adultes, le cannabis thérapeutique fait cependant son chemin. Il est de toute évidence couramment utilisé dans les hôpitaux lors de traitements chroniques de la douleur, contre la sclérose en plaque, aux soins palliatifs,… Cela ne pose pas trop de problèmes moraux ou éthiques. Les malades, sont-ils écoutés ?  Il faut savoir que le cannabis est composé de deux agents actifs principaux, le THC (tétrahydrocannabinol) et le CBD (cannabidiol). Le THC est surtout connu pour ses effets psychotropes et son usage récréatif. Le THC est souvent trafiqué, augmenté, rendu dangereux. Avec la disparition du marché noir, la qualité du cannabis se verrait nettement améliorée. Le CBD par contre, est surtout connu pour ses vertus thérapeutiques. Au Canada par exemple, il y a des patients sous prescription médicale. En Belgique, il faut cultiver chez soi pour éviter que le THC, vendu en rue, ne soit trop élevé. Le cannabis comme substitut aux produits pharmaceutiques doit manifestement déplaire à l’industrie pharmaceutique. Leur lobbying est en pleine effervescence. Les médicaments légaux comme les opiacés, la morphine, un antidouleur sur base d’opium, seraient-ils en danger ? En effet, la morphine est prescrite au quotidien, pourtant elle tue tous les jours. L’industrie pharmaceutique a donc intérêt à diaboliser l’usage du cannabis. Mais qu’à cela ne tienne, elle prendra le cas échéant de toute évidence très vite la balle au bond.

Il est donc devenu impératif de légiférer en la matière. En attendant, le manque de volonté politique profite aux vrais criminels de la rue. Il est estimé que depuis 2005 la vente de cannabis a triplé en Belgique et que le nombre de personnes impliquées, vendeurs et consommateurs, se compte en dizaines de milliers. Où que vous soyez, qu’on le veuille ou non, le cannabis est accessible partout et pour tout le monde. Ses effets pervers également. Nous devons avoir le courage de reconnaître que la politique de la prohibition est un échec flagrant. Ce constat est peu reluisant, mais il reflète la réalité. Nous savons que la criminalisation n’est pas dissuasive et qu’il est faux de croire que la légalisation contrôlée ferait grimper la consommation de manière significative. Par contre, c’est l’interdiction qui excite l’envie d’essayer ou de consommer. Comme pour la prostitution, faudra-il envisager finalement  de s’en prendre aux consommateurs ? Espérons que l’intelligence, le bon sens et le pragmatisme triomphent définitivement de l’hypocrisie.

Ne confondons cependant pas dépénalisation, légalisation et libération. « Dépénaliser » signifie renoncer à punir pénalement l’usage du produit  ou du moins baisser le niveau de l’infraction pour le consommateur (contraventionnaliser). La consommation dans des lieux publics  peut constituer une infraction. Le produit reste illégal et sa vente ou son trafic constitue toujours des crimes. « Légaliser » signifie donner un cadre légal au produit.  Ce cadre peut être très restrictif, à des fins thérapeutiques ou même récréatives. En seraient exclus, les mineurs d’âge et la consommation dans des lieux publics. L’Etat peut alors instaurer un monopole de vente comme pour le tabac, où même contrôler toutes les étapes, de la production à la vente. C’est la meilleure façon de lutter contre le trafic de drogue. La « libération » consiste à autoriser la vente libre du cannabis. L’Etat se contente dans ce cas de vérifier les mesures d’hygiène  et de conformité, comme pour n’importe quel produit, comme la viande ou le lait. Aujourd’hui aucun pays ne l’applique.

Mais que  pouvons-nous attendre comme réaction en Belgique ? Pour réussir à faire changer la loi, il sera impératif de disposer d’une approche pluridisciplinaire suscitant une large adhésion sociale. Sans le soutien de la population et de la société civile, aucun changement ne sera possible. Alors, comment faire basculer les mentalités ? Une clé est peut-être celle de « la fenêtre d’Overton ». Overton, un avocat américain, se demandait en 1990 pourquoi tant de bonnes idées n’étaient pas prises au sérieux en Politique. Il se rendait compte que si les politiciens voulaient être réélus, ils ne pouvaient se permettre de faire passer des idées considérées comme trop radicales. « Pour conserver le pouvoir, ils doivent faire en sorte que leurs idées restent dans les marges de ce qui est acceptable. »  Alors, comment la société  finit-elle par accepter l’inconcevable ? Modifions quelque peu la fenêtre d’Overton et incluons le processus de conscientisation de l’opinion publique en matière de stupéfiants : faisons glisser la fenêtre vers le bas :

  •  Prohibition (1921)
  •  Pénalisation/Criminalisation
  •  Action
  •  Constat
  •  Sensibilisation
  •  Acceptation
  •  Changement radical
  •  Légalisation (magnifique objectif 2021)
  •  Régulation, Prévention, Contrôle Répression

Regardons aussi par la fenêtre pour voir ce qui se passe ailleurs, Uruguay, USA, Canada, Pays-Bas, Espagne, … En Belgique, nos politiciens sont encore peu enclins à se rendre compte, ou à admettre, que l’approche peut être différente,  plus efficace et  régulatrice du Marché. Rappelons-nous que si  à chaque opération anti-stups, la police  gagne une bataille, elle ignore souvent avoir perdu cette guerre stupéfiante. Arrêtons de penser qu’en continuant comme on a toujours fait jusqu’à présent, ça va finir par marcher. Manifestement non, ça ne finira pas par marcher. Le Marché du cannabis a doublé entre 2010 et 2014. Il faut aborder la problématique autrement et  changer les mentalités. Dirigeons-nous vers une légalisation contrôlée du cannabis. De plus, l’indispensable prévention ne peut fonctionner que s’il y a légalisation. Sortir de l’illégalité permet aussi aux autorités de mieux contrôler, d’une part, la qualité du produit et d’autre-part, sa fabrication ainsi que sa vente. Ce n’est que de cette façon que l’on pourra limiter au maximum, voire supprimer, les risques pour les consommateurs de plus en plus nombreux. N’attendons pas que la mafia venant de l’est remplace les dealers de quartiers. Transgressons le tabou et sortons de l’hypocrisie. Ouvrons le débat dans la contradiction et le respect du désaccord.  Le manque de volonté politique profite de toute évidence aux vrais criminels de la rue. Encore une fois, ne laissons pas notre jeunesse entre les mains des dealers  qui alimentent la délinquance et agissons pour que la prohibition résonne comme un écho d’une autre époque. Ceux qui appelaient à l’abolition de l’esclavage, au droit de vote des femmes, à l’abolition de la peine de mort, à l’avortement, à l’euthanasie et au mariage pour tous, étaient traités de tous le noms, jusqu’à ce que l’histoire leur donne raison.