Pour une régulation du marché du cannabis

Julien Uyttendaele

Député régional bruxellois PS

En 2800 ans avant Jésus Christ, l’ouvrage fondateur de la médecine chinoise célèbre les vertus thérapeutiques du cannabis pour différentes maladies. Pendant des milliers d’années, le cannabis a été utilisé de manière très variée, et pas seulement pour ses effets psychoactifs mais comme nourriture ou comme papier – la première bible de Gutenberg a été imprimée sur du papier à base de chanvre. Les voiles des flottes européennes lors des grandes découvertes étaient aussi faites en partie à partir de cette plante. On produit actuellement par exemple des textiles ou des portières de voitures. Il s’agit donc d’une plante à usages multiples, mais généralement on la résume à un seul de ses usages, ses effets psychoactifs sur le corps.

En 1484 le pape Innocent 8 condamna la consommation de cannabis en raison de la proximité de cette plante avec certains rituels satanique, et la première interdiction légale ou para légale apparut lors de la campagne napoléonienne d’Egypte où les soldats ont découvert cette plante qu’ils trouvaient fort sympathique pour ses vertus psychoactives. Napoléon décida d’en interdire la consommation sur place, mais il y eut évidemment des importations de ces plantes en Europe. Déjà à prohibition ne fonctionnait pas. Il y a eu donc à travers les siècles quelques réglementations, mais c’est clairement à partir du 20ème siècle que l’inflation législative opéra.

Dans la deuxième moitié du 20ème siècle différentes conventions sont apparues à l’initiative très claire et très marquée des Etats-Unis visant à interdire le cannabis et on vit Nixon lançant des campagnes de diabolisation de cette substance, tout en faisant des amalgames un peu boiteux avec les noirs et les hispaniques. On parle de guerre contre les drogues, on parle d’ennemi public numéro un, les mêmes termes que l’on utilise aujourd’hui pour le terrorisme.

L’utilisation de ce vocabulaire belliqueux est faite à dessein, afin de jouer sur l’inconscient populaire. Cette drogue est la drogue la plus dangereuse au monde, cela ne peut être discuté et ceci s’est donc reflété dans les conventions. On a une série de conventions Onusiennes qui ont été signées notamment par la Belgique. On a ratifié ces différentes conventions qui pénalisent le transport, la détention, tout ce qui touche de près ou de loin au cannabis. A côté de cela, il y a des tableaux reprenant les différentes drogues. Ce ne sont  pas des conventions édictées spécialement pour le cannabis mais pour toutes les drogues illégales c’est-à-dire pas l’alcool, pas le sucre, … et le cannabis a été mis dans le tableau des drogues les plus dangereuses avec l’héroïne. Il faut savoir que la première convention mettait même la cocaïne dans des tableaux de drogues moins dangereuses. On voit bien l’objectivité scientifique de ces conventions Onusiennes mais qui sont toujours d’application aujourd’hui,  ce qui est assez problématique d’un point de vue légal. On verra que malgré cela des pays ont pris leurs responsabilités, ce qui est assez intéressant. Alors que, comme je vous l’ai expliqué, en 2800 avant JC on démontrait les vertus thérapeutiques du cannabis, on l’inscrit également dans le tableau des drogues qui n’ont aucune vertu thérapeutique et qu’il n’y a donc aucune raison de même faire de la recherche scientifique sur ce produit.

En droit belge on a la fameuse de loi de 1921 sur les substances psychotropes, vénéneuses et soporifiques qui, un peu comme les conventions onusiennes, liste toute une série de produits qui sont interdit à la détention, le transit, la consommation, la vente,…   le cannabis fait partie de ces produits et c’est la loi de base qui est toujours d’actualité aujourd’hui. À côté de cette loi qui interdit, dès le premier milligramme, la détention et la consommation de cannabis, on a des directives de politiques criminelles. De quoi s’agit-il ? Ce sont des instructions, des recommandations qui ne sont pas contraignantes et qui organisent les priorités dans les poursuites, pour le parquet et pour les agents de police. Sur base de cette échelle de priorités,  on explique que concernant la détention pour usage personnel,  il n’y a clairement pas d’urgence, pas de nécessité de punir ce qui est plutôt une bonne chose évidemment mais malheureusement ce n’est qu’une directive. Que dit-elle ? La principale, celle de 2005, prévoit une tolérance, à géométrie variable, pour l’usage personnel.

Qu’est-ce qu’un usage personnel ? Il s’agit de la détention de trois grammes de cannabis ou d’une plante femelle à quoi il faut ajouter l’absence de troubles à l’ordre public et de circonstances aggravantes. On va essayer de détricoter cette directive : on parle de trois grammes ou d’une plante femelle, donc on considère que quand on a trois grammes sur soi c’est de la consommation personnelle. Il suffit de parler avec des consommateurs de cannabis pour savoir que certains d’entre eux se fournissent par 5 ou 10 grammes mais ce qui est encore plus absurde c’est de parler de trois grammes ou d’une plante femelle. En effet, posons-nous la question de savoir combien produit une plante femelle. Une plante produit entre trente grammes et 300, 400 grammes. Imaginons, de manière hypothétique, qu’un policier  arrive le jour 1 devant une fenêtre d’une maison et qu’il y voit une plante femelle, pas de problème ça respecte la directive, le jour 2, la plante femelle a créé la substance illégale et là sur la table, il y a 100 grammes de cannabis, il  y a déjà là une absurdité en tant que telle de dire 3 grammes ou une plante femelle vu ce que peut produire une plante femelle.

En ce qui concerne les circonstances aggravantes, nous nous trouvons, à mon sens, face à un autre problème. Est considérée comme une circonstance aggravante le fait de détenir du cannabis dans des prisons, des hôpitaux et des écoles, ce qui est assez logique mais aussi dans les environs des écoles, parmi les environs des écoles il y a notamment je cite, les lieux où les jeunes se rencontrent (un arrêt de bus, un parc). Quand on est à Bruxelles, on se trouve toujours dans les environs d’un hôpital, d’une école, d’un arrêt de bus ou d’un parc. On est donc ici dans une insécurité totale d’un point de vue juridique. Aujourd’hui, le consommateur de cannabis se trouve face à une loi qui dit qu’il ne peut pas détenir de cannabis ne serait-ce que le premier milligramme et à côté de cela, il a des directives qui sont interprétées selon l’humeur de l’agent de police, qui va interpréter cela d’une manière ou d’une autre. Voilà donc la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui.

Cette logique même pose des problèmes avant tout démocratiques. Un des principes fondamentaux dans le droit pénal, c’est le principe d’accessibilité, de prévisibilité et clarté de la loi pénale. Celle-ci a des répercussions potentiellement dramatiques sur le quotidien d’une personne en ce qu’elle prévoit une amende, une peine de travail, un emprisonnement et donc, dans une démocratie, il est important que la loi pénale soit claire. Et ce que je viens de vous expliquer, démontre le manque de clarté, de prévisibilité évidente de la situation actuelle.

Il y a aussi un problème juridique, voir démocratique : la loi de 1921 a été votée par une assemblée démocratique et on a une directive que prend le ministre de la justice en concertation avec les procureurs généraux ce qui veut dire que, du jour au lendemain, la directive de 2005 peut changer du tout au tout parce qu’une personne le décide. Il n’est pas normal qu’une seule personne puisse décider de changer tout le système sans qu’il y ait un contrôle démocratique. Peu importe qu’on veuille augmenter ou diminuer la répression, ce qui importe c’est que les décisions soient prises dans une enceinte démocratique parce qu’elles engendrent des répercussions pénales.

Ainsi que je vous le disais, il y a une interprétation à géométrie variable selon l’arrondissement judiciaire dans lequel on se trouve, si on se trouve à Bruxelles on sera traité d’une façon si on se trouve dans un autre arrondissement wallon, on sera traité d’une autre manière, si on a une certaine couleur de peau on sera traité d’une autre manière et si on va en Flandre, c’est encore un autre monde. J’en ai parlé avec un pénaliste dont un de ses clients  s’est fait poursuivre parce qu’il avait 3 grammes de cannabis dans trois sachets différents et que cela a induit une suspicion de trafic. Cela démontre qu’on est vraiment dans une zone d’ombre qui est inacceptable dans une démocratie.

La  réponse doit être apportée  par une loi claire et ce n’est pas le cas aujourd’hui.

C’est aussi une question de philosophie du droit : quel est le rôle du droit pénal ? Evidemment chacun a sa définition du droit pénal, elle n’est pas univoque. Selon moi, c’est un outil, un instrument qui vise à prévenir et à punir des comportements qui directement ou indirectement nuisent à la société. Et je  vais peut-être vous choquer mais la consommation d’une drogue quelle qu’elle soit, licite ou illicite que ce soit du sucre, de l’alcool, du cannabis ou de l’héroïne, cela ne nuit, a priori, qu’à la personne qui en consomme. Certains me rétorqueront que cela nuit indirectement à la sécurité sociale. C’est vrai mais alors, dans ce cas, on doit aussi parler du sucre, de l’alcool, … Par contre si des comportements consécutifs à cette consommation  doivent être considérés comme des infractions, le droit pénal doit jouer son rôle. Il y a là un problème de philosophie du droit : est-ce que le droit pénal est là pour aider des personnes qui ont une consommation problématique, est-ce que le droit pénal est là pour soigner les gens ? Chacun a sa réponse.

Ensuite, il y a la question de l’efficacité du droit, de la norme dans la mesure où l’on se trouve dans une logique d’incohérence politique. Il y a d’une part des objectifs de réduction du nombre des consommateurs, de réduction de l’accessibilité du produit, assécher les réseaux criminels de vente. Ces objectifs que l’on retrouve dans les conventions onusiennes et dans la loi de 1921 sont tout à fait louables, je les défends aussi.. Cependant, dans les faits, le cannabis n’a jamais été aussi accessible et aussi puissant, il n’a jamais été autant consommé par des personnes de plus en plus jeunes et il n’a jamais été aussi profitable pour les réseaux criminels.

Avant de revenir sur chacun de ces points, il faut savoir que, même s’il est interdit, le cannabis est un marché au sens économique du terme puisqu’on se trouve en face d’un bien de consommation, qu’on a des vendeurs et des consommateurs. On se trouve en face d’un marché ultralibéral qui ne connaît aucune règle sauf celle de l’interdiction (qui ne fonctionne pas) et dont les bénéficiaires sont les réseaux criminels et certaines filières terroristes.

Le commerce du cannabis représente, au niveau international une somme d’environ 150 milliards de dollars (en comparaison, le marché du vin équivaut à 300 milliards de dollars). C’est donc une manne financière importante. Les victimes de ce commerce sont les consommateurs entre lesquels il faut distinguer ceux qui ont une consommation problématique et ceux qui sont bien intégrés dans la société, qui ont un emploi, des relations affectives, qui vivent normalement leur vie de citoyens.

Le consommateur de cannabis se trouve dans la même situation que le consommateur d’alcool au temps de la prohibition puisque tous deux doivent ou devaient entrer en contact avec des réseaux criminels pour s’approvisionner et donc participer à leur financement.

Deuxièmement les consommateurs de cannabis tout comme ceux de l’alcool à l’époque, ne savent pas du tout ce qu’ils consomment, ils sont dans le noir le plus complet par rapport à la substance qu’ils achètent et consomment. Il serait inconcevable aujourd’hui de se rendre dans un débit de boisson et d’y recevoir une boisson dont on ne sait si c’est de la bière, de l’éther,…

Le consommateur de cannabis au 21ème siècle est dans cette situation, il ignore ce qu’il consomme. Or, les études, les analyses du cannabis qui est en circulation en Belgique et qui est à peu près le même qu’aux Pays-Bas, est d’une très mauvaise qualité, très puissant. Plus il est puissant, plus il est rentable pour les trafiquants : on en transporte moins et par conséquent, on réduit le risque. Or le consommateur n’est peut-être pas intéressé par une substance présentant un aussi taux de THC. Tout comme un consommateur d’alcool préfère peut-être boire une bière que de l’absinthe.

Un autre problème qui mérite d’être soulevé est celui de la stigmatisation des consommateurs ayant une consommation problématique et qui, au lieu de recevoir une aide, sont considérés comme des hors-la-loi. Eux-mêmes se sentant à la fois honteux et hors-la-loi, ils s’auto-excluent et renoncent à avoir recours aux parcours d’accompagnement qui leur sont destinés mais qui aussi sont largement sous-financés.

Certes le cannabis est néfaste pour la santé mais il y a une nette exagération des dangers. Le danger se situe plus chez les très jeunes dont le cerveau est en croissance.

Les chiffres de la consommation chez les jeunes sont alarmants :  en fédération Wallonie Bruxelles, selon les chiffres les plus récents, parmi  les 17-18 ans, 42,5 % ont déjà consommé du cannabis,  pour les 15-16 ans on est 26,1 % donc 1 sur 4, pour les 13-14 ans, on se trouve à 8,7% .

Cette consommation précoce qui risque d’entraîner des graves dommages sanitaires pour les jeunes qui constituent une public fragile, est rendue possible par le fait qu’on se trouve en face d’un marché où il n’y a pas de règles et où le dealer ne s’auto limitera pas et ne s’inquiétera pas de l’âge de son client.

Outre le consommateur, l’Etat aussi est victime du trafic de par les dépenses publiques allouées à la politique de répression : police, parquets, système judiciaire et carcéral. Ce sont pas moins de quatre cent millions d’euros qui sont mis en jeu pour une politique qui ne fonctionne pas et ce, alors que l’Etat peine à boucler ses budgets.

En termes de faits liés aux drogues, 71% des délits concernent uniquement le cannabis donc si ce marché est règlementé, le trafic disparaît et par conséquent, des montants particulièrement conséquents que l’on peut rediriger vers d’autres politiques sont libérés. On constate que la répression ne fonctionne pas ; on est dans une politique du chiffre dans laquelle on se vante devant les électeurs de pratiquer une politique de tolérance zéro, de saisir de plus en plus, qu’on arrête de plus en plus. Les chiffres sont édifiants : le nombre de saisies est passé de 35 sites à 1111 entre 2003 et 2013, quant au nombre de plans saisis, on constate une augmentation de 270% entre 2007 et 2013.

En réalité, ces saisies sont la partie visible de l’iceberg car l’accessibilité du produit n’a jamis été aussi grande.

Une étude de la Commission européenne sur l’accessibilité montre que 59% des 15-24 ans estiment qu’il est très facile de se procurer du cannabis en moins de 24 heures en Belgique. L’enquête porte sur une population répartie partout dans le pays. Imaginez les statistiques que l’on aurait si on se focalisait sur les grandes villes comme Bruxelles, Anvers ou Liège…

Le prix du Cannabis n’évolue pas de manière sensible. Si on avait arrêté les gros poissons, le prix aurait pu augmenter mais ce n’est même pas le cas.

Le cannabis frelaté provoque l’augmentation des coûts en soins de santé. Que trouve-t-on dans ce cannabis ? Des hydrocarbures, des billes de verre, du sable pour augmenter la consistance et qui restent logées dans les poumons de l’usager.

Les nouvelles drogues de synthèse sont, quant à elles des purs produits de la prohibition ce sont des « legal highs » substances euphorisantes para légales. Des fabricants de drogues jouent sur les réglementations, sur les molécules pour passer entre les mailles des filets réglementaires, en montrant qu’aucune des molécules constituant le produit n’est interdite et que les effets sont complètement hallucinants pour le consommateur. Il faut savoir que le cannabis synthétique que l’on achète sur internet et qu’on reçoit par la poste en deux jours est parfois 100, 200 fois plus dangereux que du cannabis naturel.

Cette inefficacité de la politique répressive  a été très bien résumé dans un article français qui parle de «  l’effet ballon » de la politique répressive. Essayer  de synthétiser ce phénomène se résume dans le fait que, lorsqu’un trafiquant est arrêté et sorti du marché, la place laissée par celui-ci constitue seulement une opportunité pour un autre acteur d’augmenter ses parts de marché ou pour un nouvel acteur de s’installer sur ce marché.

Le consommateur dispose d’un nombre important de numéros de téléphone de dealers, ce qui leur permet de toujours trouver quelqu’un pour les approvisionner.

Les dealers se trouvent au bas de la pyramide. Ce sont eux aussi es victimes puisque c’est eux qui se font arrêter et non pas ceux qui se trouvent au-dessus.

On voit donc que dans ce trafic, il y a trois sortes de victimes : les consommateurs, l’Etat et les petits dealers. Les grands gagnants sont les réseaux criminels mais aussi certaines filières terroristes, ce qui est démontré par un rapport très récent d’Europol.

Etant en situation de monopole, les trafiquants n’ont aucun intérêt à s’autolimiter en vérifiant l’âge de l’acheteur, en améliorant la qualité,… ils vont juste essayer de maximiser leur bénéfice grâce à une activité extrêmement lucrative, non soumise à des règles, dans une optique ultra libérale.

Il faut savoir que le coût de production d’un gramme de cannabis est de 2 euros le gramme, revendu à 10 euros, soit un bénéfice plantureux estimé à 8 euros par gramme vendu.

Paul de Grauwe, économiste belge professeur à la London School of Economics ancien sénateur VLD, est très progressiste sur cette question. Il met en évidence le lien de causalité entre le degré de répression et le degré de rentabilité : plus on réprime, plus on met de l’argent dans la répression, plus le commerce de cannabis devient rentable pour les réseaux criminels parce que qu’ils rajoutent une prime de risque. On est vraiment dans un lien contre-productif entre les moyens qu’on utilise et les objectifs qu’on veut atteindre.

Et donc vous vous imaginez bien que dans cette logique, les principaux opposants à la réglementation du cannabis, ce ne sont pas les politiques, ni les pères et les mères de famille, ce sont avant tout les réseaux criminels qui bénéficient d’une source de financement monumentale.

La question qu’il faut se poser maintenant c’est celle de savoir où nous allons. Cela fait maintenant plus de 60 ans qu’on poursuit une politique qui ne fonctionne pas, c’est vérifié en chiffres et au quotidien. Les politiques vous diront qu’il y a d’autres priorités en termes sécuritaires aujourd’hui que de courir après les dealers.

Non seulement cette politique n’a jamais fonctionné mais elle a même aggravé la situation en terme d’accessibilité, en terme de puissance, en terme de qualité du produit, en terme de rentabilité pour les réseaux criminels. Heureusement aujourd’hui, des femmes et hommes politiques, des Etats prennent leurs responsabilités et décident de faire bouger les lignes. Et  je suis peut-être un peu naïf mais je crois qu’en Belgique aussi on va y arriver, je crois que c’est possible dans un délai de 5 à 10 ans, si un changement de majorité intervient au fédéral.

La Belgique a une tradition d’avant-gardisme, on l’a vu dans une série de débats éthiques et sociétaux et la règlementation du cannabis arrivera nécessairement. Les discours des hommes politiques sont particulièrement hypocrites dans cette matière : ils ne disent pas la même chose devant la caméra et dans les coulisses.  Le meilleur exemple est Bart De Wever, monsieur tolérance zéro, qui avait un accord, à Anvers, avec le plus grand cannabis social club, lieu où on peut vendre et distribuer du cannabis, sans but lucratif.

Quels sont aujourd’hui, au niveau politique, les freins à une règlementation ? Outre un manque ou une mauvaise information, il y aussi des réticences électorales, notamment au sein de mon propre parti au sein duquel on a dû mener un travail intense qui a permis l’adoption d’une position claire et qui va dans un autre sens que celui de la répression. Ce travail au corps de l’establishment nous a permis de rédiger une proposition de loi-cadre qui a été déposée le 13 septembre 2017. Pour  l’anecdote, on s’est battu pendant 4 ans pour faire bouger les lignes au sein du parti et on nous a donné 3 jours pour écrire une loi qui se veut cohérente et complète, même s’il est quasiment impossible d’être complet pour réglementer tout un marché sur lequel aujourd’hui il n’y a aucune règle.

Le premier changement de paradigme de cette loi, c’est qu’on passe d’une législation pénale à une législation de santé publique parce que l’objectif premier c’est la santé publique des consommateurs de cannabis qui, comme les consommateurs de n’importe quelle autre substance, nocive ou pas ont le droit d’être protégés. On sort du champ répressif mais ce n’est pas pour ça qu’il n’y a pas de sanction.

Le projet de loi essaie évidemment de répondre à une série infinie de questions : on part d’une page blanche et on doit imaginer toutes les questions auxquelles la loi doit apporter une réponse. On s’inspire donc des marchés actuels de l’alcool, du tabac, des règles qui fonctionnent mais aussi celles qui ne fonctionnent pour essayer de ne pas commettre les mêmes erreurs. On s’est aussi inspiré des législations qui existaient à l’époque en Uruguay et dans certains Etats américains même si les législations des Etats sont soit très strictes soit très libérales « free market ». On s’est inspiré de toutes ces législations pour essayer de créer un modèle belge qui tienne compte des particularités du pays, un modèle belge de réglementation du cannabis en quelque sorte. Il faut créer un marché de A à Z mais il faut aussi avoir l’humilité de la remise en question, remise en question permanente qui est dans l’ADN de cette loi-cadre. Dans cette loi il est précisé qu’on part de rien et que des adaptations seront indispensables, on dit qu’il doit y avoir un monitoring constant par des spécialistes, des associations, par le monde judiciaire, par le monde académique qui analysent en permanence l’exécution de cette loi sur le nouveau marché du cannabis avec des adaptation. On profite d’une page blanche pour essayer des choses tout à fait innovantes par rapport à un marché d’un bien de consommation. Le but serait notamment de créer le premier marché d’un bien de consommation sans but lucratif dans lequel il n’y a pas de possibilité de faire des bénéfices. C’est pourquoi seules des ASBL pourront être présentes sur ce marché. Cela ne les empêche évidemment pas de gagner de l’argent mais celui-ci doit être réinvesti dans le fonctionnement de l’association et ne peut être distribué via des dividendes.

On ne sait pas si ça fonctionnera mais on a aujourd’hui une opportunité unique de créer un marché de bien de consommation qui, à priori, n’est pas bon pour la santé, mais qui ne répondra pas, comme l’alcool et le tabac à un but de lucre. Les lobbies sur ces marchés n’existeraient pas s’il n’y avait pas un but de lucre. Par la création d’ASBL, on « coupe l’herbe sous le pied » à la création même d’intérêts économiques et financiers liés à la vente de cette substance. L’évaluation permettra de déterminer si cela peut fonctionner. Mais il faut saisir l’opportunité.

Deuxième innovation. Ce sera le premier marché d’un bien de consommation qui doit respecter tous les principes de l’agriculture biologique. Cela veut dire que là aussi on va essayer de limiter au maximum les pesticides, les additifs liés à ce produit. On distribue et on produit une plante naturelle.

La loi prévoit deux manières de se procurer du cannabis, l’auto culture c’est-à-dire la possibilité d’avoir un plan chez soi avec des règles en termes de quantité par ménage, ou via des cannabis social clubs que j’ai déjà évoqués. Ces clubs existent déjà aujourd’hui dans plusieurs pays et la Belgique est assez bien fournie en cannabis social clubs. De quoi s’agit-il ? Des consommateurs de cannabis qui justement lassés de devoir rentrer en contact avec des réseaux criminels pour en plus consommer n’importe quoi, ont décidé de se mettre ensemble et de mutualiser leur production de cannabis sous la forme d’ASBL avec des statuts qui expliquent clairement leurs activités. Le principe de base de ces cannabis social clubs, outre l’absence de but lucratif, c’est qu’ils ne sont pas propriétaire des plans. L’ASBL doit juste se charger de la culture des plans de cannabis au nom et pour le compte des affiliés mais il n’y a aucune concentration d’une quantité massive de cannabis sur la tête d’une personne physique ou d’une personne morale, en l’occurrence ici une ASBL. Chaque affilié du club est propriétaire de ses plants. La plupart des cannabis social clubs de Belgique sont aujourd’hui fermés et leurs propriétaires emprisonnés, ce qui est assez absurde parce que ces gens veulent sortir du réseau criminel et que c’est la justice qui les remet dedans en les considérant comme des dealers de base.

Aux termes de la loi, dans les cannabis social clubs, chaque plan à une carte d’identité avec le nom du propriétaire,… c’est donc clairement assumé comme une centralisation de la culture de cannabis mais au nom et pour le compte des affiliés donc sans propriété des plans pour l’ASBL.

La loi prévoit énormément de règles contraignantes à respecter par ces cannabis social clubs qui doivent tout d’abord obtenir une licence délivrée par une autorité de contrôle.

La loi essaie de répondre à un maximum de questions en matière de quantité de cannabis produite, en matière de puissance du cannabis pour éviter la production de cannabis trop puissant.  On se baserait sur des logiques similaires à celles que l’on retrouve sur le marché de l’alcool, à part que ce n’est pas le même pourcentage (5%THC, 10%THC,…). Une règle devra déterminer la puissance maximale  du cannabis ainsi produit.

Le respect de règles en matière d’agriculture biologique, en matière d’étiquetage  (comme les paquets de cigarettes), la composition seront des informations qui permettront aux consommateurs de cannabis d’avoir une vision claire de ce qu’ils consomment comme c’est le cas pour l’alcool. Ils pourront voir s’ils sont face à un cannabis léger, moyennement léger ou plus fort. Outre le THC qui est la substance psycho active, il y a dans le cannabis toute une série d’autres composants comme le cannabidiol, un autre cannabidoïde du cannabis et l’antidote du THC dont il diminue les effets négatifs sur le consommateur. Tout  cela sera très clairement affiché sur le paquet qui sera reçu par le membre du cannabis social club.

Il y aura aussi des règles en matière de stockage, de transport, de sécurisation des transports, en matière de façade, on ne veut pas comme au Colorado, des néons qui clignotent, des promos,… on est dans la logique de « paquet neutre australien » pour les cigarettes. Les cannabis social clubs sont des établissements neutres qui ne peuvent pas essayer d’inciter directement ou indirectement la consommation de cannabis, pas de publicité directe ou indirecte. On a aussi une limitation du nombre de membres pour éviter que des superstructures ne se créent. On veut des petites structures mais suffisamment grandes pour être viables économiquement. Ces clubs ne pourront pas compter plus de 300 membres cotisants environ. Ils reçoivent ensuite chacun un crédit de cannabis qu’ils peuvent aller chercher moyennant un prix qui est moins cher que celui qu’ils peuvent trouver sur le marché illégal.

Il y a aussi des règles en matière de messages de prévention sur les paquets, en matière de formation du personnel qui doit pouvoir venir en aide aux publics problématiques qui auront dès lors un contact avec un humain plutôt qu’avec les dealers qui ne leur disaient pas qu’ils devraient se soigner ou limiter consommation. Les parcours d’accompagnement et les associations spécialisées se verront refinancées.

La traçabilité du produit est aussi très importante pour assécher le réseau criminel. En effet, les nouvelles technologies nous permettent aujourd’hui d’avoir une traçabilité totale de la production, de toute la filière de production. C’est le principe « from seed to sale », soit de la graine jusqu’à la vente. Grâce à des puces, on peut tout à fait vérifier qu’il n’y a pas une partie du stock qui part ailleurs et que le réseau criminel ne vient pas s’y approvisionner pour aller vendre de son côté.

Une autorité de contrôle du cannabis (autorité administrative indépendante) est instituée. Nous nous sommes inspirés de l’AFSCA et de la FSMA quant à ses règles de fonctionnement et de composition. Cette  autorité de contrôle du cannabis  aura les pleins pouvoirs pour vérifier évidemment que tout  le monde respecte bien les conditions et les règles pour attribuer les licences et pour les reprendre le cas échéant temporairement voire pour radier des cannabis social clubs du système s’ils ne respectent pas les règles. Il y a aussi des licences pour les producteurs et des sanctions en cas de non-respect de la réglementation liée à la production.

Après ces deux acteurs que sont les clubs et l’autorité de contrôle de cannabis, il y a une question qui reste très importante c’est la politique des prix et de la fiscalité. Il est clair que ce sont des leviers utiles à plus d’un titre. On pense tout de suite aux rentrées d’argent pour l’Etat et c’est évidemment un des effets mais je crois que le premier objectif que doit avoir cette politique  de prix et de fiscalité, sera tout d’abord d’assécher le réseau criminel. Dans  un premier temps, on va en effet avoir une concurrence,  ce qui peut paraître a priori surprenant, entre le marché criminel du cannabis et le marché réglementé. Ils  vont coexister pendant un certain temps. Le marché criminel pourra notamment être défait par une politique des prix efficace. Si le cannabis vendu dans les social clubs est au même prix que sur le marché criminel, il est clair que le consommateur  préférera un produit contrôlé, de qualité, qui est règlementé et transparent.

A partir du moment où l’Etat prend ses responsabilités et réglemente le marché, on peut espérer assez raisonnablement que les consommateurs vont se tourner vers ce marché-là.  C’est pour cela que la politique des prix doit être cohérente.

C’est aussi un outil en termes de financement des services publics. La production d’un gramme coûte deux euros. Si le gramme est vendu à 8 euros, cela laisse 6 euros à répartir entre les clubs, les associations et l’Etat.

Aujourd’hui on a eu une étude sur le budget de la politique drogue au sens large et on voit que la politique de sécurité, le pilier sécurité, répression, parquet, police, prison,… représente environ 65% du budget total politique drogue alors que les associations de prévention et de réduction des risques ne bénéficient que de 3 % du budget. Aujourd’hui ces associations travaillent avec des moyens ridicules. La  fiscalité du cannabis permettra donc de financer largement leurs activités et donc d’aider les consommateurs problématiques de manière beaucoup plus efficace.  Il  y a dans la loi toute une logique d’horizontalité entre les clubs et les associations qui sont présentes dans les clubs

Priver les réseaux criminels de leurs revenus et les transférer à l’Etat est un shift pertinent.

Quant à la fiscalité, elle peut avoir pour effet une régulation de la consommation. On l’a vu pour le tabac et dans une moindre mesure pour l’alcool, une augmentation des accises permet la réduction du nombre de consommateurs. L’augmentation doit cependant rester modérée afin de ne pas relancer le marché criminel qui pourrait proposer un produit moins cher.

J’ai essayé de vous expliquer succinctement la loi qui a été proposée. Les effets escomptés de cette règlementation sont les mêmes que ceux de la prohibition, à savoir l’assèchement du marché criminel, la réduction de l’accessibilité et de la dangerosité du produit. La règlementation vise également à réduire les risques liés à la consommation par un contrôle effectif de la qualité du produit, de sa puissance, par une meilleure information des usagers.

Nombreux sont ceux qui pensent que le marché criminel perdurera à l’intention des mineurs. Il faut à ce sujet constater que la fin de la prohibition de l’alcool aux USA n’a pas entraîné le développement d’un marché de contrebande destiné aux mineurs. Les dealers disparaitront parce que le marché ne sera plus économiquement rentable.

Bien sûr les mineurs trouveront toujours le moyen de se procurer du cannabis, tout comme ils le font pour l’alcool et le tabac mais l’accès sera néanmoins fortement réduit. Ils ne pourront en effet pas s’approvisionner dans les cannabis social clubs où ils devront présenter leur carte d’identité. Aucune solution ne permettra de supprimer totalement l’accessibilité aux mineurs mais on pourra tout au moins la diminuer drastiquement.

La règlementation du marché permettra une diminution importante des dépenses publiques lorsqu’on sait que quatre cent millions d’euros sont consacrés chaque année à la répression liée au cannabis. Somme qui pourra être utilisée à des projets plus utiles comme l’enseignement, les soins de santé, etc.

Le bénéfice serait double : réduction des dépenses et augmentation des recettes fiscales. A quoi il faut ajouter des créations d’emploi et la réinsertion socio-professionnelle des petits dealers, victimes du système mafieux et qui pourront ainsi avoir un travail déclaré, payer des impôts, bénéficier de la sécurité sociale, quitter le chômage ou le CPAS.

Plus philosophiquement, cela amènerait un petit peu plus de cohérence politique. Depuis 60 ans nous nous trouvons dans un système qui ne fonctionne pas. La réglementation que nous défendons devrait permettre d’atteindre les objectifs développés tout au long de cet article.