Affairisme, reniement des valeurs et fraternité universelle

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

H istoriquement, le mouvement antimilitariste plonge ses racines dans le monde ouvrier qui, par solidarité, ne désirait pas servir les militaires et leurs lobbys de l’armement dans leurs desseins de domination, donc, inévitablement, à massacrer des travailleurs et des populations.

Ce mouvement, prônant le pacifisme, rejeta sans la moindre ambiguïté possible, l’armée ou toute formation militarisée dans ses composantes hiérarchiques, autoritaires, nationalistes, bellicistes, que ce soit pour des motifs religieux, capitalistes ou autres.

La mouvance socialiste, prise au sens large, fit partie intégrante de ce concept de fraternité universelle.

Depuis quelques décennies, on est très loin du compte. Exemples concrets en Belgique et en France.

« La Défense : ton futur, notre mission », clame d’entrée de jeu le site de l’armée belge.[1]

Nous y lisons même, avec une certaine stupéfaction, cette déclaration qui est une porte grande ouverte vers l’immoralité et le fanatisme : « Si vous avez une mission, peu importe où, comment, quand ou dans quelles circonstances. Tant que vous savez pour qui vous la faites. »

Il est vrai que le ministère de la Défense nationale belge[2] est « le seul ministère fédéral qui n’est pas structuré sous la forme d’un service public fédéral, mais qui est chargé de l’exécution de la politique militaire et de l’infrastructure militaire de l’armée belge qui lui est nécessaire. »

En d’autres termes, les politiciens doivent marcher en cadence au son de la musique militaire ! Et, croyez-moi, au pays du surréalisme, tout semble permis.

Effectivement, depuis 2020, la Défense dépense des sommes faramineuses, alors que le budget de la Santé, lui, avait été raboté et des centaines de lits d’hôpitaux supprimés.

Cette Défense acheta 322 véhicules blindés pour un montant de 134,7 millions, plus 15,4 millions destinés à « assurer le soutien logistique ».

Il fut également question de 258 millions d’euros pour des avions ravitailleurs, alors qu’en janvier 2021, la ministre de ce ministère « particulier » autorisait à lancer un vaste programme d’achat de nouvelles tenues de combat, dont le montant ne fut pas révélé.

En janvier 2022, un nouveau plan stratégique fut présenté. Son nom ? STAR (sic) comme « Sécurité – Technologie – Ambition – Résilience ».

À savoir : « Une défense au service de la population, qui doit assurer sa sécurité, investir dans l’humain et des hautes technologies pour rendre notre pays plus résilient aux crises. »

« Investir dans l’humain ? » L’épidémie de COVID démontra encore par A+B que l’État belge planifia de manière dramatique le démantèlement des services hospitaliers publics, par exemple.

« Des militaires au service de la population ? » Durant ce temps, les services de la Protection civile sont, comme par hasard, réduits à peau de chagrin, voire purement et simplement, si j’ose dire, supprimés.

La militarisation de la société belge poursuit allègrement son chemin. Jugez-en.

Un budget sur trois ans d’une dizaine de milliards d’euros fut récemment divulgué : « On veut offrir de l’emploi avec le recrutement de 10.000 militaires et plusieurs milliers de civils. Un autre axe : se déployer sur le territoire national et à l’étranger », expliqua la cheffe dudit ministère au micro de La Première (RTBF).

La cerise sur le gâteau relève bien du surréalisme à la belge : « Une trentaine de caméras chinoises sont utilisées par l’armée belge », titrait le quotidien Le Soir, le 26 janvier 2022.

Ladite cheffe du ministère confirma que « l’utilisation de caméras Hikvision et Dahua servent à surveiller les sites militaires. »

Et, notre confrère de poser la question qui fâche : « Un risque d’espionnage ? »

Réponse : « Notre service de renseignement et de sécurité – SGRS – suit d’une manière globale cette problématique (de l’ingérence étrangère, NDLR) et est pleinement conscient des implications possibles de l’utilisation de ces appareils. »

En d’autres termes : « Circulez, il n’y a rien à voir ! »

Antinomie

Cette cheffe du ministère de la Défense nationale belge est Ludivine Dedonder, membre du Parti Socialiste : une antinomie, selon moi, voire un reniement absolu des valeurs développées par le mouvement socialiste, celui des classes dites laborieuses, tellement loin de l’affairisme et de la soif de pouvoir de sociaux-démocrates contemporains.

Des politiciens qui usurpent littéralement l’étiquette de « socialistes », en somme.

Et, il n’y a pas qu’en Belgique que l’on assiste à ce délitement des valeurs originelles, en France, sous la Ve République, Charles Hernu, membre du PS, ministre de la Défense nationale, vouait aux gémonies les pacifistes et les antimilitaristes.

En août 1976, à l’occasion de la semaine de la « Marche internationale non violente pour la démilitarisation » entre Metz et Verdun à laquelle j’ai participé aux côtés de centaines de pacifistes et des Cabu, Cavanna, Wolinski… de Charlie Hebdo, Charles Hernu avait tenu le discours suivant : « Cette cohorte poussiéreuse et enhaillonnée… »

Et puis, n’oublions pas, non plus, l’implication de ce ministre avec le « socialiste » François Mitterrand dans la dramatique affaire de sabotage du Rainbow Warrior (un mort), comme le révéla Le Monde lors des accusations de l’amiral Pierre Lacoste, ancien chef des services secrets français (DGSE) : « J’ai demandé au président s’il m’autorisait à mettre en œuvre le projet de neutralisation que j’avais étudié à la demande de Charles Hernu, ministre de la Défense. Il m’a donné son accord en manifestant l’importance qu’il attachait aux essais nucléaires (…) Charles Hernu a répété qu’il s’agissait d’une affaire tout à fait essentielle de notre politique de défense. Il ne faut pas avoir de scrupules sur des sujets aussi vitaux, j’en assume complètement la responsabilité. »

Ludivine Dedonder, Charles Hernu, François Mitterrand, d’autres politiciens issus du sérail « socialiste » devenus suppôts de multinationales et de lobbys de l’armement, du nucléaire militaire, commerçant avec cette grande puissance dictatoriale qu’est la Chine contemporaine…, voici qui est bien loin de l’antimilitarisme de Jean Jaurès, assassiné au nom de son pacifisme !

Pacifisme et utopie

Comme au lendemain de Mai 68 lorsque je suis devenu objecteur de conscience et que je suis passé devant le tribunal pour me justifier, j’entends d’ici l’argument « Que ferez-vous en cas de guerre ? Si tout le monde avait été comme vous, nous serions sous la botte nazie ! »

Je résume et actualise ma position[3] :

« L’actualité dramatique démontre la toute-puissance et la mainmise de l’industrie de l’armement et du nucléaire, la propagande militariste, un populisme et un nationalisme en appelant à faire davantage couler « le sang impur dans nos sillons », et vous avez, alors, des millions de morts civils, des victimes dites pudiquement « collatérales », des réfugiés qui fuient l’horreur des bombardements et exactions de soldats et mercenaires.

Cependant, il est notoire que tout conflit se termine par un arrêt de l’utilisation des armes.

Des preuves historiques ont été données que le pacifisme a fait échouer, reculer, voire capituler, des dictatures, systèmes autocratiques, tyranniques, pouvoirs militaro-industriels : enseignants norvégiens face aux nazis, chutes de Jaruzelski par Solidarność, de Milosevic par Otpor !, de Bouteflika par le Hirak, sans oublier le pacifisme des Rosa Luxemburg, Gandhi, Martin Luther King, Mandela, Angela Davis, Jane Fonda, de certains Printemps arabes, des paysans du Larzac, des Grands-Mères de la Place de Mai, des courageux pacifistes russes défiant la politique de Vladimir Poutine…

Alors ? Et si notre Société déployait un arsenal de pacifisme plutôt qu’entretenir le mythe de la « Grande Muette », celle qui apprend à tuer ? Un pacifisme militant doublé d’un activisme citoyen développé dans un esprit de solidarité sans frontières : désobéissance civile, actions non-violentes, objection de conscience, insoumission, résistance collective contre les armes chimiques, ruines, viols, drones exterminateurs…, est-ce utopique ?

‘‘ L’utopie n’est pas ce qui est irréalisable, mais ce qui est irréalisé’’, clama Cabu, pacifiste notoire. »

 

Reportage photographique : Guy Ambert.

  1. Mil.be, 2022.
  2. Ne serait-il pas plus judicieux de l’appeler à nouveau le « Ministère de la Guerre » ?
  3. Couverture de mon dernier ouvrage Le Petit Livre du Combattant pacifiste, Éditions CABAN, Paris.

STAR onéreuse et peu sympa

Le plan STAR, si peu sympathique aux yeux de tous les citoyens épris de paix à l’heure où ils se débattent également  avec, trop souvent, d’inextricables problèmes financiers pour boucler la fin du mois, frappe déjà les esprits (et le portefeuille desdits citoyens) en cette fin d’été 2022 : « Jamais la Défense n’aura possédé une telle capacité héliportée », selon Le Soir (26 août 2022).

Coûts : une trentaine d’hélicos pour 1.030 millions d’euros, plus d’un milliard !

La ministre Dedonder réussit à militariser la Belgique comme jamais ! Le budget de la Défense (alias de la Guerre) tend vers les 2% du PIB. Une somme colossale, alors que le pays manque cruellement d’infrastructures hospitalières, sportives, culturelles, de crèches, de résidences pour personnes âgées à prix accessibles, de lieux d’accueil des réfugiés (peut-être nous ou nos enfants et petits-enfants, demain ou après-demain…), de revaloriser les statuts de travailleurs des premières lignes (comme on les re-découvrit lors des confinements) et ceux d’utilité vraiment publique (enseignement, surtout le technique et professionnel, secteur pyscho-médico-social…), de routes, autoroutes et ponts sans les pitoyables nids de poule et autres pièges…

Il s’agit donc d’un véritable choix idéologique pour la Société que celui de favoriser les armes (qui tuent, c’est leur but !) au détriment la solidarité (qui établit des relations humaines dignes et pacifiées) et de la coopération au développement (à ne pas confondre avec le néo-colonialisme). P.Gf.

 

Rien de neuf sous le soleil

Marie Béclard - FAML

L’ école doit contribuer à la réussite de tous les élèves et donner les mêmes chances à chacun d’y parvenir! Pourtant, chaque année à l’annonce des résultats du CEB, on s’étonne de la baisse du niveau. Pas parce qu’on a analysé les épreuves et détecté une réelle simplification de celles-ci mais simplement parce qu’il y a une majorité des enfants qui ont réussi. N’était ce pas l’objectif ? Ne devrait-on pas se féliciter pour ce travail et chercher à aider les quelques pourcents d’élèves qui ont éprouvé des difficultés? N’oublions pas que le CEB correspond aux bases essentielles, en d’autres termes normalement au minimum requis pour pouvoir commencer les secondaires. Alors comment expliquer ces injonctions contradictoires : tous les élèves doivent réussir mais pour qu’un diplôme ait de la valeur il faut beaucoup d’échecs ?

« Les enseignants et les établissements sont donc pris en tenaille, on leur demande à la fois plus de réussite de tous au nom du bien commun (pouvoir politique depuis 15 ans) mais également plus de sélection au nom des intérêts privés (parents). L’égale et forte légitimité de cette double commande en fait donc une injonction paradoxale très paralysante pour les enseignants ». [1]

Dans de nombreux pays, les redoublements ne sont décidés que très occasionnellement et ainsi à 15 ans, les retards scolaires sont inférieurs à 5 %. Dans d’autres pays (Communauté germanophone de Belgique, Espagne, Luxembourg, Mexique et Portugal), les taux de retard à 15 ans sont supérieurs à 30 %. En FWB (Fédération Wallonie-Bruxelles) ces taux sont proches des 40 %. Est-ce que faire doubler permet au système scolaire de mieux fonctionner ? Il semble que non, puisque ce deuxième groupe de pays ne présente pas un taux de réussite aux tests PISA particulièrement élevé (même si bien entendu la valeur des tests PISA peut être remise en question). Par contre, on observe que le redoublement amplifie les inégalités sociales de performances. A compétences égales, le redoublement est plus fréquent chez les élèves d’origine sociale modeste. [2] Alors pourquoi reste-t-on si attaché à cette pratique en Belgique ? Même s’ils n’aiment pas ce système, parents et enseignants ont grandi avec ce mode de fonctionnement et même s’ils désirent que les choses soient différentes, on a inconsciemment tendance à rechercher ce qu’on a connu et à le reproduire. Il est donc important que la société quitte un système où l’on pense qu’on a besoin de la menace du redoublement pour motiver les élèves à apprendre et trouver d’autres méthodes pour aider les élèves en difficulté. Personne ne niera que dans certaines situations, un élève peut avoir besoin d’un peu plus de temps mais que ce n’est pas et cela ne doit pas être la norme et que le seul redoublement ne suffit pas, il faut un réel accompagnement de l’élève (avant et après).

Le tronc commun, un possible changement ?

Dans sa réforme du Pacte pour un Enseignement d’excellence, la Fédération Wallonie- Bruxelles a introduit l’idée d’un tronc commun plus long, c’est même un de ses grands piliers. Tous les élèves inscrits de la 1re maternelle à la 3e secondaire devraient suivre les mêmes apprentissages jusqu’à la fin de ce tronc commun. Fini les options et les orientations précoces avant la 3e secondaire. Mais pourquoi ? Le tronc commun veut lutter contre les inégalités scolaires, la relégation par l’échec scolaire et il souhaite revaloriser l’enseignement qualifiant.

Aujourd’hui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, moins de 20% des enfants entrés en 1ère maternelle se retrouveront en 6e secondaire de l’enseignement général. En 14 ans, 4 jeunes sur 5 auront donc connu le redoublement ou l’orientation vers une autre filière que le général et ne nous le cachons pas, c’est rarement un choix positif. L’allongement du tronc commun devrait s’avérer positif pour éviter de reléguer des élèves vers des filières professionnelles quand ce n’est pas un choix délibéré et positif de l’élève. « La division précoce des élèves en filières hiérarchisées d’enseignement général et qualifiant ne repose aucunement sur leurs capacités ou leurs envies, encore moins sur de prétendues intelligences théoriques ou manuelles ; elle n’est que le reflet et la reproduction de la division sociale du travail dans nos sociétés inégalitaires ». [3]

Avec l’instauration du nouveau tronc commun, le redoublement est fortement déconseillé. Mais est-ce qu’en pratique cela va vraiment changer quelque chose ?

En secondaire, la situation est très différente de l’enseignement fondamental. Mais en primaire, on peut se poser la question. Les redoublements sont déjà assez rares et les parents peuvent même s’y opposer. En Finlande, pendant toute la durée du tronc commun, le redoublement n’existe quasi pas. Mais à côté de cela, chaque enfant est soutenu en cas de problème et pour cela tous les enseignants ont reçu une formation pour déceler les difficultés des enfants et y apporter les remédiations nécessaires. Un enseignant spécialisé apporte également son aide dans chaque école. Ainsi, un élève en difficulté peut donc recevoir gratuitement l’aide de ce professeur spécialisé. En fonction des sources consultées « entre 16 et 30% des élèves bénéficieraient d’un tel soutien au cours de leur scolarité. Ces élèves suivent le même programme que les autres, mais ont davantage d’espaces pour l’assimiler, soit en petits groupes autonomes, soit au sein de leur classe pour qu’ils ne soient pas pointés du doigt. ». [4]

Dans son projet de tronc commun, la FWB veut mettre quelque chose en place de similaire mais avec quelle ampleur ? Généralement, le pacte prévoit de distribuer deux périodes par semaine pour mettre en place du co-enseignement. Mais comme souvent ce qui est donné quelque part est repris ailleurs et le dispositif de FLA ??qui vise à aider les élèves en difficultés dans l’usage du français est progressivement diminué. Comment imaginer que deux heures sur une semaine vont suffire ? Deux heures où deux enseignants seront présents pour plus d’une vingtaine d’élèves. Bien entendu, le professeur mettra en place d’autres choses dans sa classe mais seul la tâche semble parfois insurmontable. Surtout si on prend en compte les réalités du terrain : combien de fois le co enseignant ne sera pas présent parce qu’il est malade ou surtout car il aura à prendre en charge la classe d’un collègue absent de longue durée ? Qui seront ses enseignants spécialisés en Belgique ? Des instituteurs qui auront suivi une formation de deux journées comme cela a été le cas pour le fla?

Faire à la finlandaise sans prendre en compte toutes les réalités de leur système, n’est-ce pas un peu trompeur ?On ne peut pas mettre en place un système avec des enseignants qui font de leur mieux mais qui sont trop peu formés .

L’autre injonction contradictoire  importante de l’enseignement belge: c’est vouloir donner les mêmes chances à chacun et pourtant laisser perdurer un système créateur d’inégalités.

En l’état actuel, l’enseignement en Fédération-Wallonie Bruxelles est un des plus producteur d’inégalités sociales au monde, la responsabilité en incombe au quasi marché scolaire. L’école finlandaise était élitiste jusqu’à la réforme de son système d’enseignement mais une réforme essentielle a consisté à fusionner l’école primaire et le 1er cycle du secondaire en une seule école: «l’école fondamentale». Cette réforme avait la volonté de faire réussir tous les élèves, peu importe leur provenance géographique ou leur origine socio-économique.

C’est l’objectif également de notre tronc commun élargi en Belgique.

L’école fondamentale obligatoire est destinée aux élèves de 7 à 16 ans et attribuée selon un critère de proximité.  Si on compare chez nous, le tronc commun s’arrête à 15 ans mais cela ne semble pas être véritablement une différence qui puisse tout changer. Par contre, là où le bas blesse se situe plutôt dans l’idée d’attribution de l’école selon les critères de proximité. Les enfants sont automatiquement inscrits dans une école du quartier. La majorité des écoles fondamentales finlandaises sont des écoles publiques gérées par une ou plusieurs communes. En Belgique, les écoles publiques sont également plus nombreuses que les écoles privées mais elles ne sont pas toutes et loin de là gérées par l’État. Puisque l’enseignement libre et surtout confessionnel occupe une large part du marché scolaire belge.

En Belgique, on est très loin de cette situation avec un quasi marché scolaire où les parents favorisés choisissent la meilleure école pour leur enfant et celle-ci n’est pas nécessairement dans leur quartier. Une école qui sera souvent une école libre confessionnelle[5] (même si on n’est absolument pas croyant) parce qu’on en a l’image d’une école de qualité contrairement au réseau officiel qui pourtant s’avère souvent aussi qualitatif puisque dans les deux systèmes on trouve malheureusement le meilleur et le pire.

Un réseau unique et publique serait fortement favorable à tous les élèves et permettrait de mettre fin à la la ghettoïsation de l’enseignement. Nico Hirtt explique que si on attribuait une école à chaque enfant, les écoles pourraient être vraiment mixtes et on pourrait dire au revoir aux « écoles poubelles ».[6]

De plus, le tronc commun en Belgique sera bel et bien allongé d’un an. Cependant, la distinction entre écoles primaires et secondaires va bien persister pour l’instant : bâtiments différents, enseignants différents, pouvoirs organisateurs différents. On peut également craindre que des problèmes logistiques viennent compliquer certaines mesures, les cours techniques par exemple demanderont du matériel, de l’espace que les écoles n’ont pas ou ne pourraient obtenir afin de dispenser des cours de qualité.

Dans cette grande réforme, il y a (comme quasi toujours) de bonnes choses mais on peut légitimement se poser la question de comment faire autrement sans avoir vraiment changé les cartes ?

  1. J. CORNET, L’enfer scolaire pavé des bonnes intentions catholiques dans la revue Politique (Hors série), octobre 2010 consulté sur le site https://changement-egalite.be/L-enfer-scolaire-pave-des-bonnes
    • M. CRAHAY, « En guise de conclusion : du redoublement à la régulation des apprentissages »

    dans Peut-on lutter contre l’échec scolaire ? (2019), pages 427 à 446

  2. N. HIRTT, Suffira-t-il d’allonger le tronc commun ?19 janvier 2018 consulté sur le site https://www.skolo.org/2018/01/19/suffira-t-dallonger-tronc-commun/
  3. L’école finlandaise, un modèle pour la Belgique? Dans https://ligue-enseignement.be/lecole-finlandaise-un-modele-pour-la-belgique/
  4. L’enseignement francophone en Belgique dispose de plusieurs réseaux : d’abord le réseau officiel avec celui de la fédération Wallonie-Bruxelles mais également le communal et provincial. Il y a ensuite le réseau libre qui est soit confessionnel (enseignement catholiques, israélique, islamique, …) soit non confessionnel. A côté de ces réseaux totalement ou partiellement subventionnés, il existe l’enseignement privé.
  5. O. MOTTINT, En finir avec les mystifications du marché scolaire Publié le 24 mai 2022 sur https://www.skolo.org/2022/05/24/en-finir-avec-les-mystifications-du-marche-scolaire;N. HIRTT, L’ inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? 1/1 Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge, à partir des données de l’enquête PISA 2018 Nico Hirtt, mars 2020 consulté le 24 juillet 2022 sur le site https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2020/02/PISA-2018-FR.pdf

Les hommes font dans la dentelle

Zelda-Moore Boucher - FAML

En mai 2021, Moot, une marque de lingerie spécialement conçue pour les hommes, s’est vue refuser la diffusion d’un spot publicitaire par la chaîne de télévision britannique ITV. Cette même marque de lingerie fine masculine s’est également retrouvée fréquemment censurée sur certains réseaux sociaux en raison d’un contenu jugé sexuel et, par conséquent inapproprié. Deux poids, deux mesures lorsque l’on compare au traitement réservé à la lingerie féminine ?

La marque en quelques mots

Fondée il y a quelques années par Jules Parker, un métallurgiste de 55 ans, Moot est une jeune marque indépendante de lingerie fine fabriquée à la main en Angleterre et destinée aux hommes. La marque met en effet un point d’honneur à créer des pièces originales qui célèbrent les formes des hommes. L’aventure Moot a commencé en partant du constat que si les hommes voulaient avoir d’autres options de sous-vêtements que les traditionnels caleçons en coton, leurs options se limitaient presque toujours à soit se contenter de lingerie synthétique bon marché et mal taillée, soit à acheter des sous-vêtements destinés aux personnes ayant des formes perçues comme féminines, et par conséquent peu adaptées à une morphologie masculine. Depuis quelques temps, la griffe Moot fait donc le pari de proposer des bodys, culottes et autres pièces de lingerie fine adaptées aux morphologies masculines. Si cette révolution des dessous masculins semble être accueillie avec beaucoup de positivité et de bienveillance par certains, cet accueil n’est cependant pas celui qui a majoritairement été réservé à cette évolution.

Vous ne connaissez pas la marque de Jules Parker ?

A vrai dire, ce n’est pas étonnant. En effet, l’enseigne n’est tout simplement pas autorisée à faire de la publicité sur les réseaux sociaux les plus courants, un coup dur pour une marque qui tente de percer lorsque l’on sait que ces plateformes sont devenues un outil précieux pour le lancement des petites entreprises. Facebook et Instagram ont même été jusqu’à refuser la simple diffusion d’une publicité qui ne laisserait apparaître que le logo de Moot représenté par le nom de la marque écrit en lettres cursives noires sur fond blanc. Aux yeux des deux géants des réseaux sociaux, cette publicité enfreindrait les règles de la communauté dans la mesure où ils considèrent que le site web vers lequel cette publicité renvoie revêt un caractère sexuel. Jules Parker a ainsi déclaré que les géants des réseaux sociaux Facebook et Instagram lui ont envoyé un e-mail justifiant leur interdiction par une déclaration selon laquelle il utiliserait « du contenu pour adultes et inclut des images axées sur des parties du corps individuelles ». Confrontés au rejet systématique de leurs campagnes publicitaires, les propriétaires de la marque ont décidé d’engager une spécialiste pour parcourir avec eux tout le processus d’appel. Après quelques semaines de travail, cette dernière a découvert que le compte de Jules Parker avait été placé sur liste noire à la suite de ses tentatives de diffusion des annonces pour Moot. Désormais, il ne sera plus jamais autorisé à faire de la publicité sous son propre nom et ce même s’il abandonnait la création de lingerie fine et commençait à concevoir un autre produit jugé plus conventionnel tel que du mobilier de jardin. Le constat est sans appel : il lui est maintenant totalement interdit d’avoir un compte Facebook Ads Manager. Une sanction bien lourde pour avoir uniquement osé vendre des culottes en dentelle.

Le traitement réservé à la marque de lingerie ne s’arrête pourtant pas là. Une brève interview menée par Philip Schofield et Holly Willoughby devait ainsi être diffusée durant la tranche horaire d’une émission télévisée nommée « This Morning » sur la chaîne britannique ITV. Les avocats responsables de la régulation du programme ont finalement pris la décision de refuser la diffusion de la promotion des sous-vêtements masculins Moot par crainte de la réaction de l’autorité régulatrice des télécommunications au Royaume-Uni. Si les producteurs ont assuré au fondateur de la marque que sa capsule serait diffusée à une date ultérieure, ce n’est toujours pas le cas à ce jour et l’émission a cessé de répondre aux e-mails de l’intéressé.

Le double standard de la censure

Le fait que les publications de Moot se retrouvent considérées comme contenu inapproprié, peut sembler relativement compréhensible pour une marque de lingerie fine, cependant des images révélatrices du corps féminin arborant ce même genre de tenues dans des positions parfois très implicites semblent ne pas jouir du même traitement. Qu’il s’agisse de notre fil d’actualité sur les réseaux sociaux, d’imposants panneaux d’affichage dans la rue, d’une large plage horaire pendant les publicités d’innombrables chaînes de télévision, nous sommes chaque jour exposés aux représentations du corps féminin en lingerie. Une surexposition qui ne semble pourtant pas susciter les mêmes réactions et le même émoi.

Interrogé par le journal britannique The Guardian, le Docteur Shaun Cole, Professeur de mode à l’Université de Southampton et auteur de « The Story of Men’s Underwear », explique que le genre de publicités proposées par la marque Moot ne revêt pas plus un caractère sexuel que celles qui représentent des corps féminins. Comme le docteur Shaun Cole le regrette :

« Il y a encore deux poids deux mesures dans la façon dont les corps sont représentés lorsqu’ils sont à moitié vêtus ». Dans le contexte particulier d’une société fort patriarcale, la griffe Moot est incontestablement désapprouvée. Grand nombre de personnes iraient même jusqu’à considérer comme un déviant tout homme qui opterait pour l’un de leurs produits, tranchant à nouveau avec l’attitude réservée aux femmes qui, dès la puberté, sont sexualisées et se retrouvent presque littéralement encouragées à porter de la lingerie fine. A l’heure actuelle, la semi-nudité des femmes est tellement intériorisée qu’elle engendre une banalisation de la nudité dans les médias visuels et sociaux où l’objectification et la sexualisation de la femme est normalisée et paraît inoffensive. Assez étonnement, lorsque les hommes se retrouvent dans les mêmes positions que les femmes, ils sont alors rapidement l’objet de censure, comme si soudainement la possibilité de sexualiser, d’objectifier et de soumettre l’homme devait insoutenable et inacceptable.

Pour une mode unisexe !

Tout ne semble pourtant pas si noir au royaume de la lingerie et il semble que nous soyons peut-être à l’aube d’un éveil des consciences. On constate en effet de plus en plus dans les grandes enseignes l’apparition de collections unisexes. Si ces vêtements dit « unisexe » ou « gendrer-free » représentent bien une avancée en soi, il est toutefois dommage de constater que, à de rares exceptions près, les coupes de ces vêtements empruntent uniquement au vestiaire masculin. Dans la mode actuelle, il est ainsi courant de trouver un pull, une veste en jean ou une chemise autant dans les rayons hommes que dans les rayons femmes. Si les femmes portant de larges chemises ou même des caleçons ne sont pas considérées comme travesties ni sujettes à moqueries, il n’en va évidemment pas de même pour homme qui porterait des vêtements traditionnellement perçus comme féminins. Le comportement pourrait alors être perçu par certains comme subversif et transgressif. Les vêtements unisexes que les enseignes nous proposent ne sont donc in fine que des vêtements déjà présents dans les deux vestiaires et fondamentalement masculins.

Dans un monde où l’on cherche chaque jour un peu plus à se libérer du carcan imposé par des codes vestimentaires trop genrés, il semble plus que jamais légitime qu’un homme puisse progressivement intégrer dans sa tenue vestimentaire quotidienne des pièces considérées comme relevant du vestiaire féminin. Aujourd’hui, la culture visuelle est encore trop souvent dominée par une perspective d’homme cishétéronormatif qui a pour conséquence une tendance manifeste à censurer et invisibiliser les personnes dont l’apparence serait jugée non conforme aux normes de genre ou porterait atteinte aux critères des masculinistes traditionnels. Une démonstration flagrante que, dans notre société actuelle, les expressions de différentes masculinités ne sont toujours pas les bienvenues.

Il reste encore décidément bien du chemin à parcourir lorsqu’il s’agit des combats liés à l’inclusion et il est peut-être temps d’arrêter de faire dans la dentelle…

Travailleuses du sexe, toutes victimes d’un système ?

Avril Forrest - FAML

“C’est le contrôle exercé sur nous qui est violent, cette faculté de décider à notre place ce qui est digne de ce qui ne l’est pas.[1]

Ça s’est passé en mars dernier : notre plat pays a voté à la majorité, pour une nouvelle loi visant à décriminaliser le travail du sexe.

Entrée en vigueur le 1er juin 2022, cette loi fait de la Belgique le premier pays européen à dépénaliser la prostitution et devrait permettre aux travailleur.euse.s du sexe (TDS) de sortir de l’illégalité et de profiter, comme tout autre travailleur, d’un véritable statut, de protections sociales et de santé[2]. Incorporation du principe de consentement, dépénalisation du travail du sexe, mais aussi extension de la définition juridique du viol, voilà, entre autres, ce que comprend cette réforme.

Les concerné.es poussent un énorme “ouf” de soulagement et cela semble être, effectivement, une très bonne nouvelle pour assurer leur sécurité et leur permettre de sortir de la stigmatisation sociale et de l’insécurité dans laquelle ils et elles se trouvent.

Pourtant, en dehors de ce “ouf” partagé par les TDS ainsi que de nombreux organismes (OMS, Amnesty, Médecins du Monde,….), d’autres voix s’élèvent, contestant cette vision et assurant qu’une dépénalisation de la prostitution ne serait, au final, pas si favorable aux TDS.

Puisqu’une loi comme celle-ci pourrait permettre aux TDS un suivi médical, d’être protégé.e.s, reconnu.e.s et que la société soit finalement régularisée ou régulée?, pourquoi y a-t-il des oppositions ?

Parlons abolition et dépénalisation, parlons santé et protection, parlons prostitution. Considérant que les TDS sont les victimes d’un système qui les exploite, les partisans de l’abolutionnisme revendiquent, comme son nom l’indique, l’abolition complète de la prostitution ainsi que tous les mécanismes de réglementation la concernant. A l’inverse, les membres du mouvement de la dépénalisation de la prostitution prônent la mise en place de réglementations visant à assurer la protection des TDS.

Jusqu’à cette fameuse date du 1er juin 2022, l’art. 380 du Code pénal belge interdisait le racolage, l’incitation à la débauche et le proxénétisme[3]. Désormais, la réforme décriminalise la prostitution, encadre sa publicité, mais ne décriminalise pas le proxénétisme qui sera puni d’un à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende allant de 500 à 25.000 euros[4]. Les sanctions et peines de prison ont également été revues à la hausse, passant ainsi de 5 à 10 ans de prison pour des faits de viol, à 15 à 20 ans d’emprisonnement.[5] ????

Mais ce n’est pas tout, cette loi aborde également un point important dont on parle de plus en plus et sous tous les angles possibles : la question du consentement.
Dorénavant, la loi précise que : “Le consentement doit être donné librement et ne peut être déduit de la seule absence de résistance, il peut être retiré à tout moment avant ou pendant l’acte sexuel. Une précision qui a son importance si, par exemple, le partenaire retire son préservatif.“[6] Formidable, on aurait presque envie de dire qu’il était temps.

Alors, comment expliquer, en lisant cela, qu’une vague de groupes féministes et autres organisations hissent le drapeau d’alerte, soutenant que, derrière des lois comme celle-ci, réside encore et toujours un système dans lequel les femmes sont exploitées pour répondre à une demande masculine ? Serait-il utopique de penser que la prostitution puisse disparaître pour de bon ? S’il s’agit d’un choix, en quoi la prostitution est-elle une atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes ? Pourquoi chaque personne ne serait-elle pas libre de vivre son rapport au corps comme il ou elle l’entend ? Abolir la prostitution n’aurait pas, au contraire, un impact dramatique sur les conditions de travail des TDS ? Cela n’encouragerait-il pas la clandestinité, la traite des êtres humains et finalement les risques qu’encourent ces TDS ? Beaucoup de questions,… et il semblerait qu’il y ait également beaucoup de réponses, beaucoup de points de vue et de nombreux arguments dans un sens, comme dans l’autre.

Lorsque l’on enfile nos chaussures de manifestant.e pro abolition, on s’entend dire que la prostitution n’est jamais réellement un choix, qu’il s’agit d’actes sexuels imposés par une contrainte physique, financière ou sociale, que “personne ne fait ça pour le plaisir”. On lit que dans le système prostitueur, l’argent est un instrument puissant de la mise à disposition des femmes au profit des hommes[7], que cela accentue davantage les inégalités en termes de genre. Il est vrai qu’en Belgique, 95% des TDS sont des femmes[8] et la clientèle est presque exclusivement masculine. La prostitution ne serait donc, selon les partisans de l’abolition de la prostitution, qu’un moyen de légitimer un acte sexuel, consenti mais non désiré, imposé par les hommes, une violence envers les femmes, considérées comme des marchandises.

Bien. D’un autre côté, il y a les partisans de la dépénalisation pour qui la prostitution est un droit pour les femmes[9] qui désirent l’exercer, celles-ci étant libres de disposer de leur corps comme elles l’entendent. Dans cette approche, la prostitution est reconnue comme un métier et la dépénalisation a pour but d’encadrer la prostitution libre et de lutter contre la prostitution forcée en sanctionnant les proxénètes.

Dépassons nos frontières et allons voir ce qu’il se passe à l’étranger. Voyageons le temps d’un paragraphe, en direction des Pays-Bas et de l’Allemagne. Cela fait maintenant plusieurs années que ces deux pays ont décidé de légaliser la prostitution. Comprenons que légaliser et dépénaliser sont deux choses différentes, puisque légaliser la prostitution signifie concevoir et mettre en place une nouvelle législation pour instaurer et organiser cette profession. Et finalement et bien, il semblerait que le bilan de ces deux pays ne soit pas très glorieux. On constate, en effet, que suite à la légalisation, la prostitution clandestine n’a pas diminué pour autant, au contraire, la demande ne fait qu’augmenter, les cas d’exploitation et de traite d’êtres humains également[10]. En Allemagne, un rapport estime que les victimes sont de plus en plus jeunes et que suite à l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile, la prostitution a vu naître une nouvelle forme d’exploitation sexuelle : le Refugee Porn. Des femmes, parfois des actrices porno, souvent de réelles réfugiées, humiliées, mises en scène de façon dégradante et maltraitées,… Voilà qui reflète bien notre humanité, notre bienveillance et la façon dont sont perçues les demandeuses d’asile. En 2017, un reportage a dévoilé l’existence de réseaux de prostitution dans des foyers pour migrants à Berlin. À Stuttgart, seulement 1500 TDS se trouvent dans la légalité, contre 3000 qui exercent dans la clandestinité, donc dans des conditions de travail dangereuses[11].

Si l’on survole le bilan des Pays-Bas, ce n’est pas beaucoup mieux,… Il ressort que 50 à 90% des TDS du secteur légal se trouvent, en réalité, forcé.e.s d’exercer ce travail, la prostitution clandestine a continué de se développer et la situation des TDS s’est détériorée[12].

En résumé, après plus d’une dizaine d’années, le constat de la légalisation de la prostitution en Allemagne et aux Pays-Bas est triste. Plus que triste, il est inquiétant et plutôt catastrophique, comme on a pu le voir. Légaliser la prostitution ne semble donc pas forcément améliorer les conditions de travail des TDS, puisque la protection et la réglementation ne paraissent bénéfiques qu’à une minorité de TDS, la majorité préférant continuer à travailler dans l’anonymat.

Continuons notre petite expédition et voyons quels sont les résultats d’un pays où la prostitution a été abolie. Nous voilà à présent en Suède, pays souvent cité comme modèle de référence en termes de tolérance, de libération des mœurs et d’égalité de genre. Il s’agit du premier pays au monde à prononcer, en 1999, une loi condamnant l’achat de services sexuels et non la vente.

“Pour nous, c’est une question d’égalité hommes-femmes. Une société moderne ne peut pas accepter qu’un homme achète le corps d’une femme.(…) Ici, c’est impensable, la prostitution est une honte.”[13]

Alors que la chancelière Suédoise affirme que cette loi a permis de diminuer drastiquement la prostitution sans engendrer les effets redoutés, à savoir l’augmentation de la prostitution clandestine et la traite des êtres humains, d’autres démontrent que ce n’est pas si simple. Renaud Maes, sociologue belge explique qu’il y a toujours de la prostitution en Suède, mais qu’il y a de moins en moins de Suédoises qui se prostituent. Il semblerait, en réalité, qu’il s’agisse de plus en plus de femmes étrangères se trouvant dans des situations extrêmement précarisées et que l’explosion du sexe sur internet serait à l’origine de cette diminution[14].

La prostitution est une violence envers les femmes, les hommes font de la femme une marchandise que l’on achète”, voilà un des arguments que l’on retrouve souvent chez les partisans de l’abolitionnisme et qui, pourtant, n’est pas correcte étant donné que ce n’est pas la femme qui est à vendre, mais le service qu’elle propose. Cette honte, ce dégoût pour la prostitution ne traduit-il pas des croyances partagées par la société, des perceptions stéréotypées de ce qui est “bien” et de ce qui est “mal” ?

La France a, en 2016, décidé de marcher sur les pas de la Suède en signant une loi pénalisant les clients et non pas les TDS. Selon une étude menée par des chercheurs en coopération avec Médecins du Monde, 63% des TDS ont connu une détérioration de leurs conditions de vie et d’exercice de leur activité depuis l’adoption de cette loi et 78% ont été confrontés à une diminution de leurs revenus[15]. Les résultats de ce rapport ont également mis en évidence une augmentation des violences physiques et sexuelles, des insultes de rue, et du harcèlement[16].

Alors, à quoi doit-on s’attendre en Belgique ? Ce “ouf” de soulagement qui paraissait presque incontestablement positif, l’est-il véritablement ?

D’emblée on pourrait penser qu’il n’y a pas de mauvais métier, qu’il n’y a que de mauvaises conditions de travail, que le problème vient de la société, du regard qu’elle porte sur cette activité et non pas du métier en soi. Que c’est une histoire de tabou, de mœurs et de morale. On pourrait penser que c’est un sujet qui gêne et met mal à l’aise parce qu’on ne parle pas de ces choses-là, parce que c’est dégradant. On pourrait penser que c’est de là que proviennent les contestations et les oppositions, que la société n’est pas assez “ouverte”. Pourtant, lorsque l’on constate les résultats d’autres pays, d’autres sociétés, on peut tout de même se poser la question.

Il est évident que certain.e.s TDS ne sont en réalité pas de véritables “travailleur.euse.s”, mais bien des victimes de réseaux clandestins, des victimes d’esclavage sexuel et de la traite des êtres humains. Mais que fait-on des personnes pour lesquelles c’est un choix ? Que fait-on de celles et ceux qui travaillent à leur compte, qui trient leur clientèle sur le volet ? Que fait-on de ceux et celles dont c’est le métier et qui défendent leurs droits corps et âmes ? Ces TDS qui parlent librement de leur profession, qui marchent dans les rues pour appeler à la réglementation, pour appeler à la justice et à la non stigmatisation.

Il ne faut pas prendre la parole à la place des concernées, mais il ne faut pas non plus négliger le fait qu’elles ne sont pas forcément la majorité. Il faut lutter contre la traite des êtres humains, mais il faut aussi sortir des tabous et du regard jugeant de la société. Il faut permettre à chacun.e d’être libre de son corps, sans oublier que dans de nombreux cas, c’est une liberté qui a été prise par un tiers. Il faut différencier une prostitution libre de l’esclavage sexuel. Il y a le noir et le blanc, l’abolition et la dépénalisation et peut-être que ce que l’on aimerait c’est d’y trouver un peu de nuance, un peu de gris.

  1. DESPENTES, V., King Kong Théorie, 2006.
  2. STROOBANTS, J-P., Le Monde, La Belgique décriminalise la prostitution, 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/02/la-belgique-decriminalise-la-prostitution_6128596_3210.html
  3. LEFEVRE, L. et EFOUMENE, A., Belle de nuit ! Un statut qui flirte entre légalité et illégalité, 2020, https://www.altermedialab.be/belle-de-nuit-un-statut-qui-flirte-entre-legalite-et-illegalite/#:~:text=Que%20dit%20la%20loi%20en,la%20d%C3%A9bauche%20et%20le%20prox%C3%A9n%C3%A9tisme
  4. LAXMI, L. et REGJEP, A., La Belgique dépénalise la prostitution : une première en Europe : tout va changer, 2022,
  5. LAXMI, L. et REGJEP, A., La Belgique dépénalise la prostitution : une première en Europe : tout va changer, 2022,
  6. DJOUPA, A., Travail du sexe et lutte contre les violences sexuelles, 2022, https://www.madmoizelle.com/travail-du-sexe-et-lutte-contre-les-violences-sexuelles-la-belgique-montre-la-voie-en-reformant-son-droit-penal-sexuel-1261449
  7. LEGARDINIER, C., Mouvement du Nid, 30 arguments en faveur de l’abolition de la prostitution, 2014, https://mouvementdunid.org/prostitution-societe/dossiers/30-arguments-abolition-prostitution/
  8. STROOBANTS, J-P., Le Monde, La Belgique décriminalise la prostitution, 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/02/la-belgique-decriminalise-la-prostitution_6128596_3210.html
  9. Et les hommes dans une moindre mesure.
  10. CHARPENEL, Y., Fondation Scelles, Système prostitutionnel : Nouveaux défis, nouvelles réponses (5ème rapport mondial), 2019, http://fondationscelles.org/pdf/RM5/ALLEMAGNE_extrait_5eme_rapport_mondial_Fondation_SCELLES_2019.pdf
  11. CHARPENEL, Y., Fondation Scelles, Système prostitutionnel : Nouveaux défis, nouvelles réponses (5ème rapport mondial), 2019, http://fondationscelles.org/pdf/RM5/ALLEMAGNE_extrait_5eme_rapport_mondial_Fondation_SCELLES_2019.pdf
  12. Fondation Scelles, Pays-Bas, voyage au coeur du réglementarisme, 2019, https://infos.fondationscelles.org/dossier-du-mois/pays-bas-voyage-au-coeur-du-reglementarisme-n24
  13. Propos de la chancelière Suédoise Anna Skarhed cité dans OUIMET, M., “Prostitution : le modèle suèdois, miracle ou échec ?”, 2014, https://www.lapresse.ca/international/europe/201405/03/01-4763313-prostitution-le-modele-suedois-miracle-ou-echec.php
  14. Centre d’Action Laïque., Prostitution : reglementation, prohibition, abolition ?, 2019, https://www.youtube.com/watch?v=BRbXHKyOOpQ
  15. MSF., La situation des travailleurs et travailleuses du sexe en France, 2019, https://www.medecinsdumonde.org/sur-le-terrain/travailleuses-du-sexe/
  16. MSF., La situation des travailleurs et travailleuses du sexe en France, 2019, https://www.medecinsdumonde.org/sur-le-terrain/travailleuses-du-sexe/