Population mondiale et crise environnementale:  le point sur le débat

Juliette Perrinet - ULB

Le 15 novembre dernier, la planète a franchi le cap des 8 milliards d’habitants, de quoi raviver le débat concernant l’impact de la démographie mondiale sur la planète, en termes d’émissions de gaz à effets de serre et d’externalités sur l’environnement.

Nous entendons souvent des arguments relatifs à la taille de la population lorsque l’on traite des questions environnementales.

« Le problème est que nous sommes trop nombreux sur terre ! » « Il faut faire moins d’enfants pour polluer moins ! » « C’est la faute des Chinois, ils sont trop ! » … Mais qu’en est-il vraiment ? Pouvons-nous imputer à la démographie mondiale tous les dérèglements que nous connaissons aujourd’hui ?

L’évolution de la population mondiale et quelques notions clés de démographie

La population mondiale a longtemps stagné à quelques centaines de millier d’individus. Entre l’an 0 et 1800, la population mondiale est passée de 250 millions à 1 milliard. Le second milliard fut dépassé en 1927. En 1999, nous étions 6 milliards.

Il aura donc fallu des milliers d’années pour que la population mondiale atteigne un milliard d’humains contre seulement un peu plus de 200 ans pour que ce chiffre soit multiplié par 8 !

Cette croissance récente et inédite résulte du phénomène de transition démographique, amorcé en Europe à la fin du 18 ème siècle et qui s’est étendue au reste de la planète avec des temporalités très variables. Cette transition est marquée par la maitrise de l’homme sur la mortalité et la fécondité. Dans un premier temps, la mortalité commence à baisser grâce aux progrès de la médecine, une meilleure hygiène de vie, etc… S’en suit une période où le taux de croissance démographique est élevé à cause, du recul de la mortalité d’une part et d’autre part à cause de la stabilité du taux de fécondité. Le taux de fécondité diminue ensuite pour diverses raisons économiques, sociales et culturelles. Aujourd’hui, la plupart des pays sont entrés dans cette phase de transition de fécondité, avec des temporalités variables. Elle aura été lente (environ un siècle dans les pays précurseur) et particulièrement rapide dans les pays l’ayant amorcé plus tardivement. C’est sur le continent Africain où l’amorce de cette transition est la plus tardive mais la plus rapide.

Projections futures

Aujourd’hui, on dénombre 8 milliards d’humains sur la planète. Différentes projections estiment que la population mondiale devrait encore augmenter d’au moins 2 milliards d’habitants en raison du phénomène d’inertie démographique. En effet, malgré le passage d’un taux de natalité fort à un taux de natalité faible, le nombre de naissances continue d’augmenter à cause du nombre important d’adultes en âge d’être parents.

D’ici 2050, la moitié de la croissance démographique mondiale devrait se concentrer dans 9 pays à savoir : l’Inde, le Nigéria, le Pakistan, la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, la Tanzanie, les États-Unis et l’Ouganda

Ainsi, selon les projections établies par l’ONU, la population mondiale devrait atteindre 10,4 milliards d’humains vers 2100.

Arguments populationniste

Le débat populationniste n’est pas d’hier. A la fin du 19 ème siècle, Thomas Malthus proposait déjà dans son pamphlet « Essai sur le principe de la population » des arguments de limitation de la population pour assurer la survie de l’être humain. Sa thèse était principalement fondée sur l’impossible adéquation entre la croissance de la population et la croissance de la production agricole, ce qui conduirait inévitablement à des famines. Après avoir connu un large succès, la théorie malthusienne fut contestée suite aux avancées de l’agriculture en termes de production. S’en suit alors la pensée néomalthusienne, fondée sur l’ouvrage à succès de Paul Erlich en 1968 : «  La bombe P ». L’auteur affirme l’existence d’une relation causale entre la croissance démographique et les impacts environnementaux (détérioration de l’environnement et réchauffement climatique) ainsi que les risques accrus de pénurie alimentaire. Il propose alors comme solution un contrôle de la population via la limitation des naissances (et propose des mesure pour le moins assez radicales).

Les arguments des néomalthusiens sont encore souvent repris aujourd’hui. Cependant, une des limites principales de la théorie est la non prise en compte du modèle de développement des pays. Pourtant, le modèle capitaliste des pays occidentaux est largement responsable du réchauffement climatique et des pollutions environnementales.

La terre peut-elle nourrir 8 -10 milliards d’humains ?

Différentes alertes pourraient nous faire penser que nous sommes trop nombreux sur la planète. Le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde s’élève à 828 millions de personnes en 2021 selon les nations Unies. On pourrait alors croire que la capacité de production agricole ne soit pas assez importante pour nourrir tout le monde…. mais lorsqu’on sait qu’environ 30 % de la nourriture dans le monde est jetée, ou que 80 % des terres agricoles sont destinées au bétail (champs céréalier pour le bétail et bétail) le problème prend une autre tournure. Il y a là un réel problème de répartition des richesses ainsi que de fortes disparités dans les modes de vie et de consommation. Cela s’applique tant pour la consommation de ressources que pour la responsabilité des émissions de gaz à effets de serre.

L’importance du mode de vie des plus riches dans les émissions de gaz à effets de serre

Croissance démographique et augmentation des émissions de de gaz à effets de serre, un lien étroit ?

Au fil des décennies, les gaz à effets de serre et les impacts environnementaux n’ont cessé d’augmenter en parallèle de la population mondiale. Les émissions mondiales ont été multipliées par 1200 en 200 ans. Cependant, ce qu’il est primordial de souligner, est l’inégalité extrême des émissions en fonction des pays, ou classes sociales, au-delà du nombre.

D’un pays à l’autre, les émissions peuvent fortement varier, tout comme au sein même de la population d’un pays. Aujourd’hui, 10 % de la population émet 50 % des émissions de gaz à effets de serre.

Selon un rapport d’Oxfam, il est estimé qu’en France, les 1 % les plus riches ont une empreinte 75 fois supérieur au 10 % les plus pauvres.

Un bon moyen pour comparer l’impact des modes de vie entre population d’un pays (bien qu’il existe des disparités au sein même des pays), est la notion d’empreinte carbone individuelle. Celle-ci est plus pertinente pour comparer les émissions d’individus d’un pays à l’autre plutôt que comparer les émissions globales d’un pays (qui ne prennent pas en compte la taille de la population).

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Au niveau des entreprises, une étude de Carbon disclosure project estime qu’environ 70 % des émissions de gaz à effets de serres mondiales seraient imputables à seulement 100 entreprises.

Ces chiffres aussi ahurissant les uns des autres permettent de se rendre compte à qui nous devons vraiment imputer les émissions de CO2, que ce soit des entreprises ou des individus.

On l’aura compris, le débat sur la taille de la population mondiale doit essentiellement se recentrer sur les véritables causes des désastres environnementaux actuels et ne pas tomber dans l’argumentation simpliste du néomalthusianisme oubliant des facteurs essentiels pour comprendre les conséquences des désastres environnementaux actuels. Limiter la population est une fausse piste pour résoudre les crises actuelles. Ce choix poserait également des questions d’ordre éthique dans une perspective néocoloniale, en voulant contrôler la démographie des pays les plus pauvres en transition démographique.

D’un point de vue systémique, il s’agit de remettre en cause le modèle consumériste et capitalistique. Cela remet alors en question principalement certaines entreprises, ainsi que les modes de vie des plus riches, ayant une responsabilité considérable dans les émissions passées et actuelles. Les arguments populationnistes ne font qu’éloigner les véritables solutions du problème.

Sources :

https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/582545/mb-extreme-carbon-inequality-021215-fr.pdf;jsessionid=F2805AE3A53C463E2A2D15D581D21CFC?sequence=13

https://www.unicef.fr/article/le-nombre-de-personnes-souffrant-de-la-faim-dans-le-monde-a-atteint-828-millions-en-2021/

https://www.un.org/fr/dayof8billion

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/100-entreprises-responsables-de-plus-de-70-des-emissions-mondiales-de-carbone_114773

https://www.greenpeace.fr/milliardaires-et-climat-4-chiffres-qui-donnent-le-vertige/

https://journals.openedition.org/vertigo/29333

https://www.un.org/fr/global-issues/population

https://datacatalog.worldbank.org/search/dataset/0037712

Quand des citoyens pallient le manque de solidarité des autorités

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

Croissance, compétitivité, marchés financiers, restrictions budgétaires, dividendes, d’un côté, justice sociale, respect de la dignité humaine, solidarité, de l’autre côté : les décideurs vont-ils arrêter d’ignorer ou d’occulter la réalité vécue par de nombreux citoyens en proie à la précarité ou à la pauvreté ? Ce qui n’est pas une fatalité. Reportage.

En deux ou trois ans, les files devant des épiceries sociales ou des centres de distributions gratuites de colis alimentaires se sont allongées. Il en est de même aux douches publiques, chauffoirs, bars à soupe, asiles de nuit…

Certaines personnes, les « bénéficiaires », y viennent en rasant les murs, la tête basse, le cœur en berne.

D’autres sont honteuses d’être considérées comme des rebuts, des exclues ou des ratées, et elles ne doivent surtout pas faire de vagues dans notre société d’hyper consumérisme où l’individualisme est érigé en dogme.

Au contraire, elles doivent fredonner Don’t worry, be happy de Bobby Mc Ferrin : « Si tu as des problèmes, si tu as des ennuis, que tu ne sais pas où reposer ta tête, que tu n’as pas d’argent…, il ne faut pas t’inquiéter, tu dois être heureux… »

Non-assistance

Pas facile d’être « indigent » sous le regard de technocrates, d’actionnaires, de bureaucrates, d’énarques, de politiciens, qui prétendent dicter leur mainmise sociétale à coups de restrictions budgétaires dans des secteurs essentiels (Santé physique et mentale, enseignement…), à grands renforts de délocalisations, de mondialisation, de politiques de rentabilité financière, de croissance, même d’industries polluantes, celles de la malbouffe et de la fabrication d’objets totalement inutiles, voire commander des actions policières pour faire respecter leurs décisions et mater les récalcitrants.

Certains discours politiques ne passent plus dans la population. Ainsi, prétendre que « la Défense est un moteur de relance et de développement économique » et que « nous ne devons pas négliger l’aide à apporter à notre population »[1], selon Ludivine Dedonder, ministre social-démocrate de la Défense belge, se révèle être, selon divers échos, une manipulation de l’opinion afin de justifier l’augmentation faramineuse du budget de l’armée au détriment de la Protection civile qui, elle, œuvre concrètement pour la population et non pour des lobbies de l’armement et des politiques militaristes.

Douteriez-vous de cette dernière considération ?

Je vous livre quelques propos de Bernard Arnault, homme d’affaires, entrepreneur, première fortune au classement mondial des milliardaires de Forbes[2], qui fut très clair quant à la mainmise sur les… politiciens : « L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité (…) Heureusement ! »[3]

Dès lors, inutile de demander à ces « grands patrons » de participer à un quelconque effort collectif (mantra politique), d’envisager une réelle régulation du commerce et un contrôle du flux des capitaux : priorité absolue aux dividendes des actionnaires et compétitivité oblige.

Paul Jorion, anthropologue et expert financier, déclara à lan01.org : « L’économie dirige, et on ne dirige plus l’économie. On fait passer la vie des choses bien avant la vie des gens, la vie des rétroviseurs avant celle des gens qui font les rétroviseurs », alors que John Maynard Keynes, économiste, écrivit dans L’Économie politique[4] sous le titre De l’autosuffisance nationale : « Les multinationales bénéficient de droits que les individus n’ont même pas ! Le monde financier serait capable d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes ! »

Si, de plus en plus de citoyens lambdas préfèrent que l’aide humanitaire prenne le pas sur la militarisation à outrance de notre société, en attendant ce vœu légitime, ce sont aussi des citoyens qui pallient les manques et les absences criards dans la gestion de cette précarité ou pauvreté par les autorités.

Des autorités que les tribunaux belges et la Cour européenne des droits humains ont d’ailleurs condamnées à de multiples reprises pour défaut d’assistance aux demandeurs d’asile, sans parler d’assignation en justice pour abus policiers avec la pratique de la nasse (encercler un groupe et empêcher une personne d’en sortir… malgré les injonctions à la dispersion) et l’absence de contrôle dans des cellules.

À présent, prenons la direction de plusieurs associations qui œuvrent au cœur de la précarité, qui, très souvent, se cache, alors que la solidarité, elle, est discrète. Trop, peut-être.

Au cœur de la précarité et de la solidarité

« L’immersion depuis plusieurs années dans le secteur d’aide à la population défavorisée, m’a réconcilié avec le genre humain », déclara Georges P., bénévole à la Croix-Rouge à Bruxelles.

Il expliqua son rôle :

« Lors de la première campagne de vaccination, j’avais été subjugué par l’accueil reçu au Centre qui était géré par la Croix-Rouge. Amabilité, serviabilité, réconfort auprès de certaines personnes apeurées ou perdues dans le dédale du circuit installé dans un immense complexe sportif.

J’ai aussitôt proposé mes services comme bénévole, j’ai été rapidement écolé et c’est comme ça que j’ai intégré une équipe où je fus accueilli les bras ouverts.

J’y ai passé des dizaines d’heures, puis, à la fermeture définitive du Centre, j’ai poursuivi dans une section locale avec la distribution de colis alimentaires aux « cabossés » de la société, comme je dis souvent.

Pour ce faire, j’ai reçu une formation complémentaire afin de gérer au mieux cette tâche.

J’ai vu défiler des familles soudainement plongées dans la précarité, voire la pauvreté, très souvent due par la perte d’emploi, la maladie, des événements personnels faisant basculer un parcours de vie qui était jusque là « normal ».

Les bénévoles ou volontaires sont connectés entre eux et cela permet d’être proactifs. C’est ce qui m’amena à rejoindre d’urgence une collègue d’une autre section lors de l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens à Bordet, au centre de Bruxelles.

À deux, nous nous sommes retrouvés devant des centaines de personnes qui, souvent étaient hébétées, choquées, déboussolées…

Elles attendaient, dans la rue, le passage devant le service de Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile).

Ma collègue et moi ne pouvions que leur offrir une bouteille d’eau, une viennoiserie aux enfants, tout cela apporté par quelques commerçants voisins.

Ce fut un véritable choc et une prise de conscience essentielle pour moi sur la réalité vécue par tous ces gens obligés de fuir leur toit.

Rapidement, d’autres bénévoles et des pros de l’aide d’urgence de la Croix-Rouge et d’autres associations, sont arrivés en masse. Cela a permis, je crois, que Fedasil puisse ouvrir en quelques jours le centre d’accueil du Heysel davantage adapté à cette situation exceptionnelle.

Ensuite, et encore à ce jour, une à deux fois par semaine, je participe à la distribution de colis alimentaires.

Plusieurs équipes sont coordonnées en ce sens : récupérations d’invendus, principalement des fruits et légumes, des produits laitiers, des pains et viennoiseries…, dans des grandes surfaces ou chez des commerçants, tout cela est trié en appliquant les strictes règles de l’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité alimentaire), ensuite il y a la conservation en fonction des dates de péremption et les distributions.

Je ne dois pas oublier de signaler les équipes qui font des maraudes en soirée « à la rencontre des sans-abris » pour offrir des aliments, des soins de base éventuels, du réconfort moral…, celles qui participent aux collectes de sang, qui gèrent des « vestiboutiques » ou boutiques solidaires et, bien entendu, les secours présents en préventive lors de manifestations ou qui interviennent à l’occasion d’accidents, de catastrophes…

Vous savez, quand l’un d’entre nous remet, avec le sourire, à un bénéficiaire son colis alimentaire et, parfois, un petit supplément sous forme de friandise, et qu’en retour vous avez des yeux qui s’embuent comme réponse, tout est dit… »

Depuis trente-cinq ans, il y a également sur le terrain de la précarité, les Restos Du Cœur médiatisés grâce à Coluche, leur fondateur emblématique.

Ici, outre l’aide alimentaire, il y a les aides au logement, aux soins de santé, à l’éducation, des Restos du Cœur Mobiles, un service juridique, un plan grand froid, l’aide d’un écrivain pour rédiger une lettre ou remplir un document…

Il y a une vingtaine de Restos du Cœur en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre.

Ben F., bénévole :

« Moi-même, j’ai bénéficié de l’aide dans un Resto du Cœur à une période de ma vie où j’avais perdu mon emploi. Maintenant que ça va mieux, à mon tour de soutenir ceux qui sont dans la m…

Je tente de les aider à vivre plus dignement, à leur dire qu’ils ne doivent pas avoir honte.

Vous savez, il n’a pas fallu de longs discours pour m’expliquer comment me comporter vis-à-vis de ces gens, puisque j’avais été l’un des leurs ! »

Delphine, une bénéficiaire accepta de parler :

« Depuis trois ans que je suis à la retraite et que je touche à peine de quoi payer un loyer pour avoir un toit afin de m’abriter et ne pas me retrouver à la rue, payer des soins de santé et des médicaments indispensables, car je suis diabétique, manger le strict minimum, souvent froid afin de ne pas consommer d’énergie, aller chercher Metro dans une station pour lire les infos et faire les mots croisés, car je ne peux plus m’offrir le luxe d’un magazine…, c’est devenu mon quotidien car chaque euro compte !

Là, il reste cinq jours avant que ma retraite soit versée, eh bien, il y a six euros dans ma poche…

Alors, comment faire pour survivre si je ne viens pas ici ? Et pourtant, j’ai beaucoup travaillé dans ma vie… » Elle n’en dira pas plus.

Une avant-soirée, en suivant C DANS L’AIR[5] sur France 5, j’ai entendu l’économiste Thomas Porcher, membre du Collectif « Les économistes atterrés », déclarer : « Les gens se disent de plus en plus délaissés, puisqu’il n’y a plus réellement de pouvoirs publics qui s’occupent d’eux, et, qu’heureusement, il y a la solidarité citoyenne. Eh bien, moi, je dis que cela me fait très peur d’entendre cela dans des pays aussi riches que les nôtres… »

Quelle égalité pour tous ?

Anne, septuagénaire, offre de son temps dans l’aide humanitaire depuis une décennie, lorsqu’elle fut mise à la retraite après une carrière d’enseignante. Elle cumula les expériences, tant en Belgique que dans divers pays africains.

Aujourd’hui, elle participe surtout à « tenir boutique » dans un Magasin du Monde en Wallonie.

« Il y a de plus en plus de gens précarisés, y compris parmi ceux qui ont un boulot, et un gouffre se creuse de manière gigantesque avec les nantis. Certains « nouveaux pauvres », comme on dit, ont vraiment l’impression que les riches leur prennent aussi de plus en plus de leurs maigres moyens pour faire leur fortune. Tout ça au nom d’une prétendue « justice sociale ». À vrai dire, ils leur prennent leur dignité.

Égalité ? C’est surtout une égalité pour les privilégiés du système. Un système qu’ils manipulent si bien à leur profit, oui !

Ici, en Wallonie, il y a une énorme et inquiétante détresse suicidaire, ai-je aussi entendu à la radio[6]. Oui, et après ? Qu’est-ce qui va changer, croyez-vous ? Qui au Parlement wallon, à la rue de la Loi, à la Commission européenne, se soucie de ces « nouveaux pauvres » ?

Des top managers gagnent des ponts « parce qu’ils ont des responsabilités », nous expliquent des politiques. Tiens ! L’ouvrier, comme l’un de mes fils, qui, dans une tranchée, en plein froid ou canicule, remplace une tuyauterie de gaz et la raccorde à tout un quartier, n’a-t-il pas une immense responsabilité ? Celle de ne pas faire sauter le quartier tout entier ?

Bon ! En attendant, si je donne l’impression de râler et de me révolter, et je ne suis pas la seule, je m’occupe un peu des autres quand même … »

La conscience vient au jour avec la révolte et dans cette dernière, l’être humain se dépasse en l’autre, écrivit Albert Camus, qui ajouta : « Je me révolte, donc nous sommes et ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. »

L’Homo economicus

« Ce qui m’effraie, c’est qu’on n’apprenne pas, qu’on ne transforme pas nos modes de vie, qu’on retourne à la bêtise, la courte vue de l’Homo economicus.

Si la pression ne vient pas de la société civile, des citoyens, le business as usual des politiques reprendra la main. D’autant que, pour peser, il y a la grande boîte noire des multinationales, leurs choix scandaleux et hors de contrôle.

Exemple : l’objectif des structures à l’hôpital n’est plus le soin, mais moins de lits, faire de l’activité cotée. »

Cynthia Fleury, professeure, titulaire de la Chaire « Humanité et Santé » au Conservatoire National des Arts et Métiers, France[7].

  1. 7dimanche, 29 janvier2023.
  2. 5 janvier 2023.
  3. Éditions Plon, 2000, in Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.
  4. Numéro de juillet 2006.
  5. 1er février 2023.
  6. « Chaque mois, des milliers de personnes en détresse suicidaire appellent à l’aide en Wallonie. » (La Libre Belgique, 1er février 2023). Trois raisons majeures confirment la situation alarmante de la santé mentale : les crises sanitaires, énergétiques et économiques.
  7. Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.

La Thaïlande, un « paradis gay »[1] ?

Mina Lopez Martin - ULB

Si votre chemin vous amène un jour à arpenter les rues de Bangkok, il se peut que par curiosité, désir ou mauvais sens d’orientation, vous découvriez Soi Cowboy, un « red light district » de la ville particulièrement apprécié par les touristes. Là-bas, peut-être ferez vous la rencontre de « ladyboys ». Cette terminologie, très rarement employée pour se référer aux femmes transgenres occidentales, semble pourtant largement usitée pour parler de femmes transgenres asiatiques, et plus encore lorsque celles-ci s’adonnent au travail du sexe. Ce terme entame sa circulation durant la guerre du Vietnam, lorsque les militaires américains en permission viennent se reposer sur les plages thaïlandaises et s’adonner à ce qu’il était commun pour eux d’appeler « I&I », intoxication and intercourse[2]. Si le marché du travail du sexe thaïlandais s’est d’abord adapté à la demande hétérosexuelle et binaire, les fantasmes des soldats sont rapidement venus se cristalliser autour de la figure de ce qu’ils nommèrent « ladyboy », ces personnes aux apparences féminines, possédant un sexe masculin. L’importante demande des troupes américaines engendra alors l’essor du marché du travail du sexe tel qu’il existe actuellement en Thaïlande. En effet, au fil du temps la Thaïlande est devenu un lieu largement investi par le tourisme sexuel[3], et plus particulièrement celui s’élaborant hors des cadres de l’hétérosexualité et de la binarité de genre.

Tourisme LGBT Friendly et réalités queers

Cette visible diversité des genres, amorcé par la marchandisation des corps transgenres, a permi à la Thaïlande de s’imposer en tant que destination touristique privilégiée par la communauté LGBTQIA+. Depuis les années quatre-vingt, le pays s’est spécialisé dans le tourisme LGBT Friendly. De nombreuses villes ont vu naître des bars, des hôtels et des activités destinés à cette comunauté, donnant alors l’image d’un pays particulièrement tolérant à leur égard. En 1980, le Spartacus International Gay Guide comptabilise 10 lieux destiné à la population gay en Thaïlande[4]. En 1991, plus d’une centaines de lieux y sont référencés[5]. Pourtant, en Thaïlande il reste illégal de changer administrativement de sexe, de se marier hors de l’hétérosexualité, ou de s’enroller dans l’armée si l’on est une personne transgenre[6]. Jusqu’en 2011, la transidentité y était considérée comme étant une « maladie mentale irréversible ». Aujourd’hui, il s’agirait d’un « trouble dans l’identité du genre ». Le contraste est suprenant. D’un côté, un univers touristique particulièrement animé par, et façonné pour, la communauté queer internationale. De l’autre, une réalité de la transidentité maintenue complexe par les schémas oppressifs et discrimants qui s’opèrent en Thaïlande.

« Les Khatoeys », un troisième sexe ?

Cette visible contradiction semble d’autant plus saillante lorsqu’elle est replacée dans l’histoire dont elle est le vestige. La Thaïlande n’a évidemment pas du attendre les troupes américaines pour voir exister diverses sexualités et identités de genre. Dès le quatorzième siècle, les moines bouddhistes marquent de leur plume l’existence des « Khatoeys »[7]. Les Khatoeys, généralement traduit en français comme étant le « troisième sexe », désignait initialement toutes les manières « autres » d’élaborer une sexualité et un rapport au genre. Il existait alors en Inde des « pouchaïs » – les femmes –, des « pouying » – les hommes – et des « khatoeys », c’est à dire toutes les personnes n’adoptant pas les codes des pouchaïs ou pouyings[8]. Était alors Khaoteys les femmes aux apparences masculines, les hommes effeminés, les personnes hermaphrodites, en sommes toutes les personnes qui n’adoptaient par les critères accordé à leur sexe biologique. Cette catégorie témoigne donc d’une particularité thaïlandaise, qui perçoit le genre, le sexe biologique et la sexualité sans forcément les distinguer, et sans qu’ils s’élaborent de manière binaire et obligatoirement hétérosexuelle.

Le Bouddhisme et les normes

Bien qu’existant depuis des millénaires, les Khatoeys ne semble pas jouir d’une grande acceptation au sein de la société thaïlandaise. Considérés par le bouddhisme comme étant le résultat d’un mauvais karma accumulé dans leurs vies précedentes[9], il était alors demander des Khatoeys qu’iels se « rattrappent » dans leur vie actuelle, en « sauvant la face »[10], c’est-à-dire en menant une vie respectable et dissimulée, afin d’honorer celles de leurs aînés et de leur ancêtres. Malgré ce déséquilibre karmique, l’identité Khatoey n’était ni jugée ni condamnée, contrairement à d’autres pratiques sexuelles tel que l’adultère ou le viol. Un « mauvais karma » ne résultaient donc pas forcément en un outrage aux normes sociales et morales.

Globalisation et criminalisation des identités

Durant l’ère coloniale, la Thaïlande ne fût jamais placée sous la tutelle d’un autre autre pays. Jamais colonisée, les manières d’être au monde thaïlandaises ont tout de même été bousculée par l’arrivée des colons dans les pays environnants. Ces derniers ont vu leurs normes se transformer pour correspondre aux modèles de penser et d’agir occidentaux, et la Thaïlande décida d’adopter certaines mesures similaires afin de s’adapter à ces transformations. En 1932, la Thaïlande se soulève sous l’impulsion de la révolution siamoise, et parvient à remplacer le système de la monarchie absolue qui régit le pays pour établir une monarchie constitutionnelle. Le nouveau gouvernement met alors en place de nouvelles lois, souhaitant transformer et « moderniser » le pays[11]. Il décide, à l’image des puissances coloniales qui s’imposent dans les pays frontaliers, d’interdire la pratique de la sodomie – loi qui ne sera jamais appliquée et abrogée en 1956[12] –, et institutionnalise également le mariage hétérosexuel, illégalisant de fait l’union homosexuel[13]. Comme en Occident, la transidentité y sera alors d’abord considérée comme une maladie mentale[14], avant d’être recentrée à réalité psychiatrique liée à une « dysphorie de genre ». La mise en vigueur de lois visant à réguler le genre et la sexualité non violente, une première en Thaïlande, témoigne de la circulation, et l’imposition, des identités et des normes hétérosexuelles et binaires coloniales[15]. Par la colonisation, puis par les circulations imposées par un monde globalisé, les puissances occidentales ont teinté le monde de leurs « connaissances » et de leurs « valeurs », déposant avec elles les traces des discriminations, des stéréotypes et des violences qui pré-existaient en leur sein. Les « normes » occidentales imposées lors de cette période sont aujourd’hui bien ancrée dans le quotidien thaïlandais, et ont participé à transformer, et à complexifier l’expérience de la sexualité et du genre.

  1. Mérieau, Eugénie. « « La Thaïlande est le paradis des lesbiennes, gays et transgenres. » », , Idées reçues sur la Thaïlande. sous la direction de Mérieau Eugénie. Le Cavalier Bleu, 2018, pp. 95-98.
  2. En français : intoxication et rapport sexuel. Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p.
  3. Roux, Sébastien. « No Money, No Honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est, N°27, 2011, pp. 198-201.
  4. Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p.
  5. ibid
  6. Being LGBT in Asia : Country report, Programme de Développement des Nations-Unies, 2014.
  7. Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174.
  8. Roux, Sébastien. « « On m’a expliqué que je suis “gay” ». Tourisme, prostitution et circulation internationale des identités sexuelles », Autrepart, vol. 49, no. 1, 2009, pp. 31-45.
  9. Jackson, Peter. « Male Homosexuality ans Transgenderism in the Thai Buddhist Tradition. Queer Dharma : Voices of Gay Buddhists », Gay Sunshine Press : San Fransisco, 1998.
  10. Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174.
  11. Ropert, Pierre. “Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ? » France culture, 2020.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th Edition. (DSM IV). American Psychiatric Association. Washington DC.
  15. Poirier, Heidi, « L’influence de l’étau colonial sur les Kathoeys de la Thaïlande », Université de Montréal, Blogue sur l’Asie du Sud-Est, 2021.

Jouir sans entraves quand non c’est non : ce que MeToo fait aux désirs et aux fantasmes

Mina Lopez Martin - ULB

Le Festival International de la Bande-dessinée, qui se tient tout les an à Angoulême depuis 1974, annonçait en décembre l’annulation de l’exposition dédiée à Bastien Vivès, bédéiste français. Celui-ci est accusé de promouvoir la culture du viol et la pédopornographie en mettant notamment en scène la sexualité infantile et l’inceste. Dans ses planches, Bastien Vivès représente notamment les rapports non-consentis d’une femme au seins énormes[1], d’un enfant au pénis démesuré[2], ou entre membres d’une même famille[3]. Dans un communiqué publié le 14 décembre[4], le Festival déclarait que « des menaces physiques ont été proférée vis-à-vis de Bastien Vivès », ce qui, mettant en danger l’artiste et ses lecteurs, obligeait donc le festival à déprogrammer sa venue. Ces événements sont alors venus rallumer la flemme d’un débat interrogeant la limite entre le disible et l’occultable, l’art et la violence.

Via un post instagram[5] dessiné par ses soins, Bastien Vivès mettait alors en garde contre une « théorie du complot » menée contre lui par des internautes qui tenteraient « de démontrer par tous les moyens » qu’il serait « pédophile, en isolant des citations dans des interviews » et « en faisant des relectures malhonnêtes » de ses bandes dessinées. « On est plutôt dans le fantasme que dans la réalité »[6], nous explique Bastien Vivès au sujet de ses dessins, et puis « représenter quelque chose n’est pas en faire l’apologie »[7], ajoute-t-il dans un entretien avec Le Monde. C’est justement ce que pointe du doigt le mouvement MeTooBD, qui naît sous la forme d’un compte instagram. Celui-ci est à l’origine d’une tribune publiée sur Mediapart[8], invitant le Festival International de la Bande dessinée a adopté une charte « afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations ». Ce mouvement ne fait évidemment pas l’unanimité dans le milieu artistique, certains mettant en garde contre ce dangereux « imagicide »[9]. Les signataires de la tribune seraient alors des meurtriers de l’expression, puritains consciencieux d’une morale étouffant les fantasmes, les rires et la liberté.

Depuis cinq ans dejà, le mouvement MeToo semble se cristalliser autour de la légitimité et de la violence des paroles et des actes. Clivant le féminisme par ce qui semble à premier abord être un « fossé générationnel »[10], et rassemblant d’un côté les conservateurs d’un système de drague « traditionnel », et de l’autre les partisans de nouvelles limites, d’une transformation des rapports de séduction. Alors, comment s’entrelacent et se transforment la question du désir et de son expression légitime, au gré des différentes vagues féministes ? L’expression humoristique, artistique et érotique du désir peut-elle s’extraire de la réalité qui la fait exister, comme nous l’affirme Bastien Vivès ? La sensualité et la sexualité existent-elles hors cadre, dans l’unique intimité et subjectivité des individus ?

Nous tenterons ici de saisir les représentations des fantasmes, du désir et de la sexualité à travers le temps, en ce qu’elles ont forgés comme manières d’être au monde et de revendiquer. Nous interrogerons dans un premier temps les transformations que celles-ci subissent depuis la « révolution » et la libération des corps au printemps 1968. Ensuite, nous nous intéresserons au mouvement MeToo en ce qu’il a façonné – et potentiellement clivé – comme désirs et comme revendications.

(Dés)ordre de genre et « révolution » sexuelle

 

Cortège du Mouvement de Libération des Femmes, Carole Roussopoulos ©, 26 août 1970, Paris

Il y a plus de cinquante ans, la jeunesse étudiante belge oeuvrait entre-autres pour la libération des corps. Celle-ci souhaitait bâtir un avenir au sein duquel le destin des femmes ne se résumerait pas à celui d’épouse et de mère, et où celles-ci pourraient disposer de la procréation et de la jouissance, leur volonté en étant seule maîtresse. Des assemblées réunissaient artistes et étudiants lors d’occupations d’amphitéâtres à l’Université Libre de Bruxelles, dont l’un des aboutissement a notamment été l’ouverture d’un planning familial sur le campus[11], l’autorisation à circuler entre les chambres de filles et de garçons[12], et plus tard la dépenalisation de l’avortement[13]. Mai 68 a effectivement été un moment clé de la lutte pour le droit des femmes, errigeant l’intimité et la sexualité en tant que lieux légitimes aux luttes et revendications politiques. Seulement, aucun combat n’existe en dehors de la réalité qui en est la source. Et si les libertés morales existent en partie parce que les individus les performent et les mettent quotidiennement en actes, les possibilités d’actions sont tout de même forgées par le système au sein duquel celles-ci s’érigent. En effet, si ce mouvement politique a bel et bien permi aux femmes une plus grande indépendance au sein de leur trajectoire, celle-ci demeure toujours inscrite dans un « ordre de genre »[14] précis, qui accorde des rôles et des places hiérarchiquement situées à chacun.es.

Ce que l’on appelle la « seconde vague du féminisme » a bel et bien ouvert la porte à une sexualité protégée et à une maternité plus probablement désirée, et nous a également invité à porter une attention croissante aux manières dont ces avancées ont été (ré)appropriées, mises en scènes dans l’intimité du quotidien. Il s’agirait alors moins d’une « révolution sexuelle » qui aurait profondément modifié notre rapport au sexe et aux corps féminins, et plus d’un passage à une « sexualité reposant sur des disciplines internes. Il ne s’agirait pas d’une libération, mais d’une intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales »[15]. La sexualité n’aurait donc pas soudainement été libérée de toutes injonctions, mais aurait plutôt été remodelée, sans pour autant boulverser la structure subordonnante qui la régit.

Libération des corps ou injonction au désir ?

C’est par exemple ce que l’on comprend du récit de vie rapporté par Maryvonne, qui était étudiante et militante lors du printemps 1968 : « D’un seul coup, il n’y avait plus de raisons de leur dire non. Sinon on était vraiment pas cool, on ne voulait pas libérer nos désirs, des conneries comme ça »[16]. Un peu plus tôt dans l’entretien, celle-ci faisait part de la réticence éprouvé par ses anciens partenaires a l’idée de porter un préservatif, la pilule leur permettant désormais de se dédouaner pleinement de la charge mentale contraceptive. Si l’arrivée de la contraception hormonale, puis celle de l’avortement, ont permis aux femmes un meilleur contrôle sur leur sexualité, les éloignant des mœurs imposant leur vertu, ces droits n’ont donc pas pour autant transformé les codes et les rôles pré-existant[17]. Les hommes demeurent socialisées à être des agents désirants, et les femmes des objets de désir. Ceux-ci construisent leur sexualité dans l’injonction à performer une libido insatiable et virile[18], et celles-ci font très jeune l’apprentissage d’une « obligation au coït »[19], leur imposant d’être désirable et disponible, à défaut de désirer en retour.

Si la sexualité a donc bel et bien été modifiée par les avancées enclenchées par les militantes du printemps 1968, celles-ci n’ont donc pas pour autant amené à une destructuration totale des rôles de genre. Permettre aux femmes une plus grande liberté sexuelle, est venu renforcer leur charge mentale contraceptive et sexuelle, ainsi que leur caractère aliénable et objectifiant. Celles-ci naviguent donc dans un monde aux injonctions contradictoires, leur offrant la possibilité d’explorer une sexualité en dehors de la conjugalité, tant qu’elle demeure contrôlée par les désirs et fantasmes masculins. Si les femmes semblent effectivement encouragées à découvrir leur sexualité, celle-ci est toujours régit par un « ordre de genre » qui impose des « scripts sexuels »[20], et qui pose le désir masculin au dessus de l’expression des fantasmes féminins. Le désir des femmes et leur consentement – sujets qui gagne pourtant de l’importance dans les sphères académiques et médiatiques – restent aujourd’hui des sujets tabous ou tout du moins inconfortables, et ce même dans le cadre intime d’une discussion ou d’un rapport avec son partenaire[21].

MeToo : levé de rideaux sur les tabous

Le mouvement MeToo, qui naît en 2006 et se globalise en 2017, est alors venu saisir l’enveloppe de tabous qui assurait jusqu’ici la perennité des violences sexistes. Ce mouvement s’est étendu dans le monde via les réseaux sociaux, et ne cesse de se métamorphoser et de croître en pointant tour à tour du doigt différentes sphères de la société. Balance ton porc, ton père, ton bar, ton youtubeur, ton réalisateur, ton photographe, ton professeur ou ton uber. Avec ces différentes variantes du mouvement MeToo, le viol, l’inceste et la pédophilie sont venus se reloger au cœur des problématiques inhérentes à la socialisation genrée, levant le voile sur les dynamiques d’opressions et de pouvoirs à l’œuvre dans l’intimité et dans l’expression du désir. En s’exprimant sur les violences qu’elles subissaient aux quotidiens, les femmes ayant participé d’une manière ou d’une autre au mouvement MeToo, sont venues, dans l’héritage de leurs prédécesseuses, souligner la dimension politique de la sexualité et des fantasmes. La lutte entamée au printemps 1968 semble à première vue se poursuivre aujourd’hui à travers le mouvement MeToo, pour qui l’intime est également politique, et qui place les questions de la sexualité et du consentement en son sein. Mais si en 1968, les militantes réclamaient le droit à disposer de leur corps, de leur statut et de leur grossesse, le mouvement MeToo, lui, s’attaque à l’injonction à dire oui, qui semblerait donc s’être intensifée depuis la « libération » des corps féminins et la légalisation des méthodes contraceptives.

Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

La liberté de dire non, et celle d’importuner

Deux mois et demi après l’essor du mouvement MeToo, cent femmes, nombreuses d’entres elles ayant participé aux printemps 1968, signent une tribune qu’elles consacrent à « la liberté d’importuner »[22]. Tout en reconnaissant la nécessaire prise de parole au sujet des abus de pouvoir et des violences sexuelles, les signataires alertent face à ce qui leur apparaît comme une injonction à « taire ce qui fâche »[23]. Pour celles-ci, les « délations et mises en accusations »[24] causées par la vague MeToo risquent de mettre en danger les interactions entre les hommes et les femmes, en figeant celles-ci dans un « statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons »[25]. En somme, cette tribune invite à ne pas recevoir comme une violence tous les actes posés par un homme, et ce même lorsqu’il s’agit d’un « baisé volé »[26], d’une caresse inattendue, ou d’une discussion « intime »[27] lors d’un rendez-vous professionnel. Considérer tous ces actes comme des étant menaces et des violences reviendrait alors à figer les hommes et les femmes dans les stéréotypes liés à leur genre respectifs, catégories contre lesquelles luttaient d’ailleurs les militant.es des années soixantes et septantes. Certains aspects du mouvement MeToo viennent alors souligner le clivage qui se dessine entre la lutte féministe menée au siècle dernier, et les débats qui animent la mouvance actuelle. Les frontières entre le désir et le rejet, entre le oui et le non, les jeux de séductions et les manières de les appréhender semblent s’être transformées avec le temps.

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Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

Jouir sans entraves quand non c’est non

En 1968, les femmes bravaient les limites et les interdits qui entravaient leurs chemins, souhaitant jouir de leur trajectoire et de leur sexualité hors des murs et des rôles imposés par la conjugalité et la maternité. À ces libérations, et surtout aux manières dont celles-ci ont été appropriées et mises en actes par les hommes et leurs désirs, les partisanes du mouvement MeToo ajoutent le cadre du consentement qui semblait jusqu’alors manquer. La sociologue américaine Diana E. H. Russel écrivait en 1975 : « si la libération sexuelle ne s’accompagne pas d’une libération des rôles sexuels traditionnels, il peut s’ensuivre une oppression des femmes encore plus grande qu’auparavant »[28].

Ces rôles sexuels traditionnels, ces fantasmes et ces désirs qui figent les femmes dans un statut d’être sans consentement leur étant propre, et les hommes comme des êtres virils aux insatiables libidos, sont alors devenus la cible de la mouvance féministe actuelle. Nous avons mentionné plus haut l’existence potentielle d’un clivage entre les revendications portées en 1968 et celles qui animent la mouvance actuelle. Mais peut-être s’agit-il moins d’un clivage que d’un continuum ? Au lieu d’assister à une rupture entre les féminismes, peut être sommes nous en train d’observer une même lutte, qui, au gré des vagues et des slogans, se libère doucement des contraintes imposées par les réappropriations de ses revendications. « Jouir sans entraves » et représenter les fantasmes, certes, mais alors sans oublier de considérer les corps féminins comme étant des corps agentifs et désirants, sans que ce désir soit forcément sexuel, sans les réifier, et sans discréditer leur volonté et leur capacité à poser des limites. Sans oublier non plus de considérer l’ordre de genre hiérchisant au sein duquel ces relations s’inscrivent, plaçant l’homme au sommet de la pyramide du désir et de l’agentivité.

L’art, la liberté et la violence

En 1975, Daniel Cohn-Bendit, qui menait la foule en 1968, décrit dans un essai ses activités d’éducateur dans un jardin d’enfants. Il y rapporte alors qu’il lui arrive « que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. (…) Mais, s’ils insistaient, je les caressais quand même »[29]. En 1990, Gabriel Matzneff[30] raconte à la télévision les relations qu’il entretient avec des mineures, en appuyant sur leur caractère doucement et naïvement érotique, et sur les vertues artistiques et créatrices de ce type de rapport, au sujet desquels il publie d’ailleurs plusieurs romans. En 2020, Vanessa Springora publie Le consentement, ouvrage auto-biographique au sein duquel elle relate les viols qu’elle a subis lorsqu’elle avait 13 ans, perpétrés par un certain « G. », nom qu’elle emploie pour se référer à Gabriel Matzneff. Trois ans plus tard, Bastien Vivès se voit interdire la venue au Festival de la Bande dessinée par suite d’une pétition[31] réclamant sa déprogrammation et réunissant plus de 100 000 signataires. Bien sûr, Gabriel Matzneff et Daniel Cohn-Bendit rapportant les ébats et les abus dont ils sont responsables se différencient largement de Bastien Vivès, qui n’est pas accusé d’être pédophile mais « simplement » d’en faire l’apologie. Ceux-ci se rejoignent pourtant par le rapport valorisant, érotisant et déconnecté qu’ils entretiennent aux abus sexuels. En pensant représenter des fantasmes érotiques issus de leur imagination, ou des réalités insouciantes, douces et désirées, ceux-ci s’amusent en fait à dépeindre les rôles de genre et l’ordre associé, qui accordent aux hommes tous les droits sur tous les corps, et qui ont des conséquences bien réelles dans les vies des individus.

L’art, l’humour, l’érotisme n’existent pas hors de tout cadre et de toutes « normes ». Si les œuvres émanent de la subjectivité des artistes, nous ne pouvons pas pour autant considérer cette singularité artistique comme étant libérée du poids de ce qui l’entoure. Au contraire, celle-ci est dictée par un ordre de genre qui accorde des rôles particuliers et hiérarchisés à chacun.es, forgeant les désirs et leur pouvoir subordonnant. En partant du cas de Bastien Vivès, nous avons pu explorer les manières dont les fantasmes et les désirs sont socialement construits, et répondent à une réalité violente perpétuant des schèmas de domination.

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Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

Et si en Mai 68 il semblait interdit d’interdire, la mouvance féministe actuelle impose la révision de cet adage. En soulignant les violences portées par certaines voix, en soulevant le lourd rideau de tabous qui enfermait jusqu’ici les victimes dans le silence, le mouvement MeToo renverse les dynamiques de pouvoirs initiales, et tente de transformer l’ordre et la marginalité. Seraient « anormaux » et écartés les hommes qui « draguent » lourdement, touchent sans consentement, et fantasment la violence des interdits. Une nouvelle norme serait alors mise en avant, celle de femmes jouissant sans entraves, hormis celles dessinées par les limites de leur consentement.

  1. Vivès, Bastien, Les melons de la colère, Éditions Requins Marteaux, 2011
  2. Vivès, Bastien, Petit paul, Éditions Glénat, 2018
  3. Vivès, Bastien, La décharge mentale, Éditions Requins Marteaux, 2022
  4. Compte twitter du festival d’angoulême (images), communiqué de presse, 14 décembre 2022, https://twitter.com/bdangouleme/status/1602990319628435457?lang=fr
  5. Compte instagram de Bastien Vivès, (images), 8 décembre 2022 : https://www.instagram.com/p/Cl5tIhINW7v/?hl=fr
  6. Christophe Levent, La dernière BD de Vivès taxée de pédopornographie, 25 septembre 2018, Le Parisien.
  7. Mourier, Thomas, Images sensibles : pédocriminalité, entre condamnation, morale et censure, 28 août 2020, Bubble BD.
  8. Tribune, Les raisons de la colère, 17 décembre 2022, Médiapart.
  9. Yves Frémion, Tribune Libre. Dans la foulée de l’Affaire Vivès, 500 dessinateur.ices exigent l’interdiction des BD Walt Disney, 13 janvier 2023, ActuaBD.
  10. Bot, Olivier, Féminisme, un fossé générationnel, 18 janvier 2018, Tribune de Genève.
  11. Longcheval, Andrée, et Louise-Marie Libert-Vandenhove. « Mai 68… espoirs de femmes, mais 2018… un combat inachevé », Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers, vol. , no. 1, 2018, pp. 299-311.
  12. Ibid
  13. Dépénalisation de l’avortement : 1990
  14. Clair, Isabelle. « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du Genre, vol. 54, no. 1, 2013, pp. 93-120.
  15. Simon, Patrick. « Révolution sexuelle ou individualisation de la sexualité ? Entretien avec Michel Bozon », Mouvements, vol. no20, no. 2, 2002, pp. 15-22.
  16. Ruault, Lucile. « Libération sexuelle ou « pression à soulager ces messieurs » ? Points de vue de femmes dans les années 68 en France », Ethnologie française, vol. 49, no. 2, 2019, pp. 373-389.
  17. Marcovich Malka, L’Autre héritage de 68 : La face cachée de la révolution sexuelle, Albin Michel, 2018, 216 p.
  18. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  19. CARBAJAL Myrian, COLOMBO Annamaria, TADORIAN Marc, «
  20. Ibid
  21. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  22. Tribune : “Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », 9 janvier 2018, Le Monde.
  23. Ibid
  24. ibid
  25. ibid
  26. ibid
  27. ibid
  28. Diana E. H. Russel, The politics of rape. The victim’s perspective, iUniverse, 1975.
  29. Paul Quinio, L’affaire Cohn-Bendit ou le procès de Mai 68, 23 février 2001, Libération.
  30. 1990 : Gabriel Matzneff face à Denise Bombardier dans « Apostrophes » – Archives INA, Ina Culture, 26 décembre 2019.
  31. Pétition : Pédocriminalité : Pour la déprogrammation de l’expo de Bastien Vivès au festival de la BD d’Angoulême, https://www.mesopinions.com/petition/enfants/pedocriminalite-deprogrammation-expo-bastien-vives-festival/193829