Pamplemousse ou banane ?

Marie Béclard - FAML

Plus de 2,6 millions de publications sur Instagram sont légendées d’un hashtag #GenderReveal et ces vidéos cumulent plus de 9,3 milliards de vues rien que sur TikTok.

Du lancé de fumigène de couleur au ballon percé qui laisse s’échapper des confettis en passant par le gâteau qu’on coupe et qui déverse des bonbons de couleur rose ou bleu, toutes les méthodes sont bonnes pour annoncer le sexe du bébé à venir.

Le point commun entre ces différentes fêtes : faire découvrir aux invités et parfois même aux parents le sexe du bébé à venir avec des stéréotypes, beaucoup de stéréotypes. Dans la plupart des cas, du rose pour les filles et du bleu pour les garçons. Certains parents pensent limiter les stéréotypes et font des gender reveal party sous forme de bébé pamplemousse ou bébé banane. Mais vous l’aurez probablement deviné la banane c’est pour un garçon. Est-ce que l’on n’est pas toujours en plein dans le stéréotype avec cette méthode?

Il existait déjà une fête pour se réjouir de l’arrivée du bébé, la baby shower, alors pourquoi avoir ajouté une fête pour célébrer le sexe ? Le gender reveal est un concept qui aurait vu le jour aux États-Unis en 2008 lorsque Jenna Karvunidis, une blogueuse américaine, organise une baby shower et utilise un gâteau avec une génoise rose pour annoncer qu’elle va avoir une fille.

Aujourd’hui, on peut découvrir le sexe du bébé avant la naissance et cela de plus en plus tôt, là où il y a 50 ans on l’ignorait jusqu’à son arrivée. Cette avancée s’explique d’abord grâce aux échographies et désormais grâce au nipt test, on est fixé dès 12 semaines d’aménorrhée sur le sexe du bébé. Mais cette attente est encore trop longue pour certains parents et des entreprises surfent sur l’envie de ceux-ci de connaître le sexe du bébé. Par exemple, Ohbabync propose des tests qui permettraient de découvrir le sexe du bébé grâce à une prise de sang à seulement 6 semaines de grossesse et ce en quelques jours. Une découverte qui vous coûtera quand même 129 dollars voir même 149 dollars si vous voulez avoir les résultats dès le lendemain. [1] Selon Ohbabync : « Alors que chaque personne a son propre ADN dans son sang, le sang d’une femme enceinte contient également l’ADN de son enfant à naître. SneakPeek recherche les chromosomes mâles dans un petit échantillon de sang de maman. Si des chromosomes mâles sont trouvés, cela signifie que bébé est un garçon. Si aucun n’est trouvé, le bébé est une fille».

Est-ce qu’on a toujours prêté autant d’importance au sexe du bébé à venir ? Il existe depuis toujours des trucs de grand-mères pour connaître le sexe : « vomir et être verte de nausées font partie de votre rituel matinal, vous déclinez le mot « fatigue » sur tous les tons , oups, mais où a disparu votre tour de taille? votre ventre a pris son temps pour grandir ? … alors préparez les dragées roses mais si…, vous avez de l’énergie à revendre, dès le tout petit matin, vous réveillez souvent Chéri pour un petit supplément de câlins, de derrière, c’est fou, on ne voit pas que vous êtes en enceinte, vous portez fièrement votre ventre en avant ! votre ventre se constelle de nouveaux points de beauté, vos pieds sont des glaçons, hiver comme été …. alors préparez des dragées bleues ….[2] Ces informations vont-elles réellement vous permettre de déterminer que le bébé sera une fille ou un garçon? certainement pas. Cela montre cependant que depuis toujours, on est au moins curieux de savoir si l’être qui grandit est une fille ou un garçon.

On aurait pu penser qu’avec l’évolution de notre société où de plus en plus de personnes refusent le diktat de la binarité filles-garçons, la connaissance du sexe du bébé à venir prendrait progressivement moins d’importance mais cela n’est pour l’instant clairement pas le cas pour tout le monde.

Mais est-ce que c’est grave ? Ce n’est qu’une fête, diront certains …Qu’est-ce qui fait que le genre a pris autant d’importance dans notre société avant même la naissance du bébé ? Est-ce que cela a un impact sur l’égalité des genres ?

Dans nos sociétés occidentales, les adultes – parents, puériculteurs et puéricultrices, membres du corps enseignant, etc. – tous sont convaincus d’agir de manière totalement similaire et égalitaire vis-à-vis des filles et des garçons. Pourtant, ils ne sont pas conscients que c’est loin d’être le cas puisque même tout bébé quand on ne peut pas vraiment voir la différence, dès qu’on connaît le sexe de l’enfant, on ne perçoit pas les pleurs de la même manière, on ne parle pas de la même manière, on n’offre pas les mêmes cadeaux et donc au final on ne donne pas les mêmes chances, les mêmes possibilités.

Dès que le sexe est connu, alors même que le bébé n’est pas encore né, s’engage déjà un processus de socialisation sexuée différenciée. Les parents et l’entourage proche préparent souvent soigneusement la naissance de celui-ci et cela mobilise toute une série de représentations et d’attentes relatives à l’enfant à naître qui ne seront pas les mêmes. [3]

Ce n’est pas tellement « La couleur rose ou bleue qu’on associe à un bébé qui sera problématique mais le fait qu’on appose ces couleurs sur des produits différents. Prenons l’exemple des jeux : jouer avec du rose va vous amener à davantage développer la parole et l’expression de vos sentiments tandis que le bleu vous amènera à mieux maîtriser votre vision dans l’espace par exemple. Pas parce que le jouet à une couleur particulière mais simplement parce qu’ on amène les parents et les proches à faire des choix commerciaux qui conditionnent l’enfant dans son développement. Tout au long de sa vie, on reçoit des stimuli qui nous poussent à répondre aux attentes de la société (alors on peut choisir de ne pas y répondre mais soyons honnête ce n’est pas la voie la plus simple) et ainsi les stéréotypes réduisent le champ des possibles dès le plus jeune âge. [4]

Quelles sont les choses que les parents choisissent et préparent souvent avant la naissance ? La garde robe est une des premières choses dont les parents s’occupent.

Les parents mais aussi les proches cherchent à connaître le sexe du bébé pour acheter ou offrir des vêtements qui répondent au sexe du bébé à venir. Ils sont incités à le faire par les magasins. « Fille ou garçon ? Attendez de préférence de connaître le sexe de votre bébé, histoire de choisir votre trousseau en fonction »[5]. Les vêtements n’ont pas toujours été aussi sexués.

Initialement, les parents tentent de pallier aux futurs besoins de leur futur bébé et ne pensent pas faire réellement un choix lié au genre. Ils achètent ce qu’ils trouvent joli dans un magasin dans un rayon fille ou garçon. Les magasins mettent en place très tôt

un marketing genre auquel il est parfois difficile d’échapper. Même les familles qui désirent privilégier la seconde main et qui utilisent des vêtements qu’on leur donne, reçoivent souvent des habits qui sont pré-triés entre fille et garçon et donc se retrouvent d’une certaine manière aussi victimes du genre.[6]Même quand on est sur un vêtement neutre comme un pantalon, la couleur, ou des broderies vont en faire un vêtement féminin ou masculin. [7]

Les messages que l’on trouve sur les vêtements ne sont pas les mêmes non plus : les filles reçoivent des injonctions d’être belles, douces, souriantes alors que ceux des garçons impliquent courage, force, action … Autant de choses qui cumulées peuvent influencer durablement la vie de l’enfant.

Les différences ne s’arrêtent pas là : la taille des shorts pour les filles et pour les garçons n’est pas non plus la même et même la différence de croissance à cet âge-là ne le justifie pas. Les vêtements féminins sont également plus serrés. Quel message envoie-t-on aux filles ?

Pour modifier durablement les choses, il nous semble primordial d’informer au maximum les parents mais plus largement tous les citoyens. Les conférences et les livres ne suffisent pas, parce qu’ils touchent généralement plus les personnes qui sont déjà sensibles à cette problématique. Si la différenciation filles-garçons touche toutes les classes sociales, elle semble encore davantage marquée dans les couches défavorisées de la population. Les réseaux sociaux permettent d’atteindre des citoyens venant de tous les horizons.

Pour certains, l’égalité est synonyme d’indifférenciation et ceux-ci craignent qu’il n’y ait plus ni filles ni garçons. Il faut travailler sur ce point pour qu’ils comprennent que ces actions ont pour objectif d’ouvrir le champ des possibles pour les enfants de chaque sexe et non d’annihiler cette notion de genre.

Alors faut-il célébrer l’arrivée d’un bébé ? Si l’enfant est souhaité par les parents, oui bien sûr, sentez-vous libres d’organiser une grande fête. Mais faut-il faire l’éloge des gender reveal ? Chacun se fera son propre avis mais gardez en tête que vous allez célébrer les parties génitales d’un enfant… et que lors de cet événement vous commencez déjà à réduire les champs des possibles.

  1. Informations consultées sur le site https://ohbabync.com/sneakpeek-gender-test le 27 septembre 2022.
  2. Informations consultées sur le site https://www.dreambaby.be/e/fr/db/fille-ou-garcon-top-10-des-indices-de-grand-mere le 27 septembre 2022.
  3. S. Brachet et al. « 5 – Le genre en gestation. Préparatifs de la naissance d’un bébé fille ou d’un bébé garçon », Camille Froidevaux-Metterie éd., Des femmes et des hommes singuliers. Perspectives croisées sur le devenir sexué des individus en démocratie. Armand Colin, 2014, p. 137 ; C. ROLLER- ECHALIER, A. PELAGE, A. PAILLET et al., Préparer la naissance : une affaire de genre dans Politiques sociales et familiales, 116, 2014. pp. 5-14.
  4. F. HAUWELLE, M.N. RUBIO, S. RAYNA, L’égalité des filles et des garçons dès la petite enfance, Toulouse, 2019.
  5. La liste de naissance idéale existe, on l’a rencontrée consultées sur le site https://www.dreambaby.be/e/fr/db/la-liste-de-naissance-ideale-existe ; Informations consultées le 29 septembre 2022 sur le site https://aussi.ch/reponses/comparaison-evolution-jouets-habits
  6. Informations consultées le 29 septembre 2022 sur le site https://aussi.ch/reponses/periode-rose-filles
  7. E. FISCHER, « Robe et culottes courtes : l’habit fait-il le sexe? » dans Fills-garçons. Socialisation différenciée?, 2000.

Date de péremption de la femme

Zelda Moore Boucher - FAML

Ne vous vengez pas d’une femme, le temps s’en charge pour vous.

-Paul Claudel

C’est un fait, dans notre société patriarcale les femmes se voient étiquetées d’une forme de date de péremption, un aussi cruel qu’inexorable compte à rebours qui commence de plus en plus tôt. Le vieillissement est un sujet tabou dans une société qui aspire à l’éternelle jeunesse et c’est en effet dès la vingtaine que l’on suggère aux femmes, à grand coup de propagande visuelle, d’apporter une attention toute particulière à leur corps en y appliquant notamment des soins hydratants pour le visage et des crèmes anti-âge alors qu’elles viennent à peine de quitter les bancs de l’enseignement secondaire. Encore à l’heure actuelle l’hégémonie du “male gaze” semble dicter ses propres critères de beauté. 

Le male gaze en quelque mots

Le “male gaze” est un concept anglo-saxon désignant le fait que la culture visuelle dominante (magazines, photographie, cinéma, publicité, jeux vidéo, bande dessinée, etc.) imposerait comme norme la perspective d’un homme hétérosexuel. On parle notamment de “male gaze » lorsque la caméra à tendance à s’attarder, par exemple, sur les formes d’un corps féminin (1).

En 2015, à l’occasion de la sortie en salle du nouvel opus de la très appréciée saga Star Wars «  Le réveil de la force » la défunte actrice Carrie Fisher en a fait les frais. À cette époque, de très de nombreux spectateurs n’avaient en effet pas manqué de manifester leur effarement à la vue d’une princesse Leia qui n’était plus la brunette fantasmagorique en bikini et à la coiffure en macarons des premiers épisodes. C’était notamment le cas de Bill O’Reilly, un chroniqueur américain qui déclarait sans honte : « Mais le pire vient de notre amie Carrie Fisher, la princesse Leia, parce qu’elle ne ressemble pas à la princesse. (…) Je ne sais pas à quoi elle ressemble mais, vous savez, ils sont de solide constitution ces acteurs« . Exaspérée à la suite de ces nombreuses critiques, l’actrice n’avait eu d’autre choix que de tweeter  « Arrêtez de débattre pour savoir si j’ai bien vieilli ou non. Malheureusement, cela me blesse. Mon corps n’a pas aussi bien vieilli que moi. Allez-vous faire voir« (2). Il est d’ailleurs assez paradoxal de noter que son partenaire de jeu, Harrison Ford, qui avait lui aussi vieilli, n’ait bien évidemment pas du tout été soumis au même traitement. Nul doute ici que lorsqu’il s’agit de la date de péremption de la beauté, hommes et femmes ne soient pas logés à la même enseigne et que le deux poids deux mesures soit la norme.

Population vieillissante

En Belgique, l’espérance de vie à la naissance en 2021 s’élevait à 81,7 ans pour la population totale. L’espérance de vie à la naissance est de 84 ans pour les femmes et de 79,2 ans pour les hommes. On peut par ailleurs constater une augmentation de l’espérance de vie à la naissance de la population totale de 0,9 an par rapport à 2020(3). Non seulement l’espérance de vie a donc augmenté mais l’âge moyen des femmes au moment de l’accouchement à lui aussi continué à augmenter de décennie en décennie. Comme en atteste l’article de Statbel publié le 19 septembre 2022 : en 2020, l’âge moyen, tous rangs confondus, est de 31 ans pour la mère et de 34,1 ans pour le co-parent (4).

Cependant, en dépit de cette évolution manifeste de notre qualité de vie et de la croissance constante de l’espérance de vie, ce sont les termes “grossesse gériatrique” et “accouchement gériatrique” qui désignent aujourd’hui, dans une partie du corps médical, les grossesses menées par des femmes de plus de 35 ans. Un paradoxe lorsque tout tend à prouver qu’à l’heure actuelle l’être humain et son corps sont loin de pouvoir être considérés comme vieux à 35 ans.

L’âge moyen de la maternité en hausse

Le rapport de santé périnatale en Wallonie de 2019 explique que les raisons de l’augmentation du nombre de naissances chez les mères plus âgées sont complexes : “Dans le monde développé, il est de plus en plus fréquent pour les femmes de retarder la première naissance jusqu’à ce qu’elles soient dans leur trentaine. Depuis les années 70, la vie sociale moderne a eu des effets considérables sur la vie reproductive des femmes. L’âge plus tardif à la maternité s’explique notamment par le fait que les femmes font des études plus longues, ont un meilleur accès au marché du travail, entrent plus tard en union et ont accès à des méthodes de contrôle des naissances plus efficaces”(6). En outre, parallèlement aux progrès de la médecine reproductive, nous nous dirigeons vers des grossesses de plus en plus tardives ; les accouchements les plus tardifs ayant été recensés chez des femmes de 65 à 70 ans qui ont eu recours à des FIV avec dons d’ovocytes.

Pourquoi devrions-nous arrêter d’ajouter le terme “gériatrique” concernant une étape de la maternité ?

Étymologiquement parlant, gériatrique nous vient du grec ancien  « γέρων »/gerôn (« vieillard ») et « ἰατρός »/iatros (« médecin »). La gériatrie désigne donc la médecine des personnes âgées. S’il n’y a bien sûr aucune honte à vieillir, ou même à se voir attribuer des termes relatifs à la vieillesse, il y a tout de même ici une forme de mépris manifeste envers les femmes de plus de 35 ans. Fondamentalement ce qui dérange dans le recours au terme « grossesse gériatrique », c’est l’idée qu’il représente. L’idée d’une femme qui décide de vouloir donner la vie, alors qu’elle devrait manifestement songer davantage à rédiger son testament dans le calme et la chaleur apaisante de la chambre d’une maison de retraite. Doit-on y voir ici un moyen de les blesser ou de les punir d’avoir privilégié leur carrière, leurs envies ou plus simplement une volonté de les stigmatiser d’avoir attendu d’être plus disponible pour leur enfant et d’avoir la maturité nécessaire pour l’élever ?

Il est vrai que le report de l’âge de la grossesse expose les mères à davantage de complications telles que le diabète ou encore l’hypertension artérielle mais il est assez symptomatique de remarquer que les hommes qui deviennent pères plus tardivement ne se voient affubler d’aucun terme en lien avec la gériatrie pour qualifier ce phénomène médical, et ce alors même que deux études de premier plan réalisées dans la population générale ont pourtant mis en évidence un risque accru de Fausses Couches Spontanées (FCS) lorsque l’âge paternel augmente(5).

Mais alors comment nommer ces grossesses ?

S’il existe un autre terme plus officiel et peut-être un peu moins stigmatisant qui est “grossesse tardive”, la véritable question serait plutôt de s’interroger sur la pertinence d’avoir recours à un terme spécifique ? Partant du principe que toutes les grossesses comportent inévitablement un risque pourquoi devrions-nous catégoriser d’une façon différente et stigmatisante les grossesses qui ont lieu passé un certain âge ?

Accoucher après 35 ans est depuis bien longtemps monnaie courante. Les mentalités ont largement évolué depuis le siècle dernier, où l’on considérait comme presque honteux d’être enceinte en début de quarantaine, signe qui trahit une sexualité active et épanouie à un âge où d’autres femmes devenaient déjà grands-mères.

S’il faut absolument catégoriser les grossesses de plus de 35 ans, peut-être devrait-on dès lors réfléchir à l’emploi d’un terme moins stigmatisant qui l’associe de facto à des soins gériatriques. Devenir mère est une belle aventure pour certaines femmes mais dans une société patriarcale où il faut déjà se battre au quotidien contre les inégalités domestiques, les discriminations professionnelles, les injonctions écrasantes et l’isolement social ne pourrait-on pas au minimum se contenter de parler de “grossesse après 35 ou 40 ans”, dans une terminologie plus factuelle qui évite d’ajouter un poids supplémentaire sur les épaules des femmes ?

Conclusion

Continuer d’avoir recours au terme gériatrique pour faire référence à une grossesse après 35 ans représente une régression dans un combat pour l’émancipation de la femme qui peine déjà à avancer. Dans une société qui se veut progressiste, le choix pour une femme de devenir mère après 35 ans, ne devrait susciter aucun débat et ne devrait jamais l’enfermer dans des termes qui in fine vont la stigmatiser, la culpabiliser ou la juger et ce alors même qu’elle devra déjà s’armer au quotidien face aux injonctions sociales sur son corps, son éducation ou son activité professionnelle en tant que mère.

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Regard_masculin

2 https://hitek.fr/actualite/reponse-twitter-carie-fisher_8099

3 https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/mortalite-et-esperance-de-vie/tables-de-mortalite-et-esperance-de-vie#:~:text=En%202021%2C%20l’esp%C3%A9rance%20de,an%20par%20rapport%20%C3%A0%202020.

4 https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/naissances-et-fecondite#:~:text=Maman%20%C3%A0%2029%2C33%20ans,(34%2C1%20ans).

5 https://wistim.com/blog-temoignage-pma-fiv/age-pere-fertilite.html

6 https://www.cepip.be/pdf/rapport_CEPIP_Wal2019_2tma.pdf

Au plus c’est loin, au mieux j’me porte : une exclusion des pauvres toujours plus forte

Avril Forrest - FAML

Bruxelles, été 2022, il fait chaud, très chaud. On se promène dans les rues de la capitale et en regardant bien, on perçoit un homme, couché à côté d’un amas de sacs qui semblent contenir sa vie entière. Bon, ça arrive, il y en a plein des gens qui vivent dans la rue… En réalité, on ne les voit même plus vraiment. Alors on passe à côté sans réellement s’y intéresser, parfois on esquisse un bref sourire, parfois on donne une pièce et parfois on ne s’arrête pas, on marche droit et regardant devant soi.

Et si pour une fois on prenait cinq minutes pour parler d’eux ? Eux, les pauvres, les sans domiciles fixes et même les chômeurs, les demandeurs d’emplois, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Prenons cinq minutes pour essayer de comprendre ce que c’est que d’être pauvre en Belgique et ce que cela engendre comme discriminations dans leur quotidien. Cinq minutes pour faire le point sur les discours de haine qu’ils entendent régulièrement et les violences physiques qu’ils subissent couramment. Cinq minutes ou même six pour lever le voile sur la manière dont des gens, des citoyens, des collègues, des parents ou même des jeunes, se retrouvent coincés dans une situation de pauvreté, le tout en étant, bien souvent, stigmatisés, jugés, niés, déshumanisés et considérés comme responsables de ce qui leur arrive.

Alors, devenons-nous différents, dès lors que notre salaire glisse en dessous de la barre des 1.287€[1] ? Les “pauvres” sont-ils d’énormes assistés qui se la coulent douce en exploitant les aides sociales ? Les chômeurs, ces fainéants vivant de nos impôts tels la famille Kim dans le film “Parasite”, sont-ils des profiteurs lassés de chercher un travail (pourtant Dieu sait qu’il y en a du travail !) ? Ou peut-être se trompe-t-on de questions ?

D’où vient cette attitude hostile à l’égard des plus pauvres ? Depuis quand nos discours sont-ils aussi méprisants et dénués de compassion ?

On connaissait l’homophobie, la xénophobie ou encore l’islamophobie, désormais découvrons ce qui se cache derrière la pauvrophobie.

Nul besoin d’être un érudit, pour percevoir que dans pauvrophobie, il y a “pauvre” et “phobie”. En clair, on peut comprendre par là, une peur, un rejet des personnes pauvres, mais cela désigne aussi et surtout les discriminations vécues en raison d’une précarité sociale[2].

Dans son livre Aporofobia, el rechazo al pobre,[3] Adela Cortina explique que l’être humain a une tendance à ignorer ceux qui ne nous apportent aucun bénéfice, que notre cerveau, dû notamment à la mise en place de certaines politiques anti-pauvre, est pauvrophobe en quelque sorte. Ce concept, elle ne l’a pas inventé toute seule, on le retrouve dans un livre bien connu : la Bible. Etonnant ? Un peu, oui.

Et pourtant, dans ce “livre saint”, on peut y lire un verset qui développe également cette idée : “ On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a[4].” Il semblerait donc que nous fonctionnons via un principe d’échange, nous donnons dans le but de recevoir et, si l’on suit cette logique, certains pourraient se demander ce qu’une personne pauvre peut bien nous apporter comme bénéfices ?

C’est peut-être de là que provient la “source du problème”, on a du mal à comprendre ce que les pauvres pourraient offrir à nos sociétés et en découle alors une forme de rejet. Il se peut même que ce rejet ait lieu dans notre entourage, au sein de nos groupes d’amis parce que l’on n’est plus suffisamment à l’aise financièrement pour apporter une bouteille de vin lors d’un repas ou parce que nos galères bancaires et nos problèmes de chômage finissent par lasser nos hôtes. Finalement, la pauvreté engendre des discriminations entre les individus parce que chacun n’a pas forcément la liberté d’organiser sa vie comme il ou elle l’entend. C’est ce que défend Amartya Sen lorsqu’il explique que, selon lui, “la pauvreté n’est, au final, qu’un manque de liberté”[5].

Mais alors, ces pauvres, qui sont-ils et de quelles discriminations sont-ils victimes ?

Selon l’Office belge des statistiques : “Il s’agit des personnes vivant dans un ménage dont le revenu total disponible est inférieur au seuil de pauvreté, qui s’élève à 1.287€ par mois pour une personne isolée[6]”. En 2021, plus de 2 millions de Belges ont présenté un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, ce qui représente 19,3% de la population et 14,9% des familles vivaient en-dessous du seuil de pauvreté[7]. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène insignifiant.

Pourtant, malgré le nombre élevé de personnes se trouvant dans une situation précaire, les discours pauvrophobes ne sont pas moins présents et semblent même, au contraire, être de plus en plus libérés. C’est du moins ce que dénonce le projet “Pauvrophobie” coordonné par Forum-Bruxelles en 2018. Ayant pour but de révéler la manière dont notre société met en œuvre des politiques et des systèmes “anti-pauvres”, ce projet rapporte 85 idées reçues sur les pauvres, mis en scène de manière humoristique dans une mini-série de 10 épisodes[8]. Chacun des préjugés sur les pauvres est ensuite analysé par des économistes, des sociologues ou encore des directeurs d’entreprise. Jetons un coup d’œil à leurs mises au point sur le sujet.

Les chômeurs reviennent-ils cher à l’État ? Pas tout à fait. Il semblerait que, contrairement aux idées reçues, l’État ne dépenserait annuellement “que” 8 milliards d’euros pour les indemnités du chômage. Par contre, le financement annuel des pensions représente, quant à lui, un coût bien plus élevé puisqu’il s’élève à 42 milliards d’euros, correspondant ainsi à plus ou moins 10% de la richesse nationale.[9]

En réalité, notre système d’aide sociale n’est pas tout à fait équilibré dû, notamment, à un problème démographique. Une explication s’impose : la génération du baby-boom est aujourd’hui âgée et, grâce aux avancées technologiques et médicales, leur espérance de vie est plus longue que par le passé (hourra !). Notre pyramide des âges s’est donc transformée avec le temps en un cylindre des âges, posant ainsi d’importants problèmes dans l’équilibre des personnes actives et inactives de la population[10]. À cela, on peut ajouter le fait qu’en 2018, 40% des retraités vivaient en dessous du seuil de pauvreté et 10% d’entre-eux disposaient d’un revenu mensuel inférieur à 1000€. Une pareille situation peut en contraindre certains à demander de nouvelles aides sociales, pas uniquement sollicitées par les chômeurs.

Mais quand même, ils sont nombreux à rester au chômage ou au CPAS[11] pour toucher des sous en glandant chez eux,… Non ? Il y en a certainement, mais une aide financière suffit-elle à démotiver les gens à chercher du travail ? Le sociologue Esteban Martinez s’oppose à l’idée que les gens ne chercheraient, au final, un travail que pour des raisons financières. En ce sens, ce dernier explique qu’il n’y a pas que l’appât du gain qui motive les gens et développe que : “Le travail est également un moyen d’émancipation et un vecteur d’intégration sociale. Il permet de créer des liens et de contribuer à la production sociale. Ce sont, là aussi, les moteurs de la recherche d’emploi.”[12]

Finalement, sait-on comment fonctionne l’aide sociale dans notre pays ? Sans rentrer dans une multitude de détails compliqués, la principale mesure d’aide sociale provient du CPAS et assure la prestation d’un certain nombre de services sociaux comme l’aide au logement, financière ou encore l’aide médicale.

Au sein de ces différentes aides, il y a notamment le revenu d’intégration sociale (RIS) qui correspond au revenu minimum accordé par le CPAS à certaines personnes et sous certaines conditions : être majeur, être inscrit au registre de la population, être en possession d’un droit de séjour supérieur à trois mois, pouvoir prouver que l’on ne dispose pas des ressources nécessaires pour vivre et être disponible sur le marché de l’emploi.

Le fait est que beaucoup de personnes pouvant prétendre à cette aide ne le font pas. Souvent, les pauvres ne sont pas au courant de leurs droits, n’ont pas accès à internet ou même ne sont pas en capacité de se déplacer, ce qui les amène à ne pas faire les démarches nécessaires pour prétendre au RIS.

Bon, d’accord. Mais et les étrangers alors ? Ils viennent tout de même chez nous et profitent de la sécurité sociale en se tournant les pouces, non ? Et bien en réalité, le taux de participation au marché de l’emploi[13], est très proche entre les Belges et les ressortissants étrangers. En effet, en 2018 le taux de participation au marché de l’emploi s’élevait à 68,3% pour les Belges, contre 64,2% pour les ressortissants étrangers.[14] D’ailleurs, selon l’économiste Joël Machado, les étrangers contribuent fortement au bon fonctionnement de l’économie belge puisque ces derniers consomment et payent des impôts dont le montant dépasse les dépenses sociales qui leur sont versées. Selon le CPAS de Wallonie, plus de 70% des personnes exclues du droit de chômage pouvant réclamer une aide financière ne l’ont pas fait et seulement 4,2% d’étrangers vivant en Belgique bénéficient de l’aide sociale[15].

Oui, bon… Mais justement, le fait qu’ils soient si nombreux sur le marché de l’emploi, ça

montre bien qu’ ils prennent le travail des Belges!

Pour lors, ce n’est pas tout à fait exact. En Belgique, le chômage est à la fois élevé et continu, mais on constate que l’emploi a considérablement augmenté depuis 1980, puisque près d’un million d’emplois ont été créés. Seulement voilà, nombre de ces emplois sont assez précaires. Les temps-partiels, les contrats d’intérims ou les contrats à durée déterminée n’offrent pas forcément la sécurité nécessaire pour vivre au-dessus du seuil de pauvreté. Et justement, on constate que les étrangers occupent généralement les postes de travail plus vulnérables vers lesquels les Belges ne s’orientent pas. Nouria Ouali, professeure à l’Université Libre de Bruxelles, explique que ce sont souvent des emplois difficiles, avec des horaires lourds et la plupart du temps, des emplois salissants[16].

Finalement, les étrangers occuperaient principalement des postes délaissés par les nationaux, alors de quoi se plaint-on ? Peut-être qu’il serait temps d’arrêter cette forme de concurrence malsaine entre les publics déjà en situation de précarité.

Des préjugés, des phrases toutes faites et des clichés sur les pauvres, il en existe beaucoup d’autres, il suffit d’aller taper les mots clefs dans la barre de recherche sur internet. Mais après avoir survolé le sujet, reste la question de comprendre pourquoi. Pourquoi l’être humain a-t-il cette “phobie” du pauvre ? Au-delà de certaines politiques, comment cette phobie se traduit-elle ?

“La clef de la haine réside dans celui qui hait, pas dans l’objet collectif de la haine.[17]

L’explication, ou en tous les cas, une partie de l’explication se trouve peut-être dans cette phrase. Les pauvres ne sont probablement pas rejetés pour qui ils sont, mais plutôt pour le fait d’appartenir à un groupe ; le groupe des pauvres. Les agressions ne sont pas dirigées contre “cette personne-là spécifiquement”, mais plutôt contre “tous les SDF qui trainent dans la ville” ou “l’ensemble des réfugiés qui vivent en Belgique”. En ce sens, Adela Cortina utilise une fable de La Fontaine pour illustrer ce fait. L’histoire a lieu autour d’un point d’eau autour duquel un agneau est en train de boire. Arrive un loup qui entame le dialogue en disant :

“Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Reprit l’Agneau, je tète encore ma mère.

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

Je n’en ai point.

C’est donc quelqu’un des tiens.”

En disant “c’est donc quelqu’un des tiens”, le loup démontre bien qu’il ne fait pas de distinction entre cet agneau qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu et qui ne lui a jamais fait de mal et les moutons qui ont pu lui causer du tort par le passé. Pour ce loup, c’est de l’ensemble des moutons dont il doit se venger. C’est un peu ça que l’on constate aussi avec les pauvres. Les agressions et les discriminations qui ont lieu ne sont pas dirigées explicitement envers ce pauvre–là, parce qu’il n’a pas réellement d’importance au final, mais elles ont lieu parce que les pauvres en général, de par de ce qu’on entend, ce qu’on nous a dit, nous dérangent. Et les plus pauvres des pauvres alors ?

SDF brûlés pendant la nuit, femmes vivant dans la rue violées, volées et frappées, agressions au couteau, insultes, humiliations, voilà ce qu’on peut lire dans un rapport de la National Coalition for the Homeless. Ce qu’on lit également, c’est que sur 261 SDF interrogés, 48% d’entre-eux se sont fait agresser, que 6 délits sur 10 ont lieu pendant la nuit, lorsque ceux-ci dorment et sont donc davantage vulnérables et que 97% des agressions sont commises par des hommes de moins de 40 ans[18].

Au-delà des agressions, des vols ou des violences verbales que subissent souvent les pauvres et les SDF, il existe une autre forme de moyen de rejeter davantage ceux qui sont déjà en marge de la société : les mécanismes anti-pauvres. Du mobilier urbain au paiement pour mendier, les mécanismes anti-pauvres n’ont visiblement pas de limite.

Les bancs avec accoudoirs pour empêcher quiconque de s’y coucher, les douches froides à l’entrée des parkings, les musiques qui tournent en boucle dans les métros ou encore les pics et poteaux devant les bâtiments, rien n’arrête la créativité dès lors qu’il faut imaginer comment chasser les plus précaires. Pour révéler tous ces stratagèmes, la Fondation Abbé Pierre a créé la “Cérémonie des Pics d’Or” visant à récompenser les pires dispositifs anti SDF installés un peu partout en France et à l’étranger et c’est assez effrayant de voir toutes les choses mises en place pour éloigner encore plus ceux qui se trouvent déjà en dehors de la société.

Mourir dans la rue, d’accord, mais mourir debout ! Stand up for your rights ![19]

Le sujet est vaste et il existe une multitude de conséquences de la pauvreté, mais notre but ici n’est pas de rédiger un rapport des plus complets. Notre but est simplement de faire prendre conscience des réalités de ceux que l’on a tendance à oublier. Plutôt que de nourrir les préjugés bien ancrés selon lesquels ce sont les pauvres qui posent problème à notre fonctionnement économique, que ce sont eux qui nous coûtent de l’argent, est-ce qu’on ne préférerait pas avoir un gouvernement qui cherche de réelles solutions pour lutter contre ce risque de précarité apparemment très présent ? Plutôt que de faire au plus simple en culpabilisant certains groupes sociaux, ne préférerions-nous pas avoir de réelles propositions pour combattre les fonctionnements favorisant les inégalités ?

Les pauvres ne sont pas identiques, il ne s’agit pas d’une seule et même entité problématique à laquelle il suffit de répondre par une seule et même réponse. Comprendre leurs parcours, leurs difficultés et leurs situations permettrait probablement d’apporter des solutions réellement adaptées aux besoins de ces personnes en situations de précarité.

  1. Une personne vivant seule est considérée comme pauvre si son revenu mensuel net est inférieur à 1.287 €
  2. ATD Quart Monde., Pauvrophobie : un nom pour dire non !, 2016, https://www.atd-quartmonde.fr/un-nom-pour-dire-non-pau
  3. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017 (Pauvrophobie, le rejet du pauvre)
  4. Matthieu, verset 13:12, cité dans la Bible
  5. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017
  6. Statbel., Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, 2022, https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale
  7. Greenpeace Belgium., Le cercle vicieux du climat et de la pauvreté, 2021, https://www.greenpeace.org/belgium/fr/blog/24281/le-cercle-vicieux-du-climat-et-de-la-pauvrete/
  8. Forum-Bruxelles., Pauvrophobie, 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/home/pauvrophobie-le-projet/
  9. Ibid.
  10. Forum-Bruxelles., profitent-ils du système ? 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/11/09/decryptage-profitent-ils-du-systeme/
  11. Centre Public d’Action Sociale
  12. Forum-Bruxelles., profitent-ils du système ? 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/11/09/decryptage-profitent-ils-du-systeme/
  13. A savoir la part de la population âgée entre 15 et 64 ans qui travaille ou est à la recherche d’un emploi.
  14. Forum-Bruxelles., Les étrangers et l’aide sociale, 2018, https://www.pauvrophobie.be/index.php/2018/09/09/je-suis-larticle-n-2/
  15. Ibid.
  16. Cornet, R., et Wavreille, A., Pauvrophobie: une encyclopédie pour comprendre la pauvreté au-delà des clichés, 2018, https://www.rtbf.be/article/pauvrophobie-une-encyclopedie-pour-comprendre-la-pauvrete-au-dela-des-cliches-10047784
  17. Adela Cortina., Aporofobia, el rechazo al pobre : un desafío para la democracia”, 2017
  18. National Coalition for the Homeless, 20 years of hate, 2020, https://nationalhomeless.org/wp-content/uploads/2020/12/hate-crimes-2018-2019_web.pdf
  19. Blanche Gardin durant la première cérémonie des Pics d’Or de la Fondation Abbé Pierre en 2019.

Ne plus se taire !

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

Avez-vous constaté la détermination avec laquelle des pouvoirs politiques, socio-économiques, financiers, religieux…, discréditent et tentent d’annihiler les initiatives citoyennes qui les contrecarrent légitimement dans leurs funestes desseins ou entreprises destructrices et égocentriques ?

C’est qu’ils dérangent ces activistes, lanceurs d’alertes et autres militants qui luttent, entre autres, pour le respect des droits fondamentaux et la sauvegarde de la planète, contre l’arbitraire, la militarisation de la société civile et l’omnipotence des lobbys politico-industriels !

Ils sont prêts à tout, ces pouvoirs, pour faire taire ceux qui dénoncent et s’opposent à leurs juteuses affaires. Ces acteurs d’activités qui mettent à mal les libertés et l’écosystème, également ceux qui érigent les armes et les violences qui en découlent en véritables dogmes.

Le business de l’armement et la propagande militariste n’ont jamais été aussi « florissants », semble-t-il !

Il y a encore ces pouvoirs qui brandissent un ethno-nationalisme exacerbé attisant, ipso facto, la haine et le rejet de l’« autre », sans omettre les multinationales aux pouvoirs exorbitants qui actionnent tous les leviers possibles pour produire et encourager une consommation addictive parfaitement inutile la plupart du temps, ce sont les mêmes qui creusent sans vergogne le gouffre entre les classes sociales.

Un exemple frappant de ce gouffre s’est déroulé à l’automne 2022, lorsque Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, a dit en avoir marre que l’on rappelle qu’il fut augmenté de 52% entre 2020 et 2021.

Alors, il plaça un message sur Twitter pour préciser que son salaire avait baissé en 2020 de 36% à cause du confinement en percevant 3,9 millions d’euros.

Cette augmentation de 52% était donc, selon lui, un retour à la normale avec un salaire de 5,9 millions d’euros.

En réponse, l’ONG Oxfam déclara « tout son soutien à Patrick qui ne gagne que 6 millions d’euros par an ».

Libération[1] commenta « un tweet publié en pleine mobilisation pour le pouvoir d’achat, alors que TotalEnergies refuse toujours 10% d’augmentation aux raffineurs. »

Précisions : au premier trimestre de 2022, le groupe engrangea plus de 100 millions d’euros par… jour[2] et 32 milliards de bénéfices ces dix-huit derniers mois (sur 2021 et 2022), alors que l’entreprise ne paie pratiquement pas d’impôt sur les bénéfices en France depuis une décennie, alors qu’elle a poursuivi ses activités en Russie (« Complicité de crimes de guerre »[3]) et continue d’explorer davantage de gisements de pétrole et de gaz, quitte à contribuer fortement au réchauffement climatique.

France 5[4], elle, annonça qu’au troisième trimestre 2022, TotalEnergies comptabilisait quelque 43% de bénéfices supplémentaires, soit 6,6 milliards de dollars, grâce au gaz.

Ce fut donc un tollé dans l’opinion publique sur l’« indécence et l’insolence des riches ».

Lors de la Marche pour le Climat, le 23 octobre 2022, qui rassembla quelque 30.000 manifestants (pacifistes) dans la capitale de l’Europe, avec passage dans le quartier des Communautés européennes, des slogans très durs à l’égard des eurocrates, lobbyistes et politiciens furent scandés, dont un particulièrement explicite : « Le climat est plus important que votre mandat ! »

Par conséquent, en réplique à la situation sociétale générale qui s’aggrave au fil des récentes décennies, il y a l’engagement citoyen, celui qui, c’est à souligner, se double de propositions concrètes et argumentées dans un esprit constructif afin d’élaborer un mieux-vivre ensemble et une société où les concepts de fraternité et de solidarité ne sont plus volontairement occultés ou bafoués.

Pour ce faire, il existe de nombreux paramètres qui donnent naissance à cette mobilisation : contre le réchauffement climatique, le climato-scepticisme, l’écofascisme, d’une part, contre les inquiétantes militarisations de la quasi-totalité des pays, la droitisation, y compris des classes populaires – le Nord de la France en est la preuve par les urnes, cette région anciennement appelée la « ceinture de rouille » -, contre les résurgences du nazisme et du fascisme, du nationalisme-religieux, d’autre part.

Changer de vie 

Peu de temps avant son décès le 9 octobre 2022, Bruno Latour, philosophe des sciences, anthropologue et sociologue, avait été reçu à « La Grande Librairie » sur France 5 pour présenter son dernier ouvrage co-écrit avec Nikolaj Schultz, Mémo sur la classe écologique, en précisant qu’il s’agissait de « l’écologie sans bailler ni paniquer ».[5]

Il lança d’emblée : « Des muets parlent à des sourds » !

Cela faisait penser aux messages codés à l’intention des résistants lors de la Seconde Guerre mondiale : « Ici Londres, des Français parlent aux Français. Les patates sont archi-cuites, je répète les patates sont archi-cuites. »

Bruno Latour expliqua que les muets et les sourds, c’était le manque de dialogue entre les citoyens qui expriment leurs attentes en matière de mesures écologiques et le silence assourdissant des politiciens à ce niveau-là.

Et encore ? « Les mots sont le début des idées. Observez pour comprendre ce monde : le développement est terminé à cause des injustices et de la situation de la Terre. Le système de production est devenu un système de destruction ! Le sol a mis des millénaires pour se former et il peut être démoli en quelques secondes par un bulldozer ! »

Là, on était au cœur de la démonstration de l’invité de « La Grande Librairie », qui asséna encore : « Nous sommes des colonisés par le système de production. »

Pour lui, l’écologie est la méthode pour changer ce monde, mais sous-entendu, une « vraie » écologie, pas celle des partis dits écologiques : « Le climat varie à cause de nos actions et de nos inactions. Les activistes tentent de s’enfuir de ce système de production. » Peut-on en dire autant des élus dits écologistes ?

La réponse globale de Bruno Latour tomba comme un couperet : « On le sent, on le sait, mais on ne fait concrètement rien face au changement climatique ! »

Alors, concrètement, que faut-il faire ? « Nous avons été trahi par le projet de modernisme quand on voit l’état de la Terre. L’alternative est que la classe écologique doit définir le sens de l’Histoire contre l’idée de la reprise économique. La classe écologique doit tenir compte du lieu, du territoire, du sol, pour élever des éoliennes et ainsi éviter une guerre entre les partisans et les antis éoliennes, afin qu’elles soient acceptées par tous. »

Et puis, comme un mantra, il répéta : « Changer de vie pour changer de monde ! »

Sa conclusion : « Ce qui n’était pas prévu, c’est que la Terre réagisse aussi rapidement aux actions humaines, d’où les tragédies. Mais, ce qui a été fait peut être défait. Il faut sortir de l’économisation, mener la bataille des idées. C’est l’occasion de mettre la ‘‘bonne vie’’ au centre des préoccupations prioritaires, soit la notion d’habitabilité. Croire que la solution va venir du ciel est vain, la transcendance a aussi amené à la catastrophe dans laquelle on se trouve. »

Il y a des fissures

Certes, il est moins une ou moins deux, mais on constate quand même une certaine prise de conscience planétaire sur la nécessité de changer radicalement de paradigmes et cela se réalise par petites doses, par des micro-libérations, selon l’anthropologue Franco la Cecla[6], qui cite très opportunément Leonard Cohen : « Il y a des fissures partout et c’est à travers elles que la lumière vient ! »

Ainsi, l’espoir en l’humanité semble de plus en plus présent parmi cette jeunesse qui critique à raison et avec force l’héritage du capitalisme ultralibéral qu’elle doit à présent gérer. Et, comme elle trouve à ses côtés de plus en plus d’anciens qui ont remis leur bleu de travail militant, après une phase d’analyse, de constat très inquiétant comme le démontre plus que jamais l’urgence climatique, on constate aussi que des citoyens reprennent possession du terrain. Du terrain de la vie.

Ainsi, je me dis que des mentalités changent quand j’apprends que la Justice rend des jugements moraux qui condamnent fermement des États, de puissantes sociétés industrielles, des oligarques et autres totalitaristes et intégristes aux motifs de gestions antidémocratiques, de non-respect des droits fondamentaux à la vie et à la liberté, d’abus de pouvoir, de défaut de prévoyance ou de mauvaise gestion publique, d’atteintes à la clause de conscience.

Je me dis aussi que du catastrophisme ambiant émerge une sorte de nouvelle humanité.

Cette nouvelle humanité se compose de gens qui, inlassablement, résistent au pouvoir imposé par les institutions et les oppresseurs, qui reconstruisent des liens humanistes, qui ne se contentent pas de grandes théories intellectuelles distillées par des experts autoproclamés depuis leur tour d’ivoire ou d’une intelligentsia qui pérore sur le sexe des anges, mais de gens qui mouillent leur maillot, comme on dit dans le monde sportif.

Giuseppe Onufrio[7], directeur de Greenpeace Italie, déclara qu’il est exact que la vision actuelle du monde est effrayante selon laquelle on ne peut rien faire, mais qu’à force d’actions, aussi minimes soient-elles, de protestations, de militantisme actif sur le terrain, celui qui modifie réellement tel ou tel élément dans le bon sens, tout cela montre clairement que tout n’est pas dit, que tout n’est pas fini.

L’activisme, évoquons-le. C’est une attitude politique qui, justement, préconise l’action directe, la propagande active[8], une attitude morale qui insiste sur la nécessité de la vie et de l’action, plus que sur des principes théoriques.

Pour le philosophe André Comte-Sponville, l’activisme est une « action lucide et réfléchie. »[9]

J’aime citer Elie Wiesel (1928-2016), déporté par les nazis à l’âge de 16 ans et survivant à la Shoah, journaliste, auteur et philosophe, humaniste, « grande voix morale de notre temps et conscience du monde »[10], Prix Nobel de la Paix, inlassable militant pour dénoncer les atteintes à la liberté qui, le 10 décembre 1986, déclara lors de la remise dudit Prix Nobel : « Je jure de ne jamais rester silencieux lorsqu’un autre être subira tourments et humiliations. On doit toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage celui qui tourmente, jamais celui qui est tourmenté. »

En cela, il rejoignait la pensée de Graham Greene (1904-1991), écrivain engagé et « viscéralement anticapitaliste » : « Tôt ou tard, il faut prendre parti si l’on veut rester humain. »

Ingrid Betancourt, ancienne otage des Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc), devenue militante contre la corruption, constatait récemment un « assoupissement des consciences » et elle livra son ressentiment au sujet de la gravité de l’attaque contre Salman Rushdie : « Nous maintenons le silence, entreprenons un chemin de complaisance avec l’arbitraire, l’abus, l’obscurantisme, le marchandage des êtres humains. »[11]

Cela rappelle ce constat du philosophe Sénèque (entre 4 av. J.-C. et 1 apr. J.-C.-12 avril 65) : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. »

D’où l’impérieuse nécessité d’agir et, surtout, « de ne pas confondre la liberté et la servilité, l’égalité et la vanité, la fraternité et l’identité : liberté, égalité, fraternité ne sont pas les synonymes d’obéissance ni de ‘‘marchaupas’’ », d’après Yves Le Car, chroniqueur au magazine Union Pacifiste de France[12].

Et puis, détrompons aussi Bruno Latour quand il dit que « le contraste entre le calme avec lequel nous continuons à vivre tranquillement et ce qui nous arrive est vertigineux. »

Cependant, et j’y reviens, les pouvoirs ne s’en laissent pas conter. Pour d’aucuns, qui dit museler la contestation et l’engagement citoyens, dit souvent piétiner allègrement les principes de la liberté d’expression et de la liberté de conscience.

Celles-ci sont d’ailleurs régulièrement les premières à être ciblées par un gouvernement autoritaire ou un régime non démocratique.

Il y a également la manipulation exercée par certains, tel Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, qui prit le contrôle de Twitter et y promit la totale liberté d’expression.

Ainsi, après avoir licencié l’ancienne direction de ce réseau social, il déclara que Twitter serait « une place publique en ligne où une grande variété d’opinions pourrait y débattre de façon saine, sans recours à la violence. »

Il faut savoir que la modération des contenus qui était de mise auparavant, passa aux oubliettes, ce que Donald Trump ne put que se réjouir.

« C’est pour aider l’humanité », expliqua sans rire le patron de Tesla et de Space X…[13]

Sauver la liberté d’expression

Pour Monique Canto-Sperber, philosophe et directrice de recherche au CNRS[14], toutes les opinions, même les plus discutables, même les plus choquantes, doivent être tolérées, du moins « tant qu’elles sont des opinions, et non des propos de haine travestis en opinions. »

Même les plus ardents défenseurs de la liberté d’expression admettent qu’il y a des choses à ne pas dire : les fausses nouvelles, fake news, intox, la pornographie infantile, la diffamation, les injures, en particulier les injures raciales.

Bannir de l’espace public les propos nocifs libère la vie sociale de la violence des mots. Cela, sans nuire à la diversité des opinions ni obliger au conformisme, puisque la conversation continue, précise-t-elle, et qu’il reste toujours la possibilité de dire et d’entendre quelque chose de différent.

« L’une des premières vertus de la liberté d’expression est de permettre que l’on rencontre un jour son contradicteur. »

Comment opérer ? Il y a lieu de « délégitimer » les discours haineux, les théories complotistes et autres fake news transformés en opinions.

Cela consiste à neutraliser ces propos et les désarmer de leurs nuisances en les ramenant par des arguments crédibles à ce qu’ils sont : l’expression de préjugés, d’humiliation, de nocivité, de dogmes…

C’est, encore, dénoncer une prétendue liberté d’expression qui n’est que l’expression d’une conviction basée sur des concepts étrangers au dialogue, c’est-à-dire à un réel débat d’idées.

En plein cœur de la pandémie du Covid, Jean-Paul Marthoz, journaliste au Soir[15] et essayiste, publia une chronique attirant l’attention sur la notion de liberté : « Lorsque des militants d’extrême droite défilent au nom de la liberté et qu’ils scandent leur rejet de la ‘‘dictature sanitaire’’, il est facile de leur rétorquer que, dans une vraie dictature, ils auraient été emprisonnés avant même de pouvoir manifester. Toutefois, au lieu de se gausser de ces contradictions et de ces emphases, les démocrates feraient bien de s’inquiéter. Et de riposter. Car peu à peu, l’idée s’installe, bien au-delà de l’extrême droite et des milieux complotistes, que les dirigeants des démocraties libérales se comportent comme des policiers du corps et de la pensée (…) L’extrême droite chantant la liberté ? Quel retournement, quel détournement ! »

Et de rappeler qu’il arrivait aux partisans des Mussolini, Hitler et Franco d’évoquer la liberté : « La liberté de tyranniser » au nom de la race, de la classe, de la religion ou de la nation. »

Stuart Mill (1806-1873), philosophe, adepte de l’utilitarisme[16] et du principe de non-nuisance, considéra qu’être confronté à de fausses opinions et des propos abjects permet de susciter davantage de recherches plus approfondies et qu’il s’agit, en somme, d’une concession utile à l’évolution des études historiques.

Selon lui, la liberté de conscience est la liberté qu’on a de se juger soi-même et de dire qui l’on est, au lieu que ce soit le jugement des autres qui en décide.

Cela partait de principes généreux, réfléchis. Néanmoins, sont-ils pour autant transposables dans notre société hyperconnectée et hyper-consommatrice de réseaux sociaux où déferlent, souvent sans la moindre nuance, des messages qui s’érigent en vérité absolue ?

Et, lorsqu’on sait qu’il existe des algorithmes qui relaient et amplifient les propos particulièrement favorables à ceux qui font réagir le plus vivement, voire violemment, les internautes, on ne peut certainement pas considérer ces réseaux sociaux comme l’éden de la liberté d’expression.

Régulièrement, Facebook, surtout Facebook, est le théâtre d’échanges virulents, haineux, irrationnels, provocateurs, entre « amis », chacun voulant dicter son opinion ou, à défaut, réduire son interlocuteur au silence.

Il y a aussi ceux qui, à longueur de journée, partent en croisade contre, au choix, le vaccin anti-covid, les Arabes, les Occidentaux, Greta Thunberg, le PSG, le Sporting d’Anderlecht, le Standard de Liège, l’heure d’été/d’hiver, l’énergie éolienne…, cela sans le moindre espoir de glisser un argument qui contredirait leur logorrhée.

En présence de pareille situation, et malgré les tentatives d’un réel échange d’idées, on pourrait avoir tendance à conclure par cette phrase de Romain Roland (1866-1944), auteur, Prix Nobel de littérature et pacifiste : « Une discussion est impossible avec quelqu’un qui prétend ne pas chercher la vérité, mais déjà la posséder. »

Mais, n’est-ce pas une sorte de fuite ? Rappelons-nous la déclaration d’Elie Wiesel.

Humaniser et s’engager

Bien entendu, il n’est pas question d’entreprendre la politique de l’autruche ni pratiquer un quelconque angélisme.

Il est donc urgent, selon moi, de réfléchir à ce constat de Comte-Sponville : « Des Cités sans démocratie, ce sont des Cités sans citoyens. »

Dans la foulée, d’aller à la source d’un activisme citoyen responsable en visitant l’exposition « ICONIC » afin d’être inspiré – ou conforté – qu’« il n’existe pas de démocratie sans liberté d’expression. »[17]

Il s’agit d’une vingtaine de photos, certaines mythiques ou iconiques, qui mettent le rôle de photographe-journaliste à l’avant-plan de l’engagement comme l’appréciait Albert Camus[18], afin d’immortaliser des faits de société en totale contradiction avec les droits humains, des répressions fomentées par des dictatures (tel « L’homme au tank » place Tian’anmen à Pékin) ou des systèmes politiques qui s’y apparentent ponctuellement selon les événements (comme la chasse aux migrants sous le président Trump avec la « Fillette hondurienne en pleurs »), des conflits (telle « La petite fille au napalm », brûlée par les bombardements américains de son village au Vietnam)…

Un de ces photographes-journalistes, John Moore, explique : « Mon travail de photo-journaliste consiste à informer et à rendre compte de ces événements, et je pense aussi qu’il est important d’humaniser des questions qui sont souvent présentées sous forme de statistiques. »

Militer pour le respect des droits fondamentaux, débattre, humaniser, conscientiser, argumenter concrètement…, tels sont les desseins des citoyens engagés dans leurs luttes pacifiques contre tout ce qui s’oppose aux Lumières[19] et qui vise à fomenter une société totalitaire.

Une nécessité vitale pour la démocratie dont le monde de la laïcité ne peut être absent : « La laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, c’est aussi la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions, sous réserve du respect de l’ordre public. »[20]

Tout en spécifiant encore, que ce qui est légal n’est pas obligatoirement légitime, d’où, en plus, l’importante notion de liberté de conscience : « Je suis toujours du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on humilie et qu’on abaisse », déclara Albert Camus.

En conclusion, ne plus se taire face à l’arbitraire, à l’omnipotence politicienne et aux diktats de qui et d’où qu’ils viennent.

  1. Mercredi 19 octobre 2022.
  2. L’Obs, 20 octobre 2022.
  3. Selon les ONG Razom We Stand et Darwin Climax Conditions, qui déposèrent plainte contre TotalEnergies au Tribunal de Paris pour « inaction climatique et greenwashing ».
  4. Le 28 octobre 2022.
  5. Éditions Les Empêcheurs de penser en Rond, 2022.
  6. Ivan Illich et l’art de vivre, Atelier de création libertaire, 2021.
  7. Cité par Franco La Cecla.
  8. Dictionnaire Larousse, 2003.
  9. Dictionnaire philosophique, 3e édition, PUF, 2021.
  10. Barak Obama, juillet 2016.
  11. Le Soir, 19 août 2022.
  12. Octobre 2022.
  13. 7Dimanche, 30 octobre 2022.
  14. Sauver la liberté d’expression, Collection Espaces Libres, Albin Michel, 2022.
  15. Vendredi 10 décembre 2021.
  16. Doctrine éthique qui prescrit d’agir ou non afin de maximiser le bien-être collectif.
  17. Parlement européen et Fondation World Press jusqu’au 13 janvier 2023, Esplanade Solidarnosc, rue Wiertz 60 – 1047 Bruxelles. Entrée libre tous les jours de 9 à 18 heures, et le week-end de 10 à 18 heures.
  18. « L’on ne mettra jamais assez de passion à défendre une cause où nos raisons et notre vérité sont si profondément engagées. » Regards sur Camus, Carnets, Open Edition Journals, 2015.
  19. Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine, L’Obs, 20 octobre 2022.
  20. Observatoire de la laïcité, France.

Les Marches pour le Climat, un lieu d’échanges et de luttes intersectionnelles ?

Mina Lopez Martin et Juliette Perrinet - ULB

Le 23 octobre dernier, une dizaine de jours avant la COP27 qui s’est tenue en Égypte, 25 à 30 000 personnes[1] se retrouvaient sous les tours d’aciers qui bordent la Gare du Nord, afin de scander leurs inquiétudes et revendications environnementales, foulant le béton bruxellois en direction du Cinquantenaire. Déambulant au rythme des chants, des tambours et des caissons de basses, enfants, adultes et adolescents se sont donnés rendez-vous sous les rayons d’un étonnant soleil du mois d’octobre.

La naissance en 2018 du mouvement Fridays for future, qui réunissaient des milliers d’étudiants chaque vendredi après-midi, a ouvert la porte à une solidarité inter-générationnelle, notamment à travers la naissance du mouvement Grands parents pour le Climat, soucieux de léguer à leurs enfants et petits-enfants un monde habitable et solidaire. Sous cette bannière, ils soutiennent et accompagnent les jeunes lors des nombreuses marches, tout en menant parallèlement diverses actions[2].

Le mouvement des Grands parents pour le Climat tente alors de rassembler plutôt que d’opposer, et choisit un langage émotionnel et compréhensible. Il permet de faire un réel lien entre générations, pour un combat commun souvent ramené à l’unique jeunesse.

En effet, les médias et les discours laissent souvent penser à un combat entre générations, opposant des coupables à des innocents. Mais le coupable ne serait-il pas un modèle, un courant que l’on nomme capitalisme, par lequel plusieurs générations ont été emportées sans en connaître les véritables conséquences ? Des alertes avaient pourtant été lancées dans les années septante, tentant de saisir l’opinion publique en le mettant face aux dangereux impacts de cette recherche permanente de croissance. C’est par exemple le cas du Rapport Limit to Growth, surnommé le rapport Meadows, publié en 1972, qui alertait ses lecteurs au sujet de l’enfondrement quasi inévitable de la société de consommation, si celle-ci n’était pas remplacée à temps par un modèle plus égalitaire et respectueux des ressources et du vivant. Interrogé.es sur le sujet, plusieurs adultes présents à la manifestation se rappelait vaguement du Rapport Meadows, soutenant que celui-ci n’avait fait du bruit dans la sphère publique que bien plus tard, alors même qu’il a été publié quand « tout était encore possible », nous disait une interlocutrice, qui se rappelait avoir lu qu’en 1970, « la date de dépassement des ressources, c’était en décembre ! ». Le jour de dépassement, calculé par l’ONG américaine Global Footprint Network, correspond à la date à partir de laquelle l’humanité a utilisé l’ensemble des ressources que la Terre est capable de produire et de régénérer par an. En 2022, celle-ci a été atteinte le 28 juillet.

En rassemblant plusieurs générations luttant pour une cause similaire, les Marches pour le Climat sont des lieux privilégiés de transmissions et d’échanges, permettant de s’informer sur les prochaines étapes d’un combat contre le système productiviste et inégalitaire. « Ce qui nous plaît, c’est qu’il y a les associations militantes, les syndicats, (…) on recrute partout », nous expliquait Claude, présente à la manifestation, engagée dans la mouvance écologique depuis les années nonante. C’est en effet ce que nous racontait Lila, 15 ans, dont la joue arborait un joli dessin de la Terre tracé au maquillage, qui s’est rendue à la manifestation pour « apprendre à militer » en se renseignant sur les différents collectifs présents, ce qui lui permet de « mieux s’organiser et de savoir ce qu’on peut faire concrètement », avant d’interrompre brusquement l’interview pour rejoindre les manifestants qui dansaient sur les sons des cymbales et des tambours. Et pour cause, au-delà d’être un lieu de revendications politiques relayant des informations, les Marches pour le Climat offrent à tous.tes ces participant.es un lieu de rassemblement euphorisant, permettant de se réunir « pour des combats qui sont un peu déprimants, dans la joie et les sourires », nous expliquait Cléa, 17 ans. « Quand on marche, il y a de l’énergie. On sent le moral qui revient vraiment », nous disait aussi Sylvie, une grand-mère engagée. Léa, 14 ans, rassurée par la présence d’ « autant de gens gentils », affirmait que les Marches représentent pour elle l’un des seuls moment où elle parvient à se projeter dans le futur.

Lieu de rassemblement permettant de faire entendre des opinions politiques et écologiques, les Marches pour le Climat sont donc également des lieux de sensibilisation, de circulation d’informations, en même temps qu’elles offrent aux manifestants un lieu énergisant et rassurant, les amenant à poser un regard plus apaisé sur leur avenir, le temps d’une après-midi.

« Malheureusement, même si on est 100 000, les politiciens ne seront pas impressionnés. C’est presque un fait divers pour eux », nous expliquait Jonas, marchant sous la bannière des Grands-parents pour le climat. C’est également la peur dont nous faisait part Zoé, 16 ans. « Faut pas oublier qu’ici on voit énormément de monde, c’est impressionnant et ça donne de l’espoir, mais on ne visualise pas le nombre de personnes en Belgique qui ne sont pas dans les rues aujourd’hui. Quand je suis là, j’ai l’impression que le monde va changer, mais en vrai je ne le pense pas ». Même dans cette mer de gens, vectrice d’espoirs et de revendications, nombreux sont les manifestants qui conservent peu de confiance quant au choix des politiciens, face à tant de personnes dont les actions ne s’accordent pas avec les nécessités environnementales.

« On voit bien que les politiciens n’agissent pas. Pour changer les choses, il faut que chacun mette sa pierre à l’édifice et arrête de participer activement à ce système » nous expliquait Lauriane, 18 ans. Ce rapport individualisant ??? à la crise climatique, terme polysémique désignant l’ensemble des soucis adressés par les manifestant.es, façonne les critères de l’ « éco-citoyenneté »[3], largement promue par l’État, qui responsabilise les individus en les appelant à modifier leurs comportements si ceux-ci souhaitent voir émerger un monde plus soucieux de l’environnement. Cette logique est alimentée par des décisions politiques et marketing – campagnes publicitaires, injonction à trier ses déchets, etc. – nourrissant un imaginaire d’action reposant sur la volonté des citoyens. « On a changé nos habitudes. On participe à un jardin collectif, on achète au sein d’une coopérative de producteurs », « j’ai un récupérateur d’eau, un panneau solaire. », nous expliquait fièrement Amélie et Hugo, âgés d’une soixantaine d’années. « Je suis végétarienne, je ne mange que bio et local. Je ne me déplace qu’à vélo, et j’essaye de prendre l’avion le moins possible.» nous disait Marie, 17 ans. « Moi je m’habille en friperie, c’est pas toujours moins cher mais c’est plus stylé », nous exprimait Lisa, 17 ans, en riant. En effet, parmi les trente-cinq personnes interviewées ce jour là, nombreuses sont celles qui parlaient de l’importance de modifier leur style de vie, en changeant leurs modes de consommation et leurs moyens de transports, ainsi qu’en investissant dans l’énergie renouvelable pour alimenter leur maison. « Je crois que c’est tout à fait accessible à tous, sinon personne le ferait. Faut juste réussir à sortir du confort et de l’idée qu’on se fait de notre quotidien », expliquait Zoé, 18 ans, avant d’ajouter « au niveau financier c’est vrai que ce n’est pas du tout accessible ». Celle-ci nous expliquait d’ailleurs qu’elle et son amie avaient cherché un endroit où manger avant de se rendre à la manifestation, et avaient été déçues de se rendre compte qu’il n’existait pas d’initiative de fast-food bio et locale.

Les mesures avancées par le gouvernement, portées par plusieurs initiatives marketing et intégrées par les manifestant.es, s’appuient sur la nécessité de conscientiser l’impact de ces comportements individuels afin de les transformer pour participer à un changement plus large. Seulement, ces campagnes de sensibilisation tendent à oublier que les personnes les plus à même de participer à ces changements, souvent coûteux, sont celles issues des classes moyennes/supérieures[4] qui, paradoxalement, génèrent une emprunte environnementale supérieure à celles des classes populaires[5]. Ces dernières sont d’ailleurs moins à même de participer aux Marches pour le Climat, ayant des préoccupations « dûes à la pression du quotidien »[6] qui, bien que pouvant être liées aux problématiques environnementales, occupent un espace temporel et mental trop important pour pouvoir se renseigner sur des « informations générales et stressantes »[7], ou pour passer son dimanche à marcher dans Bruxelles. De plus, les personnes issues de classes populaires ont sociologiquement plus tendance à adopter des comportements dits « écologiques » – circuit-court, potager, recours aux transports en commun, évitement de l’avion, achat de vêtements en secondes-mains – non pas forcément par volonté de lutter et de s’indigner, mais par nécessité monétaire[8]. Les voix de la « lutte pour l’environnement » semblent donc être réservées aux personnes issues des classes moyennes/supérieures, moins vulnérables aux changements climatiques, et dont les modes de vies plus « confortables » possèdent une plus grande plasticité et capacité d’adaptation, car de meilleurs conditions financières, leur permettant par exemple d’investir dans des panneaux solaires ou de voyager en bateau. Les classes populaires, elles, encourent plus de risques de ressentir l’impact du changement climatique, et cela davantage encore lorsque l’on envisage cette classe en dehors des frontières nationales. Ce 23 octobre, Elizabeth Wanjiru Wathuti, militante écologiste kényane, ainsi qu’une délégation brésilienne, étaient en tête du cortège et guidaient la foule dans les rues de Bruxelles. Celles-ci étaient présentes afin de représenter les revendications des pays de l’« hémisphère sud » les plus touchés par les problématiques climatiques, et donc plus largement par le système capitaliste, extractiviste et privatisant qui en est la cause.

La politique d’individualisation de la lutte écologique, menée par les gouvernements occidentaux, tend à effacer la responsabilité de ces derniers dans un système problématique plus large, qu’ils alimentent et dont ils assurent la pérennité. En situant le changement et l’espoir dans la sphère privée, dans la volonté des individus à modifier leurs comportements individuels, les politiques publiques dépolitisent la lutte « pour l’environnement » et en ce faisant, se déresponsabilisent, tout en assurant le maintien de la société hiérarchisée et capitaliste telle qu’elle existe[9].

L’importance de sensibiliser et de conscientiser les populations afin de les amener à forger des habitudes quotidiennes plus respectueuses de l’environnement est indéniable. Mais ces comportements individuels doivent être saisi sociologiquement et intersectionnellement, en les situant notamment dans leur classe, mais aussi dans leur genre, dans leur âge, et dans leur racialité, et donc dans le système économico-social hiérarchisé qui les façonne. Modifier les comportements revient à modifier les modes de vie, inscrits dans un système qui les défini, les catégorise et les différencie. Si l’on attend des individus qu’ils modèlent leurs comportements par soucis du respect des ressources et de l’environnement, il faut leur permettre ces marges de manœuvres en effectuant des « changements systémiques nécessaires pour rendre possible, orienter (et) cadrer l’action individuelle »[10].

« La lutte pour le climat va de pair avec l’anti-capitalisme, avec l’anti-racisme, avec le féminisme. Tout doit être compris comme un ensemble, et ça fait beaucoup », nous expliquait Zoé, 16 ans, avant de nous dire au revoir et de courir, emportée par les chants des manifestants et l’entraînante musique jouée par de nombreux musiciens, afin de rejoindre son amie Lila, déjà repartie danser.

  1. 25 000 selon la police, 30 000 selon les associations.
  2. Le mouvement international. (s. d.). Grands-parents pour le climat France. http://grandsparentsclimatfrance.fr/le-mouvement-international/
  3. Evans, David. « Blaming the consumer once again: the social and material contexts of everyday food waste practices in some English households », Critical Public Health, , vol. 4, n°21, p. 429-440., cité par Grossetête, Matthieu. « Quand la distinction se met au vert. Conversion écologique des modes de vie et démarcations sociales », Revue Française de Socio-Économie, vol. 22, no. 1, 2019, pp. 85-105.
  4. Dormagen, Jean-Yves, Laura Michel, et Emmanuelle Reungoat. « Quand le vert divise le jaune. Comment les clivages sur l’écologie opèrent au sein des Gilets jaunes », Écologie & politique, vol. 62, no. 1, 2021, pp. 25-47.
  5. Comby, Jean Baptiste. La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’agir, Paris, 2015, 250 p.
  6. Grandjean, Alain. « Les enjeux écologiques et leurs représentations », Revue Lumen Vitae, vol. lxxiii, no. 4, 2018, pp. 367-381.
  7. Ibid
  8. Gaillard, Édith. « Les femmes Gilets jaunes : un écologisme des pauvres ? », Écologie & politique, vol. 62, no. 1, 2021, pp. 83-96.
  9. Comby, Jean Baptiste. La question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’agir, Paris, 2015, 250 p.
  10. Martin, Solange, et Albane Gaspard. « Les comportements, levier de la transition écologique ? Comprendre et influencer les comportements individuels et les dynamiques collectives », Futuribles, vol. 419, no. 4, 2017, pp. 33-44.