Une occasion ratée

 Nicole Decostre

L’avenir du cours de morale me préoccupe en tant que partisane inconditionnelle de la laïcité et de l’école officielle. Des discussions complexes ont lieu en Belgique pour savoir ce qu’on mettra dans un cours de citoyenneté. Cette semaine, elles ont abouti, comme souvent en Belgique, à un compromis : on maintient une heure de cours de morale et une heure de religion. Or le CEDEP avait proposé de donner deux heures de citoyenneté et de philosophie et de mettre les options religion/morale hors grille-horaire.

Est-il impensable, en Belgique, de laisser la religion (les religions) en dehors de l’école ? Comment se fait-il qu’une école sans religion soit inconcevable aux yeux de la majorité de nos concitoyens ? Le Luxembourg, pays pourtant catholique, remplace le cours de religion par l’éducation aux valeurs. J’entends dire, même par des laïques, que l’étude des religions est nécessaire pour comprendre et apprécier les arts médiévaux, par exemple. On a donc trouvé une parade : on parle du « fait religieux ». S’est-on demandé en quoi consiste ce « fait religieux » ? Qu’est-ce qu’un fait religieux ? Une croyance ? J’aurais pu comprendre qu’on parle du phénomène religieux qui pose effectivement beaucoup de questions : comment expliquer que toutes les civilisations de l’Histoire et du monde entier ont inventé des dieux pour expliquer l’origine du monde et la nature et tout ce qui les dépassait, et pour imaginer se prémunir de l’angoisse de la mort ? On parle aussi d’enseigner l’histoire des religions et de les comparer. Or l’enseignement des religions ne fait-il pas normalement partie du cours d’histoire ? La croyance et les rites sont évidemment liés à l’économie, au pouvoir politique, à la culture d’un peuple. D’autre part, comparer n’est-il pas un acte mental extrêmement complexe : tout est-il comparable ? Sur quels plans comparer ? Selon quels critères ?

En outre, une recherche continue, accompagnée d’une réelle communication et fondée sur une grande compétence constitue le seul moyen de lutter contre les dissensions idéologiques qui sont la cause de tellement de violences dans notre monde. Comme les problèmes religieux continuent à être une des principales motivations des conflits armés, du terrorisme, des épisodes suicidaires et génocidaires, la critique des croyances religieuses est l’un des principaux aspects de la critique du pouvoir.

Et je voudrais donner ici mon point de vue sur cette situation clownesque.

En réfléchissant un peu et en observant ce qu’il se passe autour de nous, nous pouvons prendre conscience du fait que nous sommes tous prisonniers. S’en rendre compte ne suffit pas : le problème, c’est surtout de comprendre ce qui nous emprisonne et de pouvoir briser ces liens. Est-ce de notre éducation que nous sommes prisonniers ? De la société où nous sommes nés, avec ses préjugés, ses traditions, son idéologie ? De l’appartenance à une religion sans l’avoir décidé ? Des mots que nous utilisons ?

Voici une petite anecdote : j’ai eu récemment l’occasion de participer à la conférence annuelle organisée à l’Université de Graz par Daniela Camhy, la directrice du Centre Autrichien de Philosophie pour Enfants, événement au cours duquel a été commémoré le trentième anniversaire de ce centre. Daniela Camhy a été formée à l’Université Montclair (New Jersey), à l’IAPC (Institute for the Advancement of Philosophy for Children) par Matthew Lipman lui-même dont elle est restée une fidèle disciple. Ses multiples activités – locales aussi bien qu’internationales – ont été évoquées, ainsi que les nombreuses difficultés qu’elle a dû surmonter pour se faire accepter par les pouvoirs publics et pour obtenir des financements. J’ajouterai que ce centre autrichien a depuis des années un lien privilégié avec notre asbl PhARE (Analyse, Recherche et Education en Philosophie pour Enfants). C’est ainsi qu’en 2012, PhARE a présenté Daniela pour le premier Prix Henri La Fontaine. Ce prix de 10.000 euros lui a été accordé par la Fondation Henri La Fontaine (président de l’époque : Pierre Galand) et le Mundaneum, et remis au Sénat par le Premier ministre d’alors, Elio Di Rupo, en présence de Stéphane Hessel et de nombreuses personnalités.

Je reviens à mon anecdote : la conférence avait pour titre général « Les Droits humains. La Philosophie comme mode de vie ». Et lors de l’accueil des participants, la veille de la conférence, Daniela Camhy a voulu constituer à l’improviste une « communauté de recherche », chère à Lipman, en réunissant quelques-uns de ses étudiants et les invités présents, dont j’étais. Pour respecter la méthodologie souhaitable, il aurait bien sûr fallu partir d’un texte ou autre document sur lequel se baser. Mais elle nous a demandé à brûle-pourpoint de nous exprimer sur ce que nous considérions être les droits humains. Les réactions ont d’abord été très timides. Elle nous a alors proposé d’intervenir sous forme de questions. Ce ne fut pas non plus très brillant… Or il s’agissait d’un groupe d’une quinzaine de personnes, des intellectuels, dont certains avaient nécessairement réfléchi au problème, du fait notamment qu’ils étaient invités à faire un exposé. Toujours est-il qu’après des tâtonnements à propos de la définition d’un droit, comme de celle de l’humain, comme des droits des enfants ou des animaux, le dialogue n’a pas réussi à devenir véritablement philosophique.

Si j’ai raconté cette anecdote c’est surtout pour montrer les pièges du langage : tout le monde a son idée sur les droits des enfants, sur ceux des animaux aussi bien que sur ceux des hommes et des femmes. Mais qu’en est-il en profondeur ? Comment tout cela est-il compris ? Qu’est-ce qu’on connaît des conceptions que se font à ce sujet – comme à d’autres – ceux et celles que nous côtoyons quotidiennement ? Comment, dès lors, pouvoir « vivre ensemble » dans un monde tellement pluriel ?

Les choses étant ce qu’elles sont, des problèmes se posent : quel sera le contenu de ce cours de citoyenneté et qui le donnera ?

A propos du contenu, je n’hésite pas à prôner le programme de Philosophie pour Enfants de Matthew Lipman, comportant plusieurs milliers de pages et constitué de romans accompagnés de manuels à l’usage des enseignants. Il faut bien préciser ici qu’il ne s’agit pas du tout de ces tentatives à la mode consistant à philosopher avec les enfants, mais d’un programme solide faisant des enfants des individus capables eux-mêmes d’une pensée d’excellence, qui soit critique, créative et vigilante. Les romans de Lipman abordent quasiment tous les problèmes que peuvent se poser les jeunes, à toutes les époques et sur tous les continents. Bien sûr, il ne s’agit nullement de suivre ce programme à la lettre : ce n’est certainement pas une bible et Lipman est véritablement un anti gourou. Je reste toutefois convaincue que sa méthodologie, le recours permanent au questionnement  par le dialogue en  communauté de recherche philosophique sont incontournables pour développer une pensée raisonnable, cohérente, ainsi que la capacité de juger. Si je suis la traductrice de plusieurs de ses ouvrages, loin de moi l’idée de ne me référer qu’à eux. D’autres spécialistes de la Philosophie pour Enfants (du Québec, d’Autriche, d’Afrique du Sud, de Corée du Sud, etc.) ont écrit, dans le même esprit, des romans, accompagnés eux aussi de manuels et peut-être parfois mieux adaptés aux circonstances locales. Un physicien australien, philosophe lipmanien sorti d’Oxford, Tim Sprod, dont j’ai traduit et publié chez De Boeck le livre Discussions in Science, (La Science dialoguée, préfacé par Philippe Busquin) a adapté la méthodologie de la Philosophie pour Enfants à l’étude de la science et aux problèmes qu’elle pose aujourd’hui (désintérêt de trop de jeunes pour les cours de sciences, méthodes scientifiques, défense de l’environnement, etc.).

Pour la formation à la citoyenneté, Mark, Recherche sociale (Peter Lang, 2009), est un outil qui a fait ses preuves. Cet ouvrage aborde les principaux problèmes de société. La communauté de recherche philosophique n’est pas un simulacre de démocratie : c’est une démocratie vivante et vécue, du libre-examen pratiqué (je me  souviens qu’en son temps, Philippe Grollet avait lancé l’idée de créer une école du libre-examen…). Et pour l’éducation à l’éthique, Lisa, Recherche éthique (Peter Lang, 2011) permet la discussion ouverte des valeurs et non leur inculcation aveugle. Evidemment, pour bien utiliser ces ouvrages, une formation sérieuse est requise. Il en va de même pour les autres ouvrages de ce programme que je ne détaillerai pas ici et qui vont de la maternelle à la formation continuée.

Et voici où je veux en venir et pourquoi je parle d’occasion manquée. Pendant que des discussions semblent tourner en rond, que font les laïques ? Pas grand’ chose. Par contre, depuis plusieurs années, a lieu à l’université de Namur, à Vermont plus précisément, un séminaire international résidentiel de deux semaines, organisé à l’initiative de l’inspecteur de religion catholique et animé par Michel Sasseville, titulaire de la chaire de Philosophie pour Enfants au Québec, à l’Université Laval. Saluons l’intelligence prospective de cet inspecteur ! Y participent des philosophes, voire des théologiens. L’UCL est partie prenante. Et vu l’urgence sans doute, sont organisées par la même inspection catholique, des journées pendant « le congé d’automne » (sic !) 2015 pour les professeurs de religion et de morale, afin de les outiller en vue des emplois à conférer dans ce nouveau cours. Ceci leur donnera un avantage pédagogique.

Pendant qu’ici le débat s’enlise au détriment de l’essentiel, à savoir la qualité d’une réflexion critique et d’une pensée d’excellence pour tous (le meilleur antidote au fanatisme et à la manipulation), d’autres parties du monde sont en plein développement et méritent davantage de notre attention. En Corée du Sud, le Professeur Jinwhan Park, l’actuel président de PCYNAP (Philosphy for Children and Youth in Asia Pacific) dirige un centre important de Philosophie pour Enfants à l’Université de Jinju, et adapte ce programme à toute l’Asie. Des pays comme le Cambodge, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines comptent parmi les membres. Nombreux sont les intellectuels et les décideurs asiatiques qui comprennent l’importance d’une pensée critique/créative/vigilante pour construire un futur meilleur et permettre l’émergence d’une réelle liberté comme capacité. Ils ne font pas l’erreur comme certains d’entre nous de confondre culture et religion ! En Corée, il n’y a aucun cours de religion mais un cours d’éthique et de pensée critique, les parents (y compris les croyants) n’accepteraient pas du tout qu’on enseigne la religion (quelle religion ?) à leurs enfants. En 2011, une conférence Internationale de l’ICPIC (The International Council of Philosophical Inquiry With Children – dont je suis membre) a d’ailleurs été organisée en Corée du Sud, réunissant les meilleurs spécialistes et praticiens de la philosophie pour enfants du monde entier.  C’est à cette occasion qu’Isabelle Jespers, nouvelle secrétaire générale de PhARE en remplacement de Marie-Pierre Grosjean, a été invitée pour donner des conférences et former des élèves et des professeurs à la méthodologie lipmanienne. Cet événement  a d’ailleurs donné naissance à une collaboration de 5 ans entre PhARE et le centre Coréen de Philosophie pour Enfants.

Il y a quelques semaines, nous avons eu l’honneur de pouvoir inviter à notre tour le Professeur Jinwan Park en Belgique. Isabelle Jespers (notre secrétaire générale) a organisé dans ce cadre, avec grand succès, notamment auprès des parents, une journée de présentation et d’ateliers à l’Ecole européenne, et une matinée à l’Université de Gand : la VUB avait décliné l’offre !

Dès lors, nous, laïques, ne devrons pas nous étonner de voir que, quand toutes ces discussions oiseuses finiront, les gens qui seront prêts seront ceux qui ont suivi les formations pour lesquelles ils obtiennent un certificat. Les religieux sont unis, organisés, riches et intelligents, tandis que trop de laïques ne font pas front, sont tièdes et inconscients. Il est temps de se mettre sérieusement au travail et changer notre paradigme si nous ne voulons pas disparaître.

Originellement paru dans ML 190

« Survivre ensemble » Réenchanter l’éducation populaire ?

 Jean Cornil

I

En ce début du troisième millénaire, nous sommes les acteurs et les spectateurs d’une transformation du monde décisive. Nous vivons, le plus souvent sans nous en rendre compte, un basculement de civilisation d’une ampleur à proprement parler historique. La nouvelle société qui s’ébauche sous nos yeux rompt sur bien des aspects avec des habitudes et des traditions séculaires, voire millénaires. Comment comprendre cette métamorphose ? Comment élaborer les outils conceptuels pour la déchiffrer ? Comment mettre en œuvre des moyens d’agir renouvelés pour peser à la fois sur les promesses et les menaces du présent ? Pour développer un véritable esprit critique apte à interroger en profondeur les bouleversements civilisationnels, c’est-à-dire élaborer des grilles nouvelles de décryptage du réel, il nous faut tenter un exercice en soi impossible : ramasser la complexité du monde en quelques étapes et en quelques principes simplifiés. Chacun comprendra la part significative de caricature, d’arbitraire, de simplisme et de partialité que cette démarche comporte.

Eduquer, c’est un cheminement pour sortir hors de soi et connaître des évolutions qui changent notre regard envers nous-mêmes, envers les autres et envers le monde. C’est un processus, lent, long et en soi sans fin, pour moins mal comprendre la vie et l’univers. Pour introduire, par la réflexion, un peu moins d’incohérence dans des existences et dans un monde où chacun s’évertue à définir un sens, une signification, une fin, dont nul ne peut prétendre à la compréhension définitive.

Ce travail d’éducation implique donc de mobiliser des visions du monde, des savoirs et des connaissances, des sciences à la philosophie, afin de donner un minimum de rationalité à une réalité qui peut être envisagée, au sens d’Albert Camus, comme totalement absurde, totalement dépourvue de sens. Comment inscrire notre courte vie, qui est par nature marquée par la finitude, dans un univers en expansion qui approche les vertiges de l’infini ? Et sur quelles valeurs fonder notre insignifiante existence pour lui conférer un sens, à la fois une direction et une signification, face aux mystères et au chaos du Cosmos ?

Eduquer, c’est apprendre à vivre, enseigner à vivre. C’est une somme de réponses, partielles et inachevées, pour répondre à la difficulté de vivre. Face au traumatisme de la naissance, avoir été jeté dans le monde sans l’avoir désiré, il faut impérativement se construire, dans nos imaginaires, dans nos esprits, dans nos consciences, des principes explicatifs qui peuvent nous offrir une logique, une boussole, un guide pour s’orienter entre les torrents de la vie et de la nature. S’éduquer, c’est donc patiemment construire un principe de sens qui nous permette d’être en cohérence maximale avec ce que nous souhaitons être. Il s’agit d’optimaliser nos potentialités en regard d’un horizon, en soi inaccessible, de sagesse réconciliée avec soi, les autres et le monde.

Eduquer, c’est étymologiquement, se conduire hors de soi, se hisser un peu au-dessus de soi-même. Ne pas trop se perdre de vue dans le divertissement, la distraction, la diversion de l’essentiel. C’est un pari existentiel : moins mal percevoir et analyser le réel contribue à une forme de sérénité, de quiétude. Le cheminement vers la connaissance et d’abord une joie. Dans le sillage de Spinoza, mieux comprendre c’est être un peu plus soi-même. Et un peu moins juger de manière péremptoire les soubresauts du monde : on ne juge que ce que l’on ne comprend pas. Le savoir se veut donc un des chemins possibles vers une forme de bonheur. Il y a une véritable jubilation à éclaircir un mystère, à confronter des narrations du monde, à dialoguer sur des concepts, à faire évoluer son angle de vue, à partager une intuition. La route de l’apprentissage, si elle se détourne des dogmes et des slogans, nous conduit vers la tolérance, l’empathie, le doute et le respect. Vers plus de hauteur et de dignité. Elle nous rapproche de notre humaine condition. Aussi humble qu’elle puisse être, l’éducation améliore le monde et chacun d’entre-nous .Nous devenons ce que nous sommes.

L’éducation populaire nous condamne à être étudiant à perpétuité. A ne jamais se satisfaire d’une vision univoque et totalitaire du réel. A dépasser nos croyances qui nous aident à supporter notre condition, pour les convertir en connaissances, par lesquelles la pensée élargie nous rend plus lucides et plus heureux. Elle est un progrès sur soi et un progrès en soi. Et porte en elle l’espérance d’un approfondissement de notre commune humanité.

L’éducation populaire oblige à la rencontre des savoirs théoriques et des savoirs pratiques. Elle ne hiérarchise pas mais, au contraire, elle symbolise la rencontre de l’érudit et du paysan, du savant et de l’artisan, du lettré et de l’intuitif. Chacun possède une compréhension à transmettre. L’éducation permanente se doit d’intensifier l’échange et la circulation des messages. Contre une verticalité élitiste, elle promeut la convivialité horizontale, le partage du questionnement, la mise en commun des interrogations et des embryons de réponse que chacun se construit. Son cœur en est le débat et l’échange. Une progression de chacun par une élaboration de tous.

II

Revenons sur les différents aspects évoqués et tout d’abord sur le basculement du monde. Peu importe son appellation mais nous clôturons une période historique qui remonte à des siècles et pour certaines caractéristiques à des millénaires. Nous vivons une révolution en profondeur de notre civilisation. Une mutation inouïe.

Tout d’abord, en suivant Michel Serres, à un passage gigantesque du monde agricole vers l’urbanité. Si l’amplitude d’une transformation se mesure à la longueur de l’époque qu’elle termine, alors le simple transfert de la campagne à la ville d’une partie croissante des humains est une conflagration majeure. Depuis des millénaires, la quasi-totalité des activités est liée à la terre.  Voilà,  qu’en quelques décennies, nous quittons prairies, forêts et océans pour nous sédentariser sur la brique et le bitume. Dix mille ans de labourage et de pâturage qui s’éteignent. Une sortie du néolithique. 3% d’urbains en 1800 contre 70 à 75 % en 2030 selon les perspectives. Dans une mégalopole, chaque jour plus immense, le rapport au monde se transforme. Radicalement.

Notre rapport au temps et à l’espace se voit ainsi totalement modifié. La mobilité des personnes a augmenté de manière phénoménale. Les distances et les frontières s’évanouissent. La révolution numérique, en suivant cette fois Jean-Claude Guillebaud, nous précipite dans l’immatériel et a en quelque sorte déréalisé progressivement le monde. Un immense territoire virtuel s’est juxtaposé aux continents  géographiques. En expansion constante, ce nouvel espace, qui arbitre le meilleur comme le pire, étend ses réseaux en une infinité de ramifications et bouleverse les hiérarchies, les pouvoirs et les Etats encore prisonniers de leurs anciens territoires.

Même processus quant au temps qui lui aussi se trouve réinterprété par notre nouvelle configuration culturelle. Notre conception du temps n’est plus celle de l’histoire, du futur, du progrès ou de l’avenir. Elle bascule dans l’actualité, l’événement, l’immédiateté et l’urgence. Nous vivons dans le règne du culte du présent. Ni passé ni futur. Ni mémoire ni prospective. Ni nostalgie ni projection sur demain. N’existe que l’éternel présent. La ligne du temps s’estompe doucement. Ne subsiste que le point.

Poursuivons le catalogue des mutations de ce basculement de civilisation, sans être, très loin de là, exhaustif. Les progrès de la médecine, la victoire sur les maladies infectieuses et la découverte de médicaments salvateurs ont transformé notre rapport à notre corps. La souffrance, la douleur, l’espérance de vie, la mortalité, la maîtrise de la reproduction, ont subi des bouleversements majeurs. Jamais, depuis les débuts de l’hominisation, l’homme n’a eu autant prise sur son corps jusqu’à pouvoir retarder l’échéance fatale. L’humanité augmentée, le transhumanisme, grâce aux nanotechnologies, aux sciences cognitives, à l’intelligence artificielle et à la révolution génétique, en suggérant la possibilité d’une vie éternelle, fait déjà rêver ou frémir. Mais jamais les pouvoirs d’agir directement sur la vie n’ont été aussi étendus. Pouvoirs porteurs de promesses pour « réparer les vivants » comme de menaces face au risque d’eugénisme ou de nouvelles discriminations.

L’amélioration considérable des techniques médicales et des soins apportés au corps a entraîné corrélativement une hausse historique de la démographie. Deux chiffres : en 1900 la population mondiale est estimée à plus ou moins 1,5 milliards d’humains. En 2100, selon les projections de l’ONU, elle oscillera entre 7 et 17 milliards de personnes. En à peine deux siècles l’humanité a littéralement colonisé la terre. Nous entrons bien dans cette nouvelle ère géologique que certains savants appellent l’anthropocène. On a du mal à imaginer l’ampleur colossale des difficultés devant une telle multitude en termes de ressources naturelles, de dégradations des écosystèmes, de sécurité collective ou de redistribution des richesses. Le monde est bel et bien en totale transmutation.

Ajoutons à ces transformations en profondeur la mutation géopolitique : l’Occident, jusqu’il y a peu centre du monde, cède la place à une planète polycentrée et multipolaire. L’axe de la puissance se déplace insensiblement de l’Occident vers l’Orient, et de l’hémisphère Nord, elle glisse vers des régions plus au Sud ; la mutation économique : la mondialisation, ou la globalisation, voit le triomphe du libre-échange et de l’économie du marché que les Etats-nations issus des siècles précédents ne parviennent plus à contenir. La marchandisation du monde se développe à une vitesse hallucinante et toute valeur d’usage, pour reprendre la terminologie de Karl Marx, est condamnée à sa conversion en valeur d’échange. On s’interroge aujourd’hui sur ce que l’argent ne saurait acheter puisque, du ventre des femmes à nos sentiments les plus intimes, des ressources vitales aux fonctions jadis régaliennes de la puissance publique, tout, absolument tout, doit être rentabilisé par la mise en concurrence et l’évaluation quantitative. Même notre vocabulaire connait l’impérialisme de l’économie qui écrase désormais les sciences humaines comme les raisonnements de nos dirigeants.

Un mot enfin, même si cela transparait déjà dans les mutations décrites, tant aujourd’hui tout relève d’une interdépendance complexe, sur la révolution écologique. L’entreprise prométhéenne d’asservissement de la nature à nos exigences se heurte à une limite infranchissable, un globe terrestre fini. Comment concilier le projet infini de l’homme à l’intérieur d’un monde fini ? Là repose sans doute l’interrogation centrale de notre modernité. C’est de cette contradiction majeure qu’émergeront des projets émancipateurs ou catastrophistes. La voie est en équilibre instable. Dans son manifeste funambule, Pascal Chabot plaide superbement pour deux valeurs oubliées : l’équilibre, tant individuel que collectif, et le pacte, une forme de contrat technologique comme idéal régulateur pour « que la démesure de nos moyens ne nous nuise pas ».

Il faut répéter que toutes ces transmutations du monde s’opèrent en une interdépendance complexe. Elles se nourrissent l’une l’autre et elles ne peuvent être comprises séparément.  Il faut les envisager comme une totalité aux multiples visages qui se configurent dans une infinité de possibles.

III

Nous vivons dans une époque écrasée par un paradoxe total. Comme l’exprime le Manifeste convivialiste, jamais l’humanité n’a disposé d’autant de ressources matérielles, de compétences techniques et scientifiques. Elle permet des potentialités d’accomplissement inimaginables il y a encore quelques décennies. Et en même temps, l’humanité a développé une logique qui menace sa survie morale et physique. Les risques et les  urgences se multiplient. Nous assistons à la fois à des progrès stupéfiants et à des reculs saisissants. Combinaison d’une espérance de vie allongée, d’un bien-être potentiellement généralisable à tous les humains et d’un danger réel d’anéantissement par les  armes de destruction massive ou par la catastrophe climatique.

Un mélange explosif de menaces et de promesses enserre notre présent. Côté menaces : fragilisation des écosystèmes ; raréfaction des ressources énergétiques ; dégradation du climat ; pollution qui asphyxie les mégalopoles ; maintien ou développement du chômage, de la précarité et de l’exclusion sociale ; explosion des inégalités par les écarts de richesse ; éclatement des ensembles politiques ; financiarisation de l’économie et marchandisation du monde ; retour des mafias criminelles, de la violence et du terrorisme ; insécurités croissantes qui peuvent conduire à des outrances identitaires… Côté promesses : avancées significatives des principes démocratiques, des droits humains et de la lutte contre les discriminations ; sortie de l’ère coloniale et affaissement de l’occidentalocentrisme favorisant les opportunités d’un dialogue entre les civilisations ; accessibilité réelle à l’éradication de la faim et de la misère ; mutualisation des pratiques et des savoirs par la révolution de l’information et de la communication ; gigantesques progrès dans les connaissances médicales qui permettent une amélioration considérable des soins au corps, de la lutte contre la douleur et contre les maladies infectieuses ; nouveaux modes de production et d’échange qui favorisent la transition écologique et le bien vivre ; projets d’économie sociale et solidaire ; diminution du taux moyen de violence dans les sociétés en regard de l’histoire ; émergences de la gratuité, du bénévolat, de la convivialité, de l’empathie face à l’homo œconomicus calculateur et rationnel…

La liste est infinie, en ce qui concerne les dangers comme les espérances. Tout dépend de l’angle de vue. A chacun de poser le regard et de fixer le curseur entre menaces et promesses où il l’entend. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »  écrit Nietzsche. Il s’agit au fond d’apporter des solutions renouvelées au plus profond problème de l’humanité : comment gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains ? « Comment les inciter à coopérer pour se développer et donner à tous le meilleur d’eux-mêmes tout en leur permettant de s’opposer sans se massacrer ? » interroge le Manifeste convivialiste.

Resserrons le propos sur les transformations culturelles, entendues au sens large et non uniquement comme l’expression artistique, l’esthétique, la conception du beau. Envisageons la culture comme l’ensemble de nos croyances, de nos savoirs, de nos pratiques, de nos modes de vie, de nos rapports au monde. La culture comme histoire de l’art, définie comme l’incarnation d’une valeur, d’une idée, d’une vision du monde dans la pierre, la couleur, le son, le mot, en est une composante très significative mais néanmoins partielle.

A quelle métamorphose culturelle assistons-nous ? A un prodigieux passage dans une nouvelle narration du monde qui bouleverse l’ordre ancien. La trame de fond de notre époque change. L’alliance du passé entre les sciences, les techniques, les pratiques, les arts s’en voit transformée. Envisageons-la dans une perspective historique. On peut découper de manière arbitraire le déroulement de la destinée humaine en Occident en quatre grandes périodes culturelles depuis la révolution néolithique. Après la préhistoire, comprise comme le temps historique où l’homme n’avait pas encore inventé l’écriture. Quatre moments clés donc.

Premier moment : celui de l’écriture qui a duré jusqu’au 15ème  siècle. L’écriture, cet outil fondamental pour conférer un sens aux récits que nous imaginons pour le monde et l’homme, permet de raconter et de transmettre par les mots gravés dans l’argile, la pierre et le bois, conservés dans le papyrus, un discours sur l’humain et la nature. Mythes et religions organisent les existences. Le référent ultime est le divin, organisé par le pouvoir ecclésiastique. L’homme est un sujet commandé par les préceptes de la Bible. Il se définit par sa foi en un être suprême, invisible et sacré. Sa lecture du monde se loge tout entière dans la parole des prêtres qui transmettent les textes saints. Le critère du vrai dans le récit théologique. Je crois donc je suis.

Tout se transforme au milieu du 15ème siècle avec l’apparition de l’imprimerie. C’est le second moment qui durera jusqu’à l’émergence de l’audiovisuel au cours du 20ème siècle. La diffusion du livre, qui s’amplifiera au long des siècles, engendre un rapport tout à fait nouveau au monde. Le référent glisse de Dieu à l’homme. L’interprétation du réel devient scientifique, historique ou littéraire. Désormais l’homme est un citoyen que le pouvoir politique doit convaincre. Il ne s’agit plus de croire et de prier mais d’exprimer et d’expliquer. La connaissance remplace le dogme, le héros le saint, le lisible l’invisible, la publication la prédiction, l’idéologie la théologie. Je lis donc je suis.

Troisième séquence : la vidéosphère surgit et modifie à son tour toute l’architecture des représentations mentales. Ainsi l’homme devient-il un consommateur à séduire par le pouvoir économique qui diffuse sa puissance par l’image. Plus de théologies ni d’idéologies mais des grilles et des programmes. Plus de saint ni de héros mais une star. Ni divin ni idéal mais du performant. Ni âme ni conscience mais un corps. Ni foi ni loi mais une opinion dont il faut satisfaire les désirs insatiables. Je regarde l’écran donc je suis.

Aujourd’hui nous sommes entrés dans une nouvelle séquence, celle que Régis Debray nomme l’hypersphère. Celle d’internet et des réseaux. Celle de la révolution numérique, de l’immatériel, de la déterritorialisation, du virtuel. Plus de systèmes ou de programmes mais des algorithmes. Plus de peuples ou d’Etats, plus de populations ou de sociétés, mais l’individu, le cas, la minorité, la gouvernance ou le groupeware. Même plus le pouvoir économique mais le triomphe de la technique et de l’expert. La boucle est bouclée, des tablettes d’argile aux tablettes tactiles. Le connectif a remplacé le collectif. Je  google donc je sais. Je like donc je suis.

IV

Le parcours est brutalement simplifié, voire caricaturé, en regard de l’extrême complexité du réel et de l’Histoire mais il permet une forme de mise en perspective qui accentue et symbolise les basculements civilisationnels. Il permet de se situer dans le temps long et donc de mesurer l’ampleur vertigineuse de la transformation culturelle. Si chaque période peut être envisagée comme un idéal-type, comme une sorte de modèle conceptuel de la narration dominante d’un segment historique, les caractéristiques du moment précédent n’en disparaissent pas pour autant. Le théologique, notamment radical, s’est par exemple totalement emparé des outils de la révolution de la communication. Le message peut être archaïque mais le vecteur de transmission, le média, peut être à l’extrême pointe de la haute technologie. Les lectures du destin humain se cumulent et s’entrecroisent. Des progrès éthiques comme scientifiques voisinent avec des régressions, des archaïsmes et des obscurantismes et s’enchevêtrent. Ils sont porteurs d’une pensée élargie et d’un humanisme amplifié comme d’une réduction fanatique et d’une identité univoque. Il faut tenter de penser les deux concomitamment, l’ordre et le désordre en un seul et même mouvement.

Cette description, trop brève, du passage de la pierre au livre, cette transition de l’écrit à l’écran, produisent donc des métamorphoses dans tous les domaines, politiques, économiques, sociaux, existentiels… Elles transforment notre culture. Elles modèlent une nouvelle identité, une nouvelle définition de l’homme. Elles transforment à terme notre configuration mentale, notre cerveau, nos méthodes d’apprentissage.

Exemple : l’enseignement de l’écriture manuscrite devra-t-il être rendu facultatif au profit du traitement de texte ? En quoi cette possibilité peut-elle transformer nos capacités cognitives, nos processus neuronaux, donc notre configuration de la réalité ? Risquons-nous de devenir des immémorants, inconscients de la chaîne généalogique dans laquelle nous sommes inscrits ? La perte de mémoire va-t-elle nous jeter dans un éternel présent, dans un jeunisme glorifié, dans la satisfaction immédiate à défaut d’une maîtrise des passions et de la capacité à différer ses désirs ?

Sommes-nous condamnés à rester des adolescents compulsifs sur nos smartphones et nos jeux-vidéos ? Le réel devient-il le miroir de notre narcissisme ? Allons-nous quitter la vie pour être engloutis par la toile ? Accepterons-nous l’école comme enseignement de l’ignorance pour mieux convenir aux attentes du marché mondialisé ?

Y aura-t-il une application pour penser ? Perdrons-nous l’habitude de lire de manière linéaire des textes longs et nuancés ? Nous picorons des bribes d’informations dans un flux permanent de zapping, bombardés de messages et d’alertes. Notre langue, notre orthographe, notre syntaxe évoluent. Pour quel aboutissement ? La mélancolie d’un passé aux pensées constructivistes, structurées et approfondies qui offrent un cadre de référence profond et argumenté ? Ou la gourmandise pour un village planétaire interconnecté de flux incessants, superficiels et légers ? Autrement dit, l’outil n’est-il pas en train de constituer la nature même du message ? Et d’où proviendront les résistances à l’hégémonie des marques, des pubs, des logos ? D’où jailliront les refus de la marchandisation totale par le capitalisme des corps et des âmes ? Pourra-t-on tout acheter en ligne, même nos sentiments les plus personnels, l’amour, l’amitié, l’empathie ? Comment forger l’archéologie de ce nouveau paysage mental ? Comment rejoindre un idéal fondé sur des lois justes et non sur le réalisation efficace d ’objectifs mesurables ?

V

Retour à l’éducation populaire. Récapitulons : basculement historique du monde sous une infinité de perspectives emplies de promesses comme de menaces. Bouleversement vertigineux de tous les codes culturels. De la définition de notre humanité à la relation avec la nature. Le vieux monde s’évanouit et les germes du futur frémissent déjà sans être capables de fixer un horizon clair.

Simplifions l’alternative au risque de la caricature : une éducation de notre corps par des molécules de synthèse et de notre cerveau par Google et Apple ? Notre sociabilité réduite à Twitter et Facebook ? L’échange monopolisé par Amazon ? Nos existences fabriquées dans les laboratoires de la Silicon Valley ? Nos valeurs rétrécies à individualité, compétitivité, rentabilité ? Le calcul, le chiffre, le nombre pour se substituer à l’imaginaire, à la poésie, au rêve ? Une mondialisation nivelée où chacun se replie sur son genre, sa préférence sexuelle, son origine ethnico-raciale, sa religion, son appartenance régionale, sa langue ou sa tradition ? Un pillage des ressources naturelles jusqu’à l’effondrement des écosystèmes ? Scénario possible, probable selon certains, qui mène à Homo disparitus.

Autre terme de l’alternative : la création d’un fond commun, universel et partageable qui répond aux quatre questions du Manifeste convivialiste : question morale : quels sont les espoirs et les limites des humains ? ; question politique : quelle est la communauté politique légitime ? ; question écologique : que nous est-il permis de prendre à la nature et que devons-nous lui rendre ?; question économique : quelle quantité de richesse nous est-il permis de produire et comment la répartir conformément aux autres questions ? Réponses à ces questions selon le Manifeste : mise en œuvre d’une politique fondée sur quatre principes : principe de commune humanité au-delà de toutes les différences ; principe de commune socialité qui fixe comme première richesse les rapports sociaux ; principe d’individuation qui permet l’affirmation à chacun de sa singularité, de ses capacités, de sa puissance d’être dans la perspective d’une égale liberté ; principe d’opposition maîtrisée qui permet de se différencier en acceptant et en maîtrisant le conflit.

L’éducation populaire est la démarche de l’esprit critique qui intensifie le second terme de l’alternative et qui résiste au premier. Elle est processus de réflexion et d’action qui, devant le basculement du monde, emprunte le chemin de l’universalité et de la solidarité au profit de la totalité des humains. Elle postule l’interdépendance absolue entre les hommes comme entre les hommes et la nature, pour répondre à la nouveauté radicale des défis désormais globaux .Elle suppose d’intégrer que nous habitions tous la biosphère comme une terre-patrie et que nous rencontrions la magnitude des enjeux de notre modernité par une action collective, lucide, complexe et égalitaire.

Ce chemin impose une prise de conscience par la transmission de connaissances, intuitives, empiriques et théoriques, et par la mobilisation de toute la gamme des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être. Elle renoue en quelque sorte avec l’étonnement aux origines de la philosophie. Elle doit partir de la pleine conscience de notre ignorance. Elle suppose la tentative de comprendre tous les récits que l’homme, animal symbolique, s’est construits pour supporter sa finitude et produire un sens à son existence, autant individuelle que collective. Pour mieux déchiffrer les métamorphoses du présent, et donc mieux agir sur les menaces qu’elles engendrent, il faut se familiariser, ressentir, étudier, dialoguer avec les narrations – mythiques, religieuses, scientifiques, esthétiques – que l’homme se raconte à lui-même.

Décrypter les logiques du passé, les digérer, les ruminer permet le plein exercice de l’esprit critique afin d’éclairer les séismes de notre temps et d’agir plus résolument vers un monde plus libre, plus cultivé, plus égalitaire et plus fraternel et qui englobe la totalité des composants de la biosphère.

L’éducation populaire comme déconstruction des mécanismes de domination de l’environnement et d’aliénation des humains par un capitalisme prédateur des ressources naturelles et de l’existence des hommes. Ce décodage des structures de l’exploitation par l’expression d’une critique radicale nous ouvre une nouvelle voie pour l’humanité car il s’agit bien, pour paraphraser Naomi Klein, de changer ou de disparaitre. Reboussolons-nous pour radiographier les dérives et réenchanter le volontarisme politique, idéologique et culturel. Il ne s’agit pas que de vivre. Il s’agit bien de « survivre ensemble ».

Originellement paru dans ML 190

Globalisation et marchandisation des parties du corps

Firouzeh Nahavandi

Depuis le début des années 1980, la globalisation est devenue la toile de fond de beaucoup d’analyses et elle est présentée comme un événement majeur, processus inexorable et irréversible. Dans sa version économique courante, le terme fait référence à un phénomène complexe, de nature multidimensionnelle, parfois contradictoire, manifestant la diffusion planétaire des modes de production et de consommation capitalistes. Selon le Fonds monétaire international, la globalisation est un processus qui évoque l’intégration croissante des économies dans le monde entier, au moyen surtout des courants d’échanges et des flux financiers. La globalisation se réfère aussi à la multiplicité des relations existant entre les États et les sociétés qui constituent l’actuel système mondial ou encore à l’intensification des relations sociales à travers le monde. La globalisation serait donc le processus par lequel les habitants du monde sont incorporés dans une même société mondiale. Elle entraînerait une reconfiguration de l’espace social liée aux modes de connaissance, de production, de gouvernement, de construction d’identité et à la manière dont les hommes conçoivent leur relation à la nature.

La globalisation peut aider à construire un monde meilleur; elle a déjà favorisé la création d’opportunités pour certaines personnes et certains groupes ou pays. Ainsi, l’économie de marché a permis la multiplication des transactions dans le cadre de la liberté individuelle. Les progrès de la science et de la technologie ont permis le traitement de parties du corps d’une façon jamais imaginée auparavant. Internet a favorisé un véritable marché mondial, créé de nouveaux marchés, et élargi les possibilités du consommateur. La révolution des transports a permis un accès rapide vers de nombreuses destinations.

Cependant, la globalisation a également créé de nouvelles vulnérabilités, comme l’illustre le Rapport 2014 du Programme des Nations Unies sur le développement intitulé Pérenniser le progrès humain : réduire les vulnérabilités et renforcer la résilience. Par ailleurs, l’ordre économique actuel, généralisé et étendu partout dans le monde, a eu également comme corolaire des inégalités croissantes et le renforcement des disparités entre les pays et à l’intérieur des pays. La gamme des choix offerts à certains augmente, alors qu’elle diminue pour d’autres; en particulier, au niveau de l’accès aux systèmes de santé, d’éducation et à la création d’emplois. La globalisation n’a pas effacé les injustices sociales. En outre, nous vivons aujourd’hui dans un monde, où à l’échelle du globe, presque tout peut être négocié ou est considéré comme négociable, un monde où la liberté est interprétée comme la possibilité de faire marché de tout. Dans un tel environnement, tout a un prix. C’est ainsi que comme toute marchandise, les parties du corps ont intégré le marché mondial, légalement ou illégalement. Elles sont convoitées, négociées, vendues et achetées, même si toutes les transactions n’entraînent pas les mêmes conséquences. Ce phénomène est aujourd’hui appelé ‘marchandisation du vivant’.

Dans le passé, les parties du corps humain ont aussi été utilisées ou marchandisées. De l’absorption de la chair humaine (cannibalisme) à l’utilisation religieuse des corps dans les cérémonies de sacrifice en passant par le traitement pharmacologique et médical, les exemples abondent. Toutes les civilisations ont eu recours, d’une manière ou d’une autre, à l’utilisation de parties du corps humain. Par conséquent, l’utilisation de ces dernières n’est pas un phénomène nouveau tout comme la marchandisation en elle même, comme en témoignent des faits historiques bien connus tels que l’esclavage ou la colonisation. Néanmoins, aujourd’hui, la marchandisation des parties du corps humain a pris une dimension sans précédent et est même devenue une question explosive, dans la mesure où les spécialistes ne s’accordent pas sur ce qui peut être considéré comme marchandisation ou même sur ce qui constitue un corps ou ses parties.

Quoi qu’il en soit, la marchandisation des parties du corps humain, outre toutes les dimensions qu’elle implique, reflète aussi une dimension supplémentaire de l’inégalité dans les relations transnationales, illustrée par la croissance de nouveaux phénomènes induits, entre autres, par la conjonction de la pauvreté et des inégalités et des progrès de la science, de l’augmentation de la connectivité, et d’un modèle économique axé sur le marché. Dans le cadre de la globalisation actuelle, à travers la marchandisation des parties du corps, de nouvelles procédures incluent les pays en développement et certains de leurs citoyens dans de nouvelles transactions transnationales. Les individus les plus pauvres et marginalisés sont intégrés dans le marché par la vente des parties de leur corps. La vente d’organes comme les reins ou la location des ventres pour la gestation pour autrui sont des exemples courants de ce phénomène. Même si ce phénomène touche aussi les pays riches, son étendue et ses implications sont nettement plus importantes dans les pays du Sud.

La gestation pour autrui, un arrangement par lequel une femme accepte de porter un bébé pour une partie souvent contractante, reflète la banalisation d’une réalité à travers laquelle des femmes pauvres donnent naissance pour des individus généralement riches ou à tout le moins dont les possibilités financières sont incomparables à celles de la gestatrice. De nos jours, le recours à des corps de femmes du Sud est devenu normalisé, de même que les services et les voyages de reproduction transnationale.

Vaincre l’infertilité est l’un des véritables progrès de la biomédecine moderne. Cependant, il ne profite pas à tous. En outre, la gestation pour autrui, surtout dans sa forme transnationale, met en évidence de nombreuses questions, y compris des questions fondamentales sur la santé et la situation mentale des femmes impliquées, sur les intérêts de l’enfant, sur ce qui constitue une famille, qui est considéré comme un parent légal, qui est admissible à la citoyenneté… La gestation pour autrui est devenue un marché fondé sur une demande croissante alimentée par l’augmentation des informations, la publicité sur l’infertilité et les possibilités de la surmonter, la réalité de la science de la reproduction, et les nouvelles façons dont les individus perçoivent leur place et leur rôle en tant que parents. Elle est favorisée par la globalisation qui permet la circulation des personnes, des idées et de la technologie. Ainsi, de plus en plus d’hommes, de femmes et de couples ont commencé à voyager, surtout vers les pays en développement. L’Inde et la Thaïlande ont généralement été favorisées, dans la mesure où elles combinent la possession d’une technologie avancée et des médecins qualifiés et l’existence de poches de pauvreté, qui encouragent les femmes à louer leur utérus à de riches étrangers ou aux riches locaux. Toutefois, le nombre de pays fournisseurs augmente. En conséquence de la demande croissante, de nombreuses femmes pauvres ont trouvé leur place sur le marché mondial. Pour certaines, la gestation pour autrui est devenue une sorte de profession.

En ce qui concerne la transplantation du rein par l’achat, le phénomène s’étend. Même si cette transaction est interdite dans la majorité des pays, le progrès de la technologie, la commercialisation des soins de santé et la polarisation croissante entre riches et pauvres, ont créé les conditions d’un commerce illégal d’organes humains. Beaucoup de malades rebutés par les listes d’attente, ou ne remplissant pas les conditions pour être admissibles à une greffe de rein se tournent vers le marché global. Ce phénomène se développe d’autant plus que certaines maladies comme le diabète augmente et que le nombre de donneurs vivants ne répond plus à la demande croissante ou même que certains donneurs compatibles ne voient plus la nécessité de donner leur rein si l’organe peut être acheté ou encore que certains malades ne veulent pas impliquer leurs proches dès lors qu’ils peuvent se procurer le rein d’un étranger.

Du côté des vendeurs, ce commerce raconte des histoires de pauvreté et de désespoir, et illustre les inégalités derrière les transactions. Dans le monde entier, les réformes néolibérales dans le secteur de la santé ont ouvert les marchés à la vente de parties du corps et célèbrent le contrôle individuel de son propre corps. Dans les pays du Sud, ces réformes ont encouragé des individus pauvres et désespérés à risquer leur vie en vendant leurs reins. Le trafic des reins est aussi devenu une affaire juteuse dans laquelle, entre autres, médecins, intermédiaires divers, fonctionnaires peu scrupuleux sont parties prenantes.

Aujourd’hui, tout a un prix. Dans la marchandisation des parties du corps, la demande vient des individus les plus riches de ce monde, tandis que l’offre vient souvent des individus les plus pauvres.

C’est ce qu’illustre la gestation pour autrui à travers laquelle, le plus souvent, le corps des femmes les plus pauvres, généralement du Sud fait l’objet de transaction afin de donner naissance pour des couples généralement riches. C’est aussi ce qu’illustrent le commerce et le trafic des reins. La transplantation des reins est aussi un processus stratifié où, entre autres, la nationalité, la race, le sexe et les inégalités se croisent.

Originellement paru dans ML 190

Le fond des choses III – Une coupable pusillanimité

 La Hulotte

Sans doute, pour se dédouaner de leur indifférence à combattre les discriminations[1], les pouvoirs publics ont contribué à accentuer le communautarisme en le cautionnant par des concessions plus que discutables.  Épinglons notamment la mise en place d’horaires spéciaux réservés aux femmes dans certaines piscines. Autre mesure abusive : la suppression définitive du porc dans des cantines scolaires et même, pour certaines, l’imposition du halal  à tous les élèves. Ces « accommodements » soi-disant « raisonnables » contribuent à développer  les comportements islamophobes de certains Belges de souche qui ont beau jeu de crier à la discrimination à leur égard ! Que penser aussi de la plupart des partis politiques qui ont placé sur leurs listes électorales des candidats d’origine immigrée comme « attrape-voix » pour les électeurs de leur communauté ? Ces candidats « ethniques »  prétendent représenter celle-ci, oubliant qu’ils représentent d’abord l’ensemble de la population. Ainsi s’est installé une sorte de « tribalisme » à la belge. On doit aussi regretter la création, ces dernières années, d’écoles musulmanes renforçant dès l’enfance le repli identitaire et religieux[2].

Le communautarisme ainsi développé, ajouté aux frustrations résultant des nombreuses iniquités subies, a donc ouvert la porte à la radicalisation. Où et comment celle-ci s’opère-t-elle?

Bruxelles et Anvers en sont les principaux foyers, fournissant  presque un tiers des recrues belges pour le djihad[3]. Mais, au lendemain des tueries de Paris, la Belgique a découvert que la petite ville de Verviers (85 000 habitants), l’une des plus pauvres du pays, hébergeait aussi un groupe d’extrémistes qui se préparaient à commettre des attentats. D’autres communes sont aussi concernées. Par exemple Vilvorde, avec ses 38 000 habitants, qui a envoyé à elle seule 25 combattants en Syrie[4].

Mais ce n’est pas uniquement par « idéalisme » que des jeunes partent : certains, transformés en mercenaires, ont reçu jusqu’à 5 000€ pour aller se battre[5].

En quels lieux s’opère la radicalisation? On pense d’abord à certaines mosquées. La Belgique en compte environ 330 mais à peine un tiers d’entre elles sont reconnues par les Autorités, sur proposition de l’Exécutif des Musulmans de Belgique[6]. Pourquoi ? Certaines ne le souhaitent pas pour des raisons suspectes. Alors que la reconnaissance impliquerait qu’elles reçoivent des subsides publics, elles préfèrent vivre des dons de pays étrangers, comme l’Arabie Saoudite, pratiquant un Islam fanatique (le wahabbisme). Elles échappent ainsi à tout contrôle, notamment dans la désignation de leurs imams[7]. Ainsi a-t-on  introduit en Belgique des imams salafistes ne parlant même pas une de nos langues nationales. C’est la Grande Mosquée du Cinquantenaire abritant le Centre Islamique et Culturel de Belgique (CICB), sous la coupe de l’Arabie Saoudite,  qui forme pratiquement tous les imams des mosquées bruxelloises[8]. Pas étonnant qu’il y ait de graves dérives dans certains prêches,  comme ce fut le cas le 9 mars 2012, où des propos violemment antisémites et misogynes avaient été tenus à la mosquée Al Amal d’Anderlecht[9]. À  Anvers,  un autre centre culturel concurrence en fanatisme celui de Bruxelles : c’est l’institut yéménite Dar El Hadith, qui défend par exemple l’usage de la lapidation[10].

Les cours de religion islamique, dispensés dans les écoles publiques, peuvent être problématiques aussi. Les autorités scolaires n’ayant aucun droit de contrôler leur contenu, comment empêcher une propagande radicale de s’y développer ? D’autant plus que l’organisation ainsi que la désignation des enseignants et des inspecteurs de ces cours étaient totalement abandonnées aux salafistes du Centre Islamique et Culturel de Belgique jusqu’en 1990.  Ainsi  un enseignant de Bruxelles fait l’objet, depuis mars 2015, d’une procédure disciplinaire, doublée d’une instruction judiciaire, pour des comportements inacceptables[11].

La radicalisation islamiste s’opère aussi, on le sait, dans les prisons. Mais il est difficile d’identifier les détenus qui tombent dans le fanatisme. Pour la présidente  de la section belge de l’Observatoire international des Prisons, Delphine Paci, « Nous disposons de très peu d’informations à ce sujet ». Et certes, « il ne faut pas minimiser le phénomène, mais pas le monter en épingle non plus. » Elle déplore le manque de conseillers religieux (ils sont à peine 8 pour les 16 prisons de la Fédération Wallonie-Bruxelles) qui pourraient notamment agir auprès des détenus de milieux défavorisés et peu instruits qui sont des proies faciles pour les recruteurs. Mais, pour Didier Breulheid, délégué permanent CSC Services publics, s’il y a des profils à risques chez certains détenus, augmenter le nombre de conseillers religieux n’est pas la panacée, car « il y a des bons aumôniers et des moins bons»[12].

Enfin l’un des facteurs décisifs dans le processus de radicalisation, notamment des jeunes, est l’Internet. D’après le journaliste Wassim NASR, spécialiste des mouvements djihadistes, souvent le web sert de catalyseur pour le passage à l’acte d’un individu déjà fanatisé. Il trouvera sur You Tube et aussi par les contacts qu’il aura sur Twitter ou Facebook des raisons de renforcer sa détermination à devenir djihadiste[13]. Cependant, pour l’anthropologue Dounia Bouzar qui dirige le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), à côté de l’endoctrinement d’individus précarisés, il existe bel et bien des stratégies d’endoctrinement de fils et de filles de milieux aisés, en manque d’idéal, et dont certains, au départ n’ont aucune religion ni même aucun lien récent avec l’immigration. Le processus d’endoctrinement ressemble fort à celui des mouvements sectaires[14].

Après ce tour d’horizon inquiétant, il faut se garder de conclure que la majorité des immigrés ne sont pas intégrés. La plupart vivent leur Islam pacifiquement et respectent nos valeurs même s’ils ne les partagent pas toutes. Ceux qui nous inquiètent sont les jeunes à l’avenir bouché qui, se sentant exclus du système socio-économique, finissent par le haïr et risquent  de basculer dans le radicalisme. Pour lutter contre ce phénomène, la répression a été choisie partout comme la panacée. Si elle est nécessaire pour sanctionner des actes graves, elle ne doit pas se substituer à la prévention.

Si nous commencions donc par désamorcer la révolte en empêchant ou en réparant les injustices scandaleuses dont sont victimes un grand nombre d’immigrés ou de « nouveaux Belges »? Nous les avons énumérées largement, preuves à l’appui. Qu’attendons-nous alors pour faire la chasse à la ségrégation, au rejet, à la discrimination dans le logement, dans l’emploi, dans l’enseignement ? Qu’attendons-nous aussi  pour combattre impitoyablement le racisme et la xénophobie qui empoisonnent nos relations avec les communautés immigrées ? Nous avons les armes juridiques pour le faire, mais la volonté politique manque de toute évidence[15].

En ce qui concerne la radicalisation religieuse de certains, les solutions existent également. Mais là aussi manque le courage politique. Comment tolérer que certaines mosquées soient le théâtre de prêches fanatiques et haineux ? La solution d’une formation obligatoire des imams par des universités belges a été avancée et semble intéressante. Mais avant que ces formations portent leurs fruits, il faut absolument interdire l’importation d’imams étrangers, le plus souvent salafistes, qui de surcroît ne connaissent même pas l’une de nos langues nationales.

Un problème similaire se pose, comme nous l’avons vu, avec certains professeurs de religion islamique. Il est la conséquence de la liberté d’enseignement garantie par notre Constitution. Elle a permis la multiplication des réseaux d’écoles confessionnelles, surtout catholiques, et bientôt islamiques. Sans doute l’arrêt de la Cour Constitutionnelle du 12 mars 2015, rendant facultatifs les cours dits « philosophiques », est-il un progrès décisif qui  affaiblit  la mainmise des religieux sur notre enseignement.

Mais il faut aller plus loin. D’abord en fusionnant les réseaux d’enseignement pour  créer une école unique, neutre et ouverte à tous[16]. Puis, moyennant une réforme de la Constitution, supprimer la sacro-sainte liberté d’enseignement et réserver son organisation aux seuls Pouvoirs publics.

Toutes ces mesures nous semblent indispensables pour empêcher les redoutables effets du communautarisme.

Aurons-nous le courage de les prendre ?

[1]  Voir Le fond des choses (II) ML 188.

[2] Profitant du prescrit constitutionnel qui proclame la liberté d’enseignement en Belgique, les communautés musulmanes ont créé ces dernières années, à Bruxelles, des écoles maternelles et primaires  à Molenbeek, à Etterbeek et à Schaerbeek. Et une section secondaire sera adjointe  en septembre 2015 à l’école fondamentale La Vertu de Schaerbeek.

[3] Voir : http://www.marianne.net/La-Belgique-sur-la-route-du-djihad_a242758.html

[4] Voir le site (en anglais) du blogueur Pieter Van Oestaeyen : https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2014/08/

[5] Voir :http://www.lesoir.be/646842/article/actualite/belgique/2014-09-06/jusqu-5000-euros-pour-inciter-jeunes-belges-aller-se-battre-en-syrie

[6] Institution créée par les Autorités belges en 2004 et censée représenter tous les musulmans de Belgique, mais dont la représentativité réelle est douteuse, notamment à cause des luttes d’influence qui opposent depuis trente ans chiites et sunnites mais aussi les musulmans turcs et arabes (Voir : http://www.felicedassetto.eu/index.php/blog-islams-et-monde-musulmans/190-executif et  http://www.o-re-la.org/index.php?option=com_k2&view=item&id=867:un-nouvel-ex%C3%A9cutif-des-musulmans-de-belgique&Itemid=85&lang=fr

[7] http://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-tiers-des-mosquees-wallonnes-et-bruxelloises-officiellement-reconnues?id=8866195

[8] On comprend dès lors pourquoi seulement 10 mosquées bruxelloises sur 68 ont demandé leur reconnaissance. Voir : http://archives.lesoir.be/plongee-en-immersion-au-coeur-du-bruxelles-des-salafist_t-20120314- e01V8LZ.html  et http://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-tiers-des-mosquees-wallonnes-et-bruxelloises-officiellement-reconnues?id=8866195

[9] Voir : http://www.rtbf.be/info/societe/detail_l-imam-mis-en-cause-dans-questions-a-la-une-n-officiera-plus-a-anderlecht?id=7747101

[10] Ibidem : http://www.marianne.net/La-Belgique-sur-la-route-du-djihad_a242758.html

[11] Voir Le Soir des 5 et 6 /02/15, du 27/03/15 et du 14/04/15.

[12] Voir : http://www.lalibre.be/actu/belgique/la-radicalisation-dans-les-prisons-belges-un-phenomene-encore-mal-connu-54b7d6013570c2c48ad56c42

[13] Voir :http://www.france24.com/fr/20140606-internet-catalyseur-radicalisation-jeunes-musulmans/

[14]

[15]

[16]

Originellement paru dans ML 189

Importance d’une information objective en éducation à la vie affective et sexuelle

 Myriam Wauters

L’éducation à la vie affective et sexuelle favorise le développement d’une sexualité libre, autonome et responsable. Elle permet aussi de prévenir les infections sexuellement transmissibles et les grossesses non désirées,  ansi que la lutte contre les inégalités, l’intolérance et les violences liées à la sexualité.

Face aux ravages de l’hyper sexualisation et à l’apparition de la pornographie sur le web, il est important de traiter la vie affective et sexuelle au sens large à l’école. Il est préférable, pour ce faire, d’être un enseignant extérieur à l’école qui puisse susciter le dialogue dans la confiance.

Différentes méthodologies sont utilisées pour cette formation. Certains enseignants visionnent un film qui sert de support aux questionnements des élèves et suscitent ainsi la discussion, d’autres utilisent les jeux de rôles à propos de différents sujets en ce qui concerne la sexualité. Ce sont des mises en situation où l’élève est amené à réfléchir, à se questionner.

Personnellement, j’ai toujours pensé qu’il fallait ouvrir et cadrer le sujet de manière plus vaste avant d’aborder la contraception proprement dite, sous forme d’un cours mais de manière plus libre quant à  la participation des élèves. Ils sont informés qu’ils peuvent parler de tout ce qui concerne le sujet, mais de manière correcte, qu’ils peuvent m’interrompre s’ils ont une opinion à émettre, même si elle diffère de ce qui est dit, et aussi que nous parlons de la sexualité en général et pas de notre propre sexualité.

Depuis de nombreuses années je vais en troisième secondaire rencontrer des adolescents de quinze ans. Nous commençons par réfléchir ensemble à une sexualité saine, épanouissante qui procure le bonheur.

Chacun s’exprime sur le sujet. Nous différencions ensuite la vie affective de la vie sexuelle. L’une est-elle tributaire de l’autre ? La vie affective sans sexualité existe, mais la sexualité sans affection ne correspond pas à celle que nous allons développer. La sexualité se découvre progressivement : se découvrir soi-même et découvrir l’autre pour se découvrir à deux. Les premiers pas en matière de sexualité demandent confiance et respect de l’autre. Le plaisir doit être partagé dans un climat d’égalité des partenaires. Mais attention aux attentes réciproques !

Il est important de comprendre toutes les difficultés de vivre son adolescence par le deuil de son enfance, par la mise en route d’une production hormonale qui bouleverse l’équilibre de l’enfance. L’adolescent peut éprouver des pulsions qu’il doit apprendre à contrôler par sa raison, tout en sachant que c’est normal et qu’il retrouvera un équilibre à l’âge adulte. L’adolescent assiste à une modification de son corps qu’il accepte parfois difficilement.

Le sexe est un sujet de préoccupation et de trouble. Les relations avec l’autre sexe sont parfois teintées de timidité, de rejet, ou d’indifférence.

Avant de commencer une relation amoureuse, il est important d’être prêt dans son cœur, dans son corps et dans sa tête, sans subir la pression des autres.

L’adolescent doit savoir qu’il a une liberté totale face à des demandes, des propositions qu’il ne souhaite pas. Il importe d’avoir une attitude respectueuse des autres par rapport à sa vie sexuelle et à la vie sexuelle de chacun.

Il est important d’apprendre  à discerner les fausses idées, les clichés concernant la sexualité, savoir différencier la sexualité animale qui ne sert qu’à répondre à l’instinct de reproduction de la sexualité humaine que la culture a fait évoluer, elle a pour but l’épanouissement du couple et son bonheur.

Il est aussi important d’arriver à une maturité affective, à trouver son identité, son désir d’autonomie par rapport aux parents, à ses idéaux avant de se fixer avec un partenaire et aussi élaborer son propre système de valeurs sociales, éthiques, religieuses ou non, culturelles, professionnelles à travers la prise de conscience de soi et l’affirmation de son identité. Il n’est pas inutile de rappeler que ces valeurs sont un principe qui oriente toute une vie et inspire nos engagements, nos décisions de tous les jours.

A ce moment de la discussion, je demande à chacun ce qui est important pour lui ou elle, ce qui amène l’élève à réfléchir au fait qu’il se construit suivant ses propres valeurs.

J’aborde aussi l’influence des religions qui refusent d’envisager la sexualité comme désir, plaisir, nécessaires à l’épanouissement. Les religions ne conçoivent la sexualité que dans une vision naturaliste à savoir liée à la procréation, avec une très forte culpabilisation en ce qui concerne la sexualité hors des normes imposées, surtout celle de la femme. Hors de ce principe, le croyant est dans le péché. Ni la contraception ni l’avortement ne sont tolérés.

L’idée de la virginité  représentant l’honneur de la famille dans certaines cultures, est discuté aussi, ainsi que l’influence de l’entourage, de la pression du groupe, de la famille pour reproduire le même schéma que les parents.

D’autres formes de sexualité existent comme la masturbation. Cette pratique est interdite par les religions. La masturbation chez l’adolescent permet de mieux connaître son corps. Pas question d’en avoir honte ou de se sentir coupable.

Il est important aussi de rappeler des notions d’anatomie avec une étude comparative des organes génitaux masculins externes et des organes génitaux internes féminins, et aussi un rappel du cycle menstruel qui a été enseigné au cours de biologie.

On aborde ensuite des notions d’hygiène de vie afin de se protéger des maladies sexuellement transmissibles telles que : la syphilis, la gonorrhée, la chlamydia, l’hépatite B et C, l’herpès, le condylome, le papilloma virus et le sida. On ne guérit toujours pas de ce dernier.

J’essaie de développer un esprit critique vis-à-vis de la société hyper sexualisée, d’identifier les messages sexistes, de  réfléchir à propos de l’usage d’objets de plaisir : les sex-toys, vibromasseurs, huiles aphrodisiaques, boules de gheisha : symptômes de notre société de consommation (de consolation).  Le but de ces couples est de pimenter leur vie sexuelle, de stimuler l’imaginaire, comme si la tendresse s’obtenait sur commande à l’aide d’objets.

Il faut naturellement aborder  des notions d’éthique en matière de sexualité : abus sexuel, inceste, femme objet, violence, domination avec une analyse des médias, de la publicité, du cinéma. Les médias et la publicité associent le corps à la sexualité avec une idéalisation d’un corps féminin ou masculin. L’adolescent doit savoir qu’il existe des personnes incapables de vivre leur sexualité sans violence infligée à autrui.

Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? Les pratiques sexuelles hors normes : l’échangisme, la prostitution, la  transsexualité, le sado masochisme, la pornographie, l’homosexualité. A propos de la pornographie, il faut faire la part des choses entre réalité et images pornographiques.

Après toutes ces discussions à propos de la sexualité, une question importante se pose : est-il conseillé d’assumer une maternité et une paternité à quinze ans ?

Après des avis qui fusent de toute part, on en déduit qu’il est primordial de s’informer sur la contraception  étant donné l’importance de donner la vie au moment le plus favorable pour assumer ses responsabilités de parents.

Il est important d’utiliser une contraception avant toute relation sexuelle, d’en discuter dans le milieu familial, mais si les parents n’informent pas, l’adolescent peut se tourner vers des amis de préférence fiables. C’est aussi le rôle de l’école de compléter ou de rectifier les informations reçues.

Nous passons ensuite à la contraception par un classement des méthodes efficaces, par une explication d’une utilisation correcte du mode de contraception choisi, elle est expliquée  aux élèves avec le matériel contraceptif apporté en classe : le préservatif masculin, le préservatif féminin, le stérilet, l’implant, l’anneau vaginal, le patch contraceptif, la pilule, la piqûre  hormonale.

Chaque méthode a ses contraintes qui doivent être rigoureusement respectées.

Les méthodes peu fiables telles qu’Ogino, abstinence périodique, coït interrompu, prise de température, spermicide seul, et les raisons de leur inefficacité dans le temps sont expliquées.

Les autres méthodes qui demandent réflexion sont la stérilisation féminine par la ligature des trompes et la vasectomie masculine, pour le fait que le procédé est irréversible.

La pilule du lendemain, la pilule abortive étant fortement dosée en hormones ne sont pas à utiliser de manière répétée. L’avortement n’est donc pas non plus une méthode contraceptive, c’est justement l’échec de la contraception. Il peut être pratiqué  avant 12 semaines de grossesse ou 14 semaines après le début des dernières règles. Il peut être pratiqué en milieu hospitalier ou dans un centre de planning familial. Les adresses de ces centres sont données aux élèves.

Je leur explique que le gynécologue a le droit de refuser de pratiquer un avortement, mais qu’il doit alors orienter la demande d’IVG vers un autre gynécologue, qu’il y a un entretien avec un psychologue pour vérifier si c’est bien l’intention de la future mère et si elle ne subit pas de pression extérieure de l’entourage, que l’on propose aussi d’autres solutions que l’avortement, par exemple, l’adoption. Il n’est pas obligatoire de demander l’autorisation aux parents. Une période de 7 jours permet de réfléchir, de maintenir sa demande ou de changer d’avis.

Après 12 semaines, l’avortement ne pourra être pratiqué que si la grossesse représente un danger pour la vie de la mère ou s’il y a une certitude de malformation de l’enfant à naître. Il faudra alors l’avis d’un second médecin, qui confirme la malformation du fœtus, ou le danger pour la santé de la mère.

Après avoir rappelé le phénomène de fécondation enseigné au cours de biologie, Il est important aussi de réfléchir à la définition de la vie et de la personne humaine : au stade de la fécondation, soit on considère que c’est un matériel biologique, des cellules potentielles de vie, soit, dans la version religieuse que c’est une personne humaine déjà animée. Dans le premier cas, vous admettrez la recherche sur embryon pour éviter des malformations et des maladies congénitales, vous admettrez la fécondation in vitro ainsi que l’utilisation des embryons surnuméraires pour la recherche thérapeutique et vous admettrez l’avortement.

Dans le second cas, vous n’admettrez  rien de ce qui est cité dans le premier cas, puisque c’est Dieu qui crée la vie.

Il leur est aussi expliqué qu’en cas de stérilité, des méthodes de fécondation in vitro ou procréation médicalement assistée permettent de remédier à la stérilité. La stérilité peut provenir de la mère qui a par exemple les trompes de Falope bouchées ou pour d’autres raisons, mais aussi du père dont les spermatozoïdes ont des flagelles mal formés, ou  sont en  nombre insuffisant.

Originellement paru dans ML 189

L’Espagne, 40 ans après Franco

 José Perez

Il y a 40 ans mourait Franco. Aucun démocrate, aucun amoureux de justice, de liberté et de paix ne pleurera le dictateur espagnol, l’ami d’Hitler et de Mussolini.

L’Espagne aujourd’hui ? 40 ans après ? Un pays en mouvement qu’il faut comprendre à la lumière d’une histoire captivante, mais pas toujours reluisante. Raconter la liberté à Madrid c’est raconter cinq cents ans de chaînes avec des Torquemada et des Escrivá de Balaguer à la pelle. Comme si depuis toujours l’histoire du pays se confondait avec le drame et la tragédie de ceux qui se sont battus pour les Lumières. Au-delà de l’idée même de la liberté retrouvée, aujourd’hui l’Espagne souffre d’une autre dictature : celle de la finance. Mais d’abord : feed-back.

L’année 1492 est considérée comme une année charnière dans le récit de l’Histoire de l’Espagne moderne. C’est bien entendu l’année de l’invasion de l’Amérique par tonton Cristobal (Colomb).

Mais c’est aussi en 1492 qu’a lieu l’expulsion des Juifs séfarades d’Espagne. Certains vont contribuer à l’essor financier des Pays-Bas, d’autres deviennent des migrants et s’installent au Maghreb, au Portugal, en Italie, en Grèce, en Turquie, en Syrie… 200.000 Juifs sont expulsés d’Espagne. Plus tard ce seront les morisques (musulmans convertis dont on doute de la conversion d’ailleurs) qui seront expulsés : 300.000 à 400.0000 départs.

Et c’est aussi de cette époque-là que date la coutume d’accrocher des jambons aux plafonds des bistrots et des tavernes : cela voulait dire : « Juifs et Musulmans vous n’êtes pas bienvenus ici ». Les morisques et les marranes. Le concept de pureté de sang dans l’Espagne est mis en place. Eh oui, l’Espagne devient un bastion contre les mahométans, contre les hébreux, contre la réforme luthérienne et favorise donc la création de la délicieuse Inquisition. C’est aussi à ce moment-là qu’est créée la Compagnie de Jésus, l’ordre des Jésuites.

Le siècle d’or commence. L’Espagne devient une puissance politique, économique et militaire : les métaux précieux, les denrées rares ou nouvelles, les épices arrivent par la mer. Les ports d’Anvers, de Cadix et de Séville deviennent des places financières mondiales.

L’inaccessible étoile

Notons  le formidable essor culturel de ce pays à cette époque avec des auteurs comme Cervantès. Que tout le monde connait pour avoir écrit les paroles d’une chanson pour Jacques Brel, L’inaccessible étoile dans Don Quichotte.

L’Espagne est devenue un colosse. Mais aux pieds d’argile car le coût des conflits, guerres et révoltes dans les colonies est exorbitant. Cela coûte cher de maintenir un empire. En plus, les guerres de succession vont intervenir. On passe de la dynastie des Habsbourg à celle des Bourbons (oui oui, celle avec un menton en galoche chez Velázquez) toujours sur le trône aujourd’hui.

Et c’est le déclin. Début 19ème c’est l’épisode napoléonien qui nous vaut les très célèbres tableaux de Goya : le 2 mai et plus encore le 3 mai. Et pendant tout ce 19ème siècle, l’Espagne va perdre petit à petit les pays qui formaient son empire colonial. Alors que les grandes puissances coloniales mettent en place leur domination sur le monde, le vieil empire de Charles Quint, lui, part en lambeaux.

Cette crise va d’autant plus se faire ressentir en Espagne que le pays va rater son rendez-vous avec la révolution industrielle de la vapeur vers 1820-1830 avec le boom du chemin de fer, puis l’évolution technologique, la sidérurgie, l’électrification des villes… tout ce qui permettait à une société à dominante agraire et artisanale de se transformer en une société commerciale et industrielle.

Libertad, Igualdad, Fraternidad

Le 20ème siècle démarre mal. La crise frappe de plein fouet une Espagne décadente qui n’a pas pu ou pas su se résigner à vivre sans son empire colonial. Cette Espagne-là a faim. Cette Espagne-là ne sait pas lire, ne sait pas écrire. Cette Espagne-là est tiraillée entre église et anarchie, entre conservatisme et idées révolutionnaires.

En 1923, cet imbécile d’Alphonse XIII, le grand-père de Juan Carlos, laisse s’installer une dictature aussi bête qu’arrogante, aussi autocratique qu’indigeste. Primo de Rivera force un coup d’Etat et dissout les Cortès.

Cela ne pouvait pas durer évidemment. Les lourds déséquilibres sociaux et régionaux se font de plus en plus criants. Les antagonismes religieux commencent à apparaître. L’église a tout pouvoir dans les villages, dans les campagnes. La soutane n’est pas respectée, elle est crainte. Le curé fait peur. Il a tous les pouvoirs, ou presque. C’est le régime du sabre et du goupillon.

Mais les conneries ne pouvant pas durer éternellement, le roi révoque le dictateur et décide de quitter le pays pour toujours. La République est proclamée le 14 avril 1931 et les élections amènent une majorité de gauche à l’assemblée nationale des Cortes.

C’est ainsi que l’Espagne adopte la devise, Libertad, Igualdad y Fraternidad.

Elle institue la laïcité et déclare la stricte séparation des Églises et de l’État, et son corollaire, les libertés de conscience et de culte, l’introduction du mariage et du divorce civils, une École publique mixte, laïque, obligatoire et gratuite.

Elle instaure le suffrage universel ; le droit de vote pour les femmes ; la protection sociale ; la liberté d’association, qui permet un essor des vies syndicales et associatives, ainsi que la possibilité pour les loges maçonniques d’exister à nouveau ; la mise en place d’un Conseil constitutionnel et d’une réforme agraire. De même qu’elle accorde l’autonomie à certaines régions, Catalogne, Pays Basque, Galice.

Toutefois, les républicains ne réussissent pas à casser réellement la puissance des classes possédantes ultraconservatrices au sein de la société, de l’armée, de la haute administration, de l’appareil monarchique…

Une éclipse de sang, de morts

Mais un groupe de militaires ne se conforme pas à cette situation et provoque un putsch, un coup d’Etat. Au début de cette guerre civile, le poète Garcia Lorca est assassiné. Le rossignol andalou meurt au mois d’août.

Plus tard pendant la guerre ce sera le bombardement de la ville de Guernica par l’aviation allemande et le tableau célèbre peint par Picasso. Franco compte sur l’appui d’Adolph Hitler et de Mussolini. La République, elle, est abandonnée par la France de Blum et par l’Angleterre mais soutenue par Staline. Ce qui sera pire que tout puisque l’intervention de l’URSS va diviser le camp républicain où l’on voit des anarchistes et des communistes s’entretuer alors que le véritable ennemi est en face, c’est le fascisme. De cette guerre fratricide entre factions de gauche viendra la victoire de Franco et les 38 ans de nuit noire qui vont s’abattre sur l’Espagne. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une éclipse de soleil, une éclipse de sang, un bras noir, de chaînes et de fusils qui s’abattent sur l’Espagne.

À beaucoup d’égards, le national-socialisme allemand et le fascisme italien sont des modèles pour l’État franquiste. C’est dire.

Jusqu’au 20 novembre 1975, le jour de la Saint-Vé. Ce jour-là, au bout d’une longue agonie, Franco, l’ami de Fabiolo et Balduina, le frère de prières de l’Opus Dei se meurt, s’en va. Fous le camp va, on ne te regrettera pas.

La movida

Intervient alors ce que l’on a appelé la « transition démocratique ». L’Espagne s’engage dans une logique de réformes et de rupture avec le passé.

Une amnistie est proclamée pour tous les prisonniers politiques et pour les syndicalistes. Les professeurs d’universités qui avaient été déchus de leur charge retrouvent leurs chaires facultaires. Mais les amphithéâtres protestent encore et les étudiants font une sorte de mai 68 avec dix années de retard. C’est que le coût des minervaux est exorbitant. L’administration est réformée. Les villes, les communes, les provinces dépoussiérées…

Il y a une ombre au tableau. Et pas des moindres ! C’est la crise économique, le deuxième choc pétrolier. La crise économique frappe de plein fouet ce pays dont une des principales ressources est le tourisme. Les touristes voyagent moins, n’utilisent plus leur voiture pour franchir les Pyrénées et les avions sont encore beaucoup trop chers pour le commun des mortels.  L’inflation annuelle frôle les 30%, le chômage frappe durement. Mais la démocratie est encore trop faible : les partis et les syndicats signent une sorte de pacte de non agression.

Le Guernica de Picasso revient en Espagne, à Madrid. La loi sur le divorce est votée.

En 1982, le Parti socialiste remporte très haut la main les élections législatives, avec 10 millions d’électeurs, c’est-à-dire 10 millions d’espérances en des jours nouveaux. Felipe Gonzalez devient le leader charismatique du pays et sera chef du gouvernement pendant 14 ans.

Mais c’est aussi l’époque où l’on voit apparaitre la movida, ce nom donné au mouvement culturel créatif qui a touché l’ensemble de l’Espagne pendant la fin de la période de la transition démocratique espagnole, au début des années 1980. La movida est personnifiée par les figures de la musique, du cinéma, du design, du graphisme ou de la bande dessinée, mais elle se fait aussi sentir dans d’autres aspects de la culture, ainsi que dans les mœurs sociales.

Le réalisateur Pedro Almodóvar ou la comédienne Victoria Abril incarnent l’esprit de la Movida à travers des comédies où s’illustrent la libération des mœurs, la vitalité, la joie et l’exubérance de ces années qui marquent la fin de la dictature.

Une bulle immobilière

Avec l’arrivée d’Aznar au pouvoir, c’est la pratique consumériste qui est mise en avant et la consolidation d’un certain pouvoir d’achat pour certains. Pour les plus riches bien entendu. Les JO de Barcelone, quelques années auparavant ont contribué à cette image d’une Espagne nouvelle tout comme l’Exposition universelle de Séville…

Mais la gangrène économique fait rage. 3 millions de chômeurs maintenant. La corruption refait son apparition, comme dans les plus pures heures du franquisme. La peseta est dévaluée à plusieurs reprises.

Avec Aznar, c’est l’ETA qui devient le principal ennemi du gouvernement. Les terroristes basques s’attaquent parfois à de simples conseillers communaux, des simples fonctionnaires ou de modestes agents de police. Des millions d’Espagnols descendent dans la rue au cri de « Basta ya ! » Cela suffit.

Puis vient Zapatero, porté au pouvoir par l’incapacité d’Aznar à gérer les attentats de Madrid, ceux du 11 mars 2004 qui font 191 victimes et des dizaines de blessés.  40 ans après la mort de Franco, c’est l’imbuvable Rajoy qui est au pouvoir (du moins jusqu’aux élections du 20 décembre 2015) avec le projet notamment de revoir la législation en matière d’IVG. Nous sommes descendus dans la rue, ici à Bruxelles devant l’ambassade d’Espagne ou à Madrid à la Puerta del Sol.

L’Espagne a connu depuis le début des années 2000 une croissance plus forte que le reste de l’Europe, suivie d’une violente récession après 2008.

Le dynamisme économique reposait essentiellement sur la vigueur de la demande interne, stimulée par un fort endettement. L’effet pervers en a été la création d’une bulle immobilière dont l’éclatement (baisse des prix de l’immobilier de 30%, augmentant le risque d’insolvabilité des propriétaires ayant bénéficié de crédits bancaires), conjugué avec la crise de la dette souveraine en zone euro, a plongé le pays dans la récession. Le chômage est passé de 8% à 27% de la population active, la dette publique de 36% à 100% du PIB. Et pour sortir de la crise, le gouvernement espagnol a organisé le sauvetage du secteur bancaire dont la faillite menaçait le pays et l’Europe, pris des mesures de réduction des déficits publics.

Et l’ascension fulgurante des forces d’opposition prônant la fin de l’austérité (Gauche unie, Parti socialiste, les Indignés de Podemos et les centristes de Ciudadanos) montre que «les données macroéconomiques ne se sont pas encore répercutées dans la vie réelle des gens, leur pouvoir d’achat, et l’épargne», estime l’analyste Ernesto Ekaizer. Récemment, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, avait été le premier à rappeler qu’avec un «taux de chômage de 25%, on peut difficilement dire aux citoyens que la crise est terminée».

Et si la Catalogne est sur le point de prendre son indépendance, il reste à scander avec le juge Garzón et avec des milliers d’enfants ou de proches des victimes du dictateur que le procès du franquisme doit encore avoir lieu.

Un Nuremberg à Madrid.

Vite.

Originellement paru dans ML 189

L’apparente sécurité du dogme et l’amertume des points d’interrogations

 Patrice Dechamps

 Notre organisme est doté de moyens de défense et de processus d’homéostasie faisant en sorte que de nombreuses indispositions, parfois très désagréables, sont appelées à trouver une résolution spontanée. Mais nous ne le savons pas toujours et sommes donc tentés lorsqu’elles surviennent, de « faire quelque chose » que nous supposons pouvoir nous guérir.

Dans un passé encore récent, l’on priait dieu et en cas de guérisons on offrait des ex-voto. Actuellement la mode s’oriente vers des « médicaments » ou autres potions auxquelles il semble évident d’attribuer la guérison éventuelle, qui n’est en fait que fortuite. Si pour le Patient, l’essentiel est bien entendu d’être guéri, le médecin, de son côté, souhaite savoir que le traitement prescrit a de fortes chances d’être suivi d’une guérison dont il sera réellement responsable. Autrement dit il faut une réponse à la question, le malade est-il guéri simplement après la prise du médicament, ou réellement à cause de celle-ci, et c’est là que se dessine une dichotomie entre les scientifiques, qui se posent la question et utilisent leur savoir à y répondre et les rebouteux, qui mettent tous leurs talents de psychologues à commercialiser les coïncidences.

Pour avoir réponse à cette question on a recours à des études statistiques dites « En double aveugle ». On va donc prendre deux groupes de Patients dont l’un recevra le médicament à tester, et l’autre un placebo, On va ensuite comparer les résultats. Dans le groupe placebo on compte généralement 20 à 30 % de guérisons. il restera à voir si la différence avec le groupe traité est ou non significative. Il va de soi que ces études sont soumises à l’approbation d’un comité d’éthique et que les Patients, après informations éclairées, signent leur consentement.

À notre époque, il ne nous est plus présenté de nouveaux médicaments s’ils ne sont pas accompagnés de ce type d’études afin que nous puissions savoir qu’en prescrivant ce médicament, nous avons de fortes chances de guérir le malade et que sa guérison ne sera probablement pas une coïncidence. Les témoignages trop souvent entendus comme, «Je connais quelqu’un qui a essayé et cela a marché » ont fait leurs preuves comme n’ayant aucune valeur scientifique ! Or les dites « médecines parallèles » ont entre autres spécificités, l’incapacité de produire ce genre de documents.

L’efficacité de ces pratiques est en fait une efficacité apparente. L’homéopathie repose sur deux piliers qui sont le principe de similitude et les dilutions dynamisations. Le principe de similitude dit « les semblables sont guéris par les semblables ». En d’autres termes, pour guérir un malade, il faut lui donner le traitement qui, s’il avait été bien portant, lui aurait donné les symptômes de la maladie dont il souffre. Les dilutions et dynamisations proposent, au départ des eaux-mères, de diluer de très nombreuses fois la solution et de lui donner de l’énergie !

On peut se demander comment une solution ainsi diluée peut conserver une action pharmacologique ? C’est qu’entre chaque dilution, il y a lieu de « dynamiser » le produit en agitant la solution un certain nombre de fois, mais surtout en l’agitant « Comme il le faut ». Ce faisant, le solvant va prendre en mémoire le message thérapeutique. Après quoi, le granule homéopathique va être imprégné du solvant et va ensuite, après la prise par le Patient, tendre le message thérapeutique au Patient. N’oublions pas que ces affirmations difficilement acceptables de nos jours, ont été promulguées par Hahnemann en fin 1796.

Au XXIe siècle l’homéopathie est un fossile vivant dans le monde scientifique. Elle ne survit à notre époque que par ses apparences ! Pratiquement : vous supposez un enfant souffrant d’un rhume pour lequel il n’y a pas de réel traitement causal. Quatre possibilités se présentent.

  1. Vous expliquez aux parents l’inutilité de prendre un traitement, mais peu de gens sont accessibles à ce discours.
  2. Vous prescrivez des médicaments dits « de confort » qui n’auront que peu d’influence sur l’évolution mais auxquels les parents attribueront la guérison à venir.
  3. Vous percevez chez la maman une « fibre homéopathique « Il ne vous reste qu’à prescrire un « Produit homéopathique » et la maman ne manquera pas de lui attribuer la responsabilité de la guérison qui n’aura été que le résultat de l’évolution naturelle de la maladie.
  4. Enfin, la « cerise sur le gâteau », vous ne dites pas que l’enfant a un rhume, vous dites qu’il a une « Pointe de pneumonie ». Et dans les semaines à suivre la maman dira peut-être une neuvaine pour remercier dieu d’avoir mis sur son chemin un aussi brillant médecin qui a tout de suite diagnostiqué la pneumonie (qui n’a jamais existé) et qui l’a immédiatement guérie par L’Homéopathie (qui n’était qu’un placebo !).

À ce stade, évoquons notre formation libre exaministe, et ouvrons nos yeux. L’homéopathie a été inventée par Samuel Hahnemann. Un homme peut-il inventer une science ? Qui a inventé les mathématiques, la physique, la chimie ? Par contre nous savons que Marx est à la base du marxisme, Freud à la base du freudisme. Si un homme peut être à la base d’un courant idéologique, artistique, les phénomènes naturels, eux, n’ont pas été inventés, tout au plus pouvons-nous essayer de les comprendre, de les maîtriser, mais cela ne peut être l’apanage d’un seul homme. De fait, assimiler une science à un homme reviendrait à lui reconnaître des limites dans le temps et l’espace. Or une science n’a pas de limites.

L’ouvrage de référence reste l’Organon de Hahnemann actuellement vieux de plus de deux siècles. Quelle est la discipline scientifique qui utilise un ouvrage de plus de deux siècles ? Partout où la civilisation s’est développée la technologie a suivi, or il y a des endroits très évolués scientifiquement dans le monde où L’Homéopathie n’a jamais pénétré, et où personne n’a jamais rien découvert de similaire ! Dans un même pays, tout le monde à recours à la médecine, mais seuls certains s’adressent à L’Homéopathie ! On va chez le pneumologue parce que l’on présente une affection pulmonaire, mais on entre en Homéopathie parce que l’on y croit. Et celui que n’y croit pas est intolérant !

Samuel Hahnemann est enterré au Père Lachaise et des pèlerinages se font sur sa tombe. Ainsi donc tant dans son apparition que dans sa distribution et sa consommation l’homéopathie n’a cessé de diverger d’avec les disciplines scientifiques pour s’intégrer progressivement dans un schéma de plus en plus superposable à celui d’une religion. Lors d’apparitions de la vierge, ce n’étaient pas les papes, ni les évêques, ni même les curés qui en étaient témoins. C’étaient des enfants aux alentours de la puberté, de sexe souvent féminin, dans des milieux modestes, qui bénéficiaient de cet heureux privilège.

En 1957, on lance Spoutnik. La Vierge ne va plus apparaître et sera remplacée par les OVNIS. De la même manière, ce ne sont pas les astronomes qui aperçoivent ces OVNIS, ce sont des quidams souvent dépourvus de formation scientifique. La même situation se retrouve ici. Dans les hôpitaux universitaires, d’aucuns croient en l’homéopathie. Mais… ce ne sont pas les prix Nobel, ce ne sont pas les agrégés, ce ne sont pas les chercheurs. Ce sont des secrétaires, des hôtesses d’accueil, et des techniciennes de surface ! Elles savent cependant qu’il n’y a pas de services, pas de consultations d’homéopathie dans l’institution, mais cela ne les émeut pas outre mesure. Elles… Elles savent, elles ont vu la vierge, les savants ne l’ont pas vue !!!

Autour de nous, nous voyons des gens guéris par homéopathie, ou plus précisément qui se disent guéris par homéopathie, ou encore plus précisément qui se disent guéris par ce qu’ils disent être l’Homéopathie.

Rappelons qu’un scientifique ne croit pas ce qu’il voit. Un scientifique accepte, au moins temporairement jusqu’à preuve du contraire, ce qu’on lui démontre ; mais il ne croit pas ce qu’il voit. De fait, croire ce que l’on voit reviendrait à ignorer l’abstrait, à ignorer l’infiniment grand et l’infiniment petit, ce qui n’est déjà pas mal, mais aussi, à s’exposer aux illusions.

On ne dispose d’aucune étude scientifique démontrant une efficacité de l’homéopathie supérieure au placebo, et plus les sciences évoluent, plus les bases de l’homéopathie apparaissent absurdes.

Au XXIsiècle, l’Homéopathie est un phénomène social, dépourvu de toute connotation scientifique, qui vit d’illusions et d’excuses confondues pas ses adeptes en « preuves scientifiques » permettant à des individus fondamentalement croyants, ayant l’esprit très ouvert au point parfois d’en laisser sortir l’intelligence, d’inventer des excuses à des guérisons spontanées. Elle permet à ceux qui le souhaitent ou qui ont été endoctrinés de la sorte de savourer l’apparente sécurité du dogme plutôt que l’amertume des points d’interrogations.

Originellement paru dans ML 189