« Souffrir pour être belle » et la normalisation de la souffrance : le cas de l’anorexie mentale

Mina Lopez-Martin - ULB

« – Ah ouais tu t’épiles pas ? – C’est pas super hygiénique si ? » s’interroge des adolescentes, adossées contre la paroi de l’arrêt de bus, cahiers à la main, cartables sur le dos.

« Mais non, c’est normal. Je vais vous prescrire du Perdofemina  », dit un gynécologue à une amie venue se plaindre de douleurs intenses dans le bas du ventre ainsi que de saignements, qui découvrira plus tard des kystes de la taille d’un abricot logés sur ses ovaires.

« Il faut souffrir pour être belle », me dit doucement ma petite sœur, appliquée à démêler mes cheveux pour y tresser des nattes.

Ces fragments du quotidien, aux apparences anecdotiques par leur banalité, sont des moments de normalisation de la souffrance des corps féminins. Anodins, ils révèlent en fait tout le système de socialisation qui mène à l’acceptation de la souffrance corporelle comme faisant partie intégrante de la féminité. C’est ce rapport à la souffrance, visiblement intrinsèque à la féminité, qui nous intéressera ici.

Quelle place occupe la douleur dans la socialisation féminine ? Quels sont les rouages et les conséquences de ces adages et anecdotes, visiblement ancrée dans les habitudes du subconscient ? Pour se saisir de ce large sujet, nous tenterons d’analyser les différentes « étapes » de la vie d’une femme en ce qu’elles impliquent comme expériences corporelles et subjectives de souffrance. Nous nous appliquerons ensuite à expliciter ce rapport genré à la douleur corporelle en tentant de saisir la figure de l’anorexique.

La subjectivité des corps, un outil anthropologique

Si l’on souhaite saisir l’expérience des corps féminins, il faut bien sûr s’entendre sur le fait qu’il existe autant d’expériences et d’interprétations qu’il y a de femmes sur terre, et qu’il n’est donc pas possible de généraliser un même rapport à la souffrance pour en faire sens, car celui-ci est tissé par la subjectivité de chacune.

Ici, la notion de « corps-vécu »[1], pensée par Simone de Beauvoir, nous permettra d’y voir plus clair. « Le concept de corps vécu implique de reconnaître que la subjectivité individuelle est conditionnée par des faits socio-culturels tout autant que par les interactions entre les êtres »[2], nous dit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Pour saisir cette subjectivité individuelle, Simone de Beauvoir développe la dialectique entre la facticité et la liberté.

La facticité, c’est la relation qu’entretient l’existence concrète et matérielle de la personne, c’est-à-dire son corps, avec son environnement physique et social. Cet environnement possède des codes et des normes sociales particulières, et donc des perceptions des corps particulières, socialement et culturellement situées.

La liberté, c’est le fait que, dans cette facticité, toute personne demeure dotée de la liberté ontologique de se construire dans sa propre relation à cette facticité. Autrement dit, chaque subjectivité est située dans un contexte social qui la forge et la détermine partiellement, mais cette subjectivité reste « libre » d’intégrer, de remodeler ou de rejeter certains codes, certaines attentes.

Cela fait que si les mêmes techniques, pratiques et normes corporelles sont imposées par une même société, l’expérience subjectives que feront les corps de ces injonctions seront dictées par les trajectoires individuelles. Dans une société patriarcale imposant la domination masculine, les femmes seront soumises à des codes sociaux et à une socialisation particulières qui les cantonnent à des rôles spécifiques, mais cette expérience du monde et de son système oppressif sera exploré au travers de la subjectivité de chacune, de leur histoire personnelle et de la manière dont celle-ci résonne en elle. L’expérience de la corporéité féminine ne peut donc pas être universalisée, et leurs subjectivités révèlent même un outil tout à fait pertinent d’un point de vue anthropologique.

Les menstruations, l’accouchement, l’épilation à la cire brûlante, les chignons serrés à s’arracher le crâne, les biais minimisant les diagnostiques médicaux, toutes ces expériences sont – à des niveaux différents – des lieux où se manifestent l’apprentissage du corps féminin par la normalisation de sa souffrance. Et si chacun de ces moments ne sera pas vécu de la même manière par toutes les femmes, leur banalité révèle tout de même des codes et des normes bien ancrées dans la réalité de chacune.

Socialisation féminine et aliénation de soi

Pour saisir les rouages de cette banalisation de la souffrance féminine, il faut s’en éloigner un instant, pour saisir ce qui y mène.

Prendre soin de sa poupée, la nourrir au biberon, lui chanter une berceuse, tous ces jeux de rôles enfantins, entrepris le plus souvent par des petites filles, ne sont pas des éléments de souffrance corporelle ou psychique. Néanmoins, ceux-ci participent à nourrir un imaginaire de la « fonction » féminine reposant dans sa capacité à donner la vie et à en prendre soin.

Très tôt, les enfants apprennent des comportements spécifiques liés à leur genre. On attendra des filles plus de patience, plus de douceur, plus de complaisance que de leurs camarades garçons. « C’est dès la naissance que, par des comportements différenciés, on crée des hommes impatients et surtout habitués à obtenir tout de suite satisfaction pour tous leurs désirs – qui seront par la suite de nature sexuelle – et les filles à qui il faut apprendre la patience et la souffrance dans la résignation »[3], nous explique Françoise Héritier. Ce rapport à la souffrance et à la résignation vient se cristalliser lors de la puberté, durant laquelle les corps féminins sont placés sous l’égide de leur hypersexualisation, faisant d’elle des corps reproducteurs perpétuellement désirables sans que leurs envies et plaisirs ne soit forcément prit en compte, et donc sans que leur corps leur appartienne pleinement. Cela est notamment observé par la sociologue Emanuelle Santelli lors d’une étude menée auprès d’adolescent.es[4]. Celle-ci constate qu’à l’école, l’enfant puis l’adolescente se voit obligé d’adapter la manière dont son corps se présente dans l’espace pour s’accorder aux besoins des garçons, supposés incapables de contrôler leurs pulsions. Par la socialisation, celle-ci apprendra à se couvrir, et intègrera qu’en tant qu’objet de désir et sujet de séduction, il y a des lieux pour se dénuder, et des lieux pour se cacher, des lieux pour s’offrir à la jouissance masculine, et des lieux pour s’en protéger. Les garçons, eux, se voient confortés dans leur rôle de genre par la naturalisation et l’hégémonie de leurs envies, de leur plaisir, au détriment de celui des filles, qui est jugé tabou et banalement souffrant. Cette souffrance est notamment visible lors de l’expérience de la « première fois », qui est supposé être un moment de jouissance pour les garçons, là où pour les femmes il s’agit le plus souvent d’une appréhension de la douleur – supposée obligatoire – de la pénétration.

Ces quelques exemples nous ont permis d’observer la mesure dans laquelle la souffrance et son acceptation sont liés à une sensation de pratiquer un corps n’étant pas pleinement le sien et dévoués à prendre soin des autres, renforcé par une sous-estimation et une normalisation de ces douleurs. Nous allons maintenant nous pencher sur cette question du corps féminin comme lieu de souffrance, d’aliénation et de dépossession de soi, à travers la thématique des troubles du comportement alimentaire, et plus particulièrement en tentant de saisir la figure de l’anorexique.

L’anorexie, entre incorporation des normes et lutte contre celles-ci

D’abord, les troubles du comportement alimentaires, qu’est-ce que c’est ? Les troubles du comportements alimentaires, c’est littéralement des « problèmes » dans la relation que l’individu entretient avec le fait de se nourrir, et donc avec son corps. L’anorexie, c’est une forme sous laquelle peut se manifester ces troubles, qui se caractérise notamment par de lourdes restrictions alimentaires, lors de laquelle l’anorexique s’empêche de manger, et souvent par un besoin culpabilisant de se « purger » de la nourriture lorsque celle-ci fini par être honteusement ingérée, par exemple en se faisant vomir, en pratiquant un sport de manière obsessionnelle, ou en cessant de manger[5].

Ici, nous parlerons de l’anorexique au féminin, car en Belgique, entre 80% et 95% des personnes anorexiques sont des femmes[6]. Nous pouvons nous questionner sur l’incidence de ces deux conditions, et sur la manière particulière d’être au monde lorsqu’on est un corps féminin anorexique.

L’anorexie est souvent considérée comme une « malade culturelle », pour reprendre les mots de la philosophe Susan Bordo, enfermée dans les rouages des « normes de la féminité contemporaine, mince, contrôlée, presque effacée, prenant soin de nourrir les autres plus qu’elles-mêmes »[7]. Les anorexiques seraient donc dans une recherche constante de perfection qui s’inscrit dans le fait que, par leur genre, elles sont socialisées à être des objets de désir et de soins. Les corps féminins sont donc appris par la volonté de plaire, mais également dans l’attente, dans la frustration et dans la souffrance.

Par l’anorexie, le corps féminin vient alors saisir la violence de sa condition pour lui offrir une corporéité, pour la matérialiser dans la sensation frustrante de faim et de contrôle, dans l’amaigrissement, voire dans la disparition. L’anorexie peut donc être perçue comme une réponse subjective et corporelle aux violences systémiques sexistes et sexuelles que ce même corps subi. En s’affamant, en se ressentant, l’anorexique accède à une sensation de contrôle sur soi et sur son corps. En saisissant son corps par ses limites les plus morbides, l’anorexique devient alors ce que Camille Froidevaux-Metterie nomme une corps-sujet radical, et que Corine Pelluchon considère en « rébellion contre un « faux moi » qu’on lui a endossé et qui ne convenait pas »[8]. Ce « faux moi », en plus d’être déterminé par des événements traumatiques propres aux trajectoires intimes des anorexiques, est également le fait des rôles de genre imposés par des normes sociales particulières, et des techniques et pratiques du corps associées.

L’anorexie est une maladie qui se développe le plus souvent à l’adolescence, c’est-à-dire à l’apparition des premiers signes de puberté. Pour les corps féminins, la puberté marque à la fois leur sexuation et leur sexualisation. L’apparition des seins et des menstruations est, comme mentionné plus tôt, synonyme de représentations du corps particulières, qui tentent de maintenir les femmes dans des rôles spécifiques. En arrêtant de se nourrir, l’anorexique tente, selon Bordo, d’échapper aux standards corporels féminins. Aux seins, aux hanches, aux menstruations, en sommes à tout ce qui révèle d’un corps pubère capable de procréer et d’assumer son rôle de femme-mère et de femme-objet de désir. L’anorexie peut donc être perçue comme la négation et l’aversion face aux rôles de genre féminin, qui se manifeste directement par le corps.

On peut donc considérer le corps de l’anorexique comme un  médium de communication avec soi et avec les autres, afin d’analyser ce trouble dans son paradoxe. Il est à la fois une manière très violente d’intégrer et de se conformer aux attentes dont font preuves les corps féminins, en exerçant un profond contrôle supposément esthétique sur son corps, et une lutte mortifère visant à se réapproprier son corps en lui infligeant des souffrances choisies et contrôlées.

L’anorexie devient alors à la fois une figure de la banalisation de la souffrance des corps féminins, tout en étant le point focal de son rejet. En intégrant consciemment la souffrance comme élément constituant de sa manière d’être au monde, l’anorexique s’approprie son corps par la douleur tout en le rejetant par la volonté de le faire disparaître. Au-delà de la dimension esthétique liée à la maigreur qui dicte l’expérience des corps féminins, l’anorexique est également guidée par une impression d’être maîtresse de ses propres souffrances, tentant de regagner un sentiment de contrôle sur soi, perdu dans un système d’aliénation des corps féminins placés sous l’importance de leur désirabilité et de leur disponibilité.

Évidemment, l’anorexie est une pathologie grave et meurtrière qui ne peut pas être considérée uniquement au travers du prisme de la lutte, car cela laisserait penser à une grande agentivité des corps anorexiques face à la maladie, ce qui n’est généralement pas le cas si la malade n’est pas prise en charge pluridisciplinairement. Mais il reste intéressant de penser ce trouble du comportement alimentaire en lien avec une manière d’habiter le monde particulière, ici la condition des corps féminins, et de le considérer comme une manière pour l’anorexique à la fois d’intégrer et de réagir à la socialisation féminine et aux souffrances corporelles qui y sont intrinsèque. En façonnant un corps-miroir d’un mal-être profond, l’anorexique dessine sur ses os les rouages d’un apprentissage du corps féminin placé sous l’égide de la frustration, de la souffrance et de l’aliénation.

Et si l’anorexie est un exemple « extrême » de cette triple injonction, celle-ci nous permet tout de même de saisir les rouages de l’apprentissage de la féminité. Prendre sur soi en prenant soin des autres semble être au cœur de la socialisation féminine. Cette double socialisation au « care » et à la frustration, que nous avons ici tenté de saisir par les techniques du corps, alimentent donc la dimension objectifiée de la condition des corps féminins, et donc leur aliénation. Celles-ci apprendront à apporter des soins, à être mère, épouse et objet de désir, à penser aux autres, à se penser au travers des autres, bien avant de se penser elles-mêmes.

 

  1. De Beauvoir, Simone, Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 2002.
  2. Froidevaux-Metterie, Camille, Un corps à soi, Éditions Seuil, 2021.
  3. Fourré, Lionel et Claude Obadia. « Entretien avec Françoise Héritier », Le Philosophoire, vol. 31, 2009.
  4. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  5. Orgiazzi Billon-Galland, Isabelle, et Michèle Chappaz. « Anorexies féminine et masculine : comparaison [*] », Cahiers de psychologie clinique, vol. 18, no. 1, 2002, pp. 139-157.
  6. Zrihen Olga, et al. “Proposition de résolution visant à combattre l’anorexie », Document parlementaire n°4-755-1, Sénat de Belgique, 2008.
  7. Bordo, Susan, « Unbearable Weight, Feminism, Western Culture and the Body », 1989, Traduction Mira Younes, pour l’atelier « Normes et Psychanalyse » ÉFIGIES/Psychadoc,décembre 2013.
  8. Pelluchon, Corine, “Approche de l’anorexie au carrefour de la phénoménologie du féminisme », International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, vol. 8, 2015.

Le Fusil brisé : une idéologie anachronique ?

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

À l’heure où la société est à nouveau envahie par le bruit des bottes et des canons et qu’un militarisme exacerbé envahit l’espace citoyen, une exposition sur le thème « Le Fusil brisé : une idée anachronique ? » circule en partie francophone du pays. Visite guidée et réflexions.

C’est dans la salle du Grand Bailli du remarquable bâtiment du XVIe siècle, l’Hôtel Arenberg, qui à lui tout seul mérite déjà le déplacement, que s’est tenue une étape de cette exposition de réflexion qui entre dans nos gènes, comme le précisa Palmeiro Spinogatti, cheville ouvrière de la Maison des Associations laïques locales.

Quinze parties la composent et elle débute par un fait marquant qui se déroula en 1921, peu de temps après le carnage de la Première Guerre mondiale avec plus de neuf millions de morts et disparus.

Il suffit de se rendre aux cimetières militaires qui sont nombreux en Belgique, pour se rendre compte de l’ampleur du désastre, récidivé en 1940-45.

À l’époque, le pacifisme était de mise principalement dans les rangs socialistes car, faut-il le rappeler, l’antimilitarisme est d’essence ouvrière par suite de la prise de conscience des ouvriers qui ne désiraient absolument pas tuer des collègues de l’autre côté de la frontière afin d’assouvir la soif de gloire des gradés militaires et le business des industriels de l’armement.

Aujourd’hui, cela est balayé, même renié, au nom d’une politique affairiste.

Forcenés et patriotards

En 1921, une importante réunion syndicale fut organisée à Morlanwelz, au cœur de la Wallonie, et avait pour but une semaine d’études et de discussions sur le thème des contrats collectifs, des commissions mixtes et du contrôle ouvrier dans les usines, avec deux invités d’honneur, le délégué hindou Wadin et le délégué allemand Sassenbach.

La présence de ce dernier occasionna des réactions de colère, de mépris et une crise politique majeure, comme la résuma Palmeiro Spinogatti :

« La présence de Johannes Sassenbach, autodidacte et artisan bourrelier, syndicaliste, devenu responsable d’une école berlinoise, n’eut pas l’heur de plaire aux politiciens catholiques et libéraux car c’était un boche ! Des manifestations durèrent trois jours et le gouvernement belge tomba, les socialistes étant même expulsés de tout gouvernement durant une décennie. »

Les titres de la presse étaient éloquents : Forcenés socialistes contre patriotardsUn crime de lèse-patrie, Les Patriotards sont en émoi, Un scandale avec la venue d’un boche, Un meeting bolcheviste

Pour la petite histoire, si j’ose dire, Johannes Sassenbach fut arrêté par les nazis en 1934…

L’exposition explique à l’aide d’une douzaine de panneaux didactiques cette période, celle, entre autres, de l’impôt du sang, c’est-à-dire du tirage au sort pour le service militaire avec cet aspect d’injustice que les plus riches payaient les plus pauvres pour aller à la guerre à leur place.

Ils payaient de 1 500 à 2 000 francs à l’époque, soit le prix d’une maison !

Cette période fut également celle de la naissance du symbole de l’arme cassée (le fusil brisé) et de l’Internationale des Résistants à la Guerre, développant des arguments tels ceux de Louis Lecoin, celui qui fit plier le général de Gaulle pour obtenir le statut d’objecteur de conscience.

Je le cite : « S’il m’était prouvé qu’en faisant la guerre, mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n’élabore pas une société humaine sur des monceaux de cadavres. »

Ce genre d’argument est-il devenu anachronique quand on constate la complicité du monde politique, même celui des forces progressistes, avec les marchands de canons et les militaires dont, rappelons-le, le but premier est de tuer ?

Une complicité qui paraît laisser indifférente la majorité des citoyens… jusqu’au jour où le bruit des bottes retentira sous leurs fenêtres.

Amnésiques et engagés

Chaque 15 mai, c’est la Journée Internationale de l’Objection de conscience.

« La non-violence – militante – est la seule arme qu’on puisse utiliser sans enfreindre aucune loi morale, sans poser un problème de conscience et sans encourir le risque de devenir un tortionnaire ou un assassin », déclara Bernard Clavel.

Il faut rappeler qu’un objecteur de conscience n’est pas un pleutre, c’est un militant, un activiste résolu, pas un planqué ! Il prend part de manière concrète au bien vivre ensemble dans la société et à bâtir une humanité fraternelle.

Qui, donc, peut reprocher à pareil individu pareil engagement ?

Le choix à faire entre l’option de tenter le dialogue avec un potentiel adversaire ou l’abattre ne se discute pas, comme le rappela Georges Brassens de manière plus poétique : « Au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi, mieux vaut attendre un peu qu’on le change en ami. »

Pour corroborer mon propos, j’invite les lecteurs, toutes générations confondues, à lire Les Amnésiques de Géraldine Schwarz[1].

Principalement tous ceux qui, face aux atteintes aux droits fondamentaux à la démocratie, jouent la politique de l’autruche.

Rien vu, rien entendu, forcément rien dit.

Ceux-là même qui détournent la tête quand on leur évoque les violences policières, la militarisation forcenée de la société, le rejet des réfugiés, les turpitudes politiciennes, la montée du bruit des bottes, l’obscurantisme religieux, les travailleurs harcelés et épuisés, l’abandon des précarisés, la dégradation de la Nature…

Circulez, y’a rien à voir.

Géraldine Schwarz est la petite-fille d’un Mitläufer, c’est-à-dire d’une personne qui marche avec le courant. Ni du côté des victimes, ni du côté des bourreaux.

Soit une accumulation de petits aveuglements et de petites lâchetés qui, mis bout à bout, avaient créé les conditions nécessaires au bon déroulement de l’un des pires crimes d’État organisé que l’humanité ait connu.

Cependant, sans la participation des Mitläufer, même infime à l’échelle individuelle, Hitler n’aurait pas été en mesure de commettre des crimes d’une telle ampleur.

Cette chronique ne fait que conforter l’indispensable désobéissance civile et le vital engagement citoyen en présence de situations, de lois, de diktats, de comportements en opposition frontale avec la démocratie, le vivre ensemble et sa propre conscience.

Ce qui est l’essence-même de la laïcité.

Photos : P.Gf

Démocratie en péril

Fin septembre 2022, l’extrême droite gagnait du terrain en Europe, titrait le site web statista.com. Soit des partis représentés à l’Europe et qui s’appuyaient sur un nationalisme et un conservatisme social très marqués. Certains partis faisant partie d’une coalition plus large.

  • Hongrie : 59%
  • Pologne : 50%
  • Italie : 30%
  • Suède : 21%
  • Grèce : 20%
  • Autriche : 17%
  • France : 15%
  • Espagne : 15%
  • Belgique : 12%
  • Pays-Bas : 11%
  • Allemagne : 11%
  • Danemark : 9%
  • Portugal : 5%.

 

  1. Flammarion, 2017.

La Convention Laïque 2022 « Comment (re)faire société ? » et ses prolongements

Vincent Dufoing - Directeur de la Cellule Projets Communautaires du CAL

Après plus de deux ans de pandémie de coronavirus, dans les contextes du réchauffement climatique qui menace l’humanité, de la guerre aux portes de l’Europe et de la crise énergétique qui en découle, dans un monde où l’incertitude semble empêcher de se projeter dans l’avenir, repenser notre société est plus que jamais nécessaire.

Les questions suivantes ont animé les réflexions du mouvement laïque tout au long de l’année 2022 : comment faire en sorte que l’intérêt général prévale alors que les inégalités augmentent et côtoient les libertés à géométrie variable, que les particularismes et les convictions personnelles s’érigent en autant de vérités, que la pensée critique peine à se faire entendre – quand elle n’est pas dévoyée – et que l’instantané prime sur le temps long ? Elles ont fortement imprégné la Convention Laïque qui s’est tenue à La Sucrerie à Wavre les 7 et 8 octobre 2022.

La Convention a été basée sur une large consultation initiale des militants, des travailleurs et des sympathisants laïques effectuée en décembre 2021 et janvier 2022 qui a permis d’identifier leurs priorités pour l’avenir.

Les 7 régionales du CAL de sont emparées des 7 thématiques prioritaires selon cet ordre : « Droits Humains » (CAL de Liège), « Pauvreté et cohésion sociale » (Laïcité Brabant Wallon), « Changements climatiques » (CAL Charleroi), « Lutte contre les extrémismes » (Bruxelles Laïque), « Séparation Eglises-Etat » (CAL Luxembourg), « Egalité hommes -femmes » (Picardie Laïque) et « Enseignement » (CAL Namur).

Les 7 régionales du CAL ont ainsi organisé des dizaines de rencontres préliminaires de février à juin 2022 afin d’identifier les questions qui ont servi de base à l’organisation des ateliers du 8 octobre 2022 qui ont constitué le point d’orgue de la Convention.

Avec l’aide d’un expert issu de la société civile pour chacun d’entre eux, chaque atelier a eu pour objectif de proposer 4 actions de mobilisation concrètes pour le mouvement. Au total, 27 actions ont ainsi été proposées.

Ce 27 actions concrètes ont ensuite été proposées au vote des participants qui devaient choisir les 3 pour lesquelles ils étaient les plus susceptibles de se mobiliser. Ont ainsi été choisies les actions suivantes :

  • Individualiser et automatiser les droits sociaux en supprimant par exemple le statut de cohabitant.
  • Évaluer chaque politique sous le prisme de la question environnementale et de la justice sociale.
  • Déconstruire le dogme de la croissance, par exemple en réglementant et limitant les publicités de masse, mettre en place une éducation (permanente et continue) capable d’émanciper du néo-libéralisme.

Une Convention laïque est aussi un moment fédérateur au cours duquel le mouvement laïque défini ses axes de travail pour les trois années à venir. Sans oublier ses combats de toujours (droits humains, liberté de disposer de son corps, droit à l’IVG et à l’euthanasie, enseignement public et gratuit, cours de philosophie et citoyenneté, …), les 3 axes prioritaires de travail définis de 2022 à 2025 sont :

  • La lutte contre les extrémismes.
  • La pauvreté et la cohésion sociale
  • La lutte contre les atteintes à l’environnement

Ensemble, travailleurs, bénévoles et sympathisants du mouvement laïque, ont pu ainsi tracer les contours de notre avenir et définir les priorités laïques pour les 3 années à venir afin d’amener notre société à plus de liberté, d’égalité et de solidarité.

La Convention Laïque a proposé également le 7 octobre une table ronde dans les mêmes lieux sur « Le sens de la laïcité aujourd’hui » qui a été également l’occasion de rendre hommage à l’ex-Président du CAL Henri Bartholomeeusen.

Outre le travail en ateliers et l’identification des priorités laïques pour les 3 années à venir, la journée du 8 octobre a proposé un village associatif composé d’espaces thématiques auxquels ont collaboré les régionales du CAL et un certain nombre d’associations constitutives du CAL et locales. Celui-ci a été l’occasion pour le mouvement laïque de présenter de manière homogène la plupart de ses productions (animations, expositions, livres, vidéos, films, …). La Convention a également proposé une programmation festive avec la présence d’un caricaturiste dessinant en direct, d’une ligue d’impro réagissant à certaines propositions issues des ateliers, d’un groupe choral féminin et d’un repas de clôture.

Les journées du 7 et du 8 octobre ont permis d’accueillir un millier de participants, nombre important qui a témoigné de l’intérêt porté à la laïcité, à ses valeurs, à ses productions et à ses projets d’avenir.

Il est important de noter que le processus conventionnel ne s’est pas arrêté aux 7 et 8 octobre 2022. En effet, il se poursuit jusqu’en 2025, année de la prochaine Convention Laïque. Durant ces 3 ans, le mouvement laïque opérationnalise les 3 propositions concrètes et fournit un travail de réflexion, de sensibilisation et d’implication dans la société lié aux 3 nouvelles thématiques identifiées le 8 octobre, sans oublier évidemment les chantiers historiques laïques qui revêtent toujours une extrême importance.

Pour ce faire, le CAL, ses 7 régionales, les associations constitutives du CAL qui le souhaitent et certaines associations locales membres des régionales mettent au point un programme communautaire d’activités (avec des déclinaisons régionales et locales) visant à permettre aux militants, aux sympathisants et aux travailleurs de la laïcité ainsi qu’à un maximum de personnes vivant en Belgique francophone de « (re)faire société ». Ce programme qui se situe dans le cadre de la campagne d’éducation permanente 2023 du CAL « Lutte contre les extrémismes » va se concentrer sur la période allant de la mi-octobre au 8 décembre 2023, date de la fin de ladite campagne qui va coïncider avec la commémoration du 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui va être organisée à La Cité Miroir à Liège.

Cette campagne d’éducation permanente va être prolongée en 2024 par une campagne de sensibilisation aux dangers de l’extrême droite en vue des élections 2024. Rappelons que celles-ci concerneront tous les niveaux de pouvoirs. Cette campagne se déroulera de la mi-janvier à octobre 2024 et se matérialisera par la diffusion d’un faux journal dystopique qui va relater les décisions, orientations et discours d’un parti d’extrême droite au pouvoir dans un pays depuis 3 ans. Ce journal qui aura pour publics cibles les jeunes – dont les primo-votants – mais aussi les adultes bénéficiera d’une large diffusion papier et numérique et comportera en son sein et renverra à des éléments explicatifs et pédagogiques.

Dès ce mois de septembre, les 2 campagnes suivantes d’éducation permanente du CAL issues de la Convention vont bénéficier d’une préparation en profondeur : 2024 « Pauvreté et cohésion sociale » et 2025 « Réchauffement climatique et justice sociale ». De nouveau, le CAL, ses 7 régionales, les associations constitutives du CAL qui le souhaitent et certaines associations locales membres des régionales vont de nouveau travailler de concert afin de proposer de multiples activités et ainsi positionner le mouvement laïque par rapport à ces 2 problématiques importantissimes tant pour la démocratie que pour l’humanité.

L’année 2025 verra l’organisation de la prochaine Convention Laïque qui constituera le point d’orgue de ce vaste programme de 3 ans visant à « (re)faire société ».

Une soif insoupçonnée : Le côté obscur du tourisme

Marie Béclard - FAML

Le tourisme est généralement perçu comme une expérience enrichissante qui permet de remettre en question nos idées préconçues sur le monde et sur les autres, offrant ainsi découvertes et épanouissement mais il soulève des inquiétudes quant à son impact sur l’environnement et sur les communautés locales. Si voyager peut être une source de découverte et d’épanouissement, il est désormais impossible de ne pas se questionner sur ses conséquences environnementales et éthiques. [1]

L’eau qu’elle soit douce ou salée attire le tourisme et fait partie essentielle du voyage. Mers, océans, lacs sont des endroits très recherchés pour passer des vacances. Le touriste a besoin d’eau pour s’hydrater, pour se laver mais aussi pour ses loisirs que ce soit pour les piscines ou l’entretien des espaces verts comme les terrains de golf. On estime entre 84 et 2000 litres en moyenne la consommation quotidienne d’eau douce d’un touriste. Cela peut paraître beaucoup mais le tourisme international représenterait selon les statistiques moins de 1 % de l’utilisation de l’eau. C’est l’agriculture qui en consomme le plus: les prélèvements pour cette activité s’élèvent eux à environ 70 % et représentent donc des quantités bien supérieures. [2] Mais les chiffres faibles de consommation d’eau pour le tourisme pourraient s’expliquer par le fait qu’on ne prend pas en compte quantité de postes cachés. En effet, selon un chercheur suédois de l’Université de Lund, Stefan Gössling, la consommation et les prélèvements en eau se situent plutôt entre 2000 et 7500 litres par jour.[3] Selon lui, ces chiffres s’expliquent parce qu’on ne prend pas en compte différents facteurs. En voici deux auxquels on ne pense pas spécialement quand on parle d’eau: l’alimentation et le transport.[4]

Le transport

On fait facilement le lien entre transport, pollution et CO2 mais on ne voit pas toujours où se situe l’eau dans cette équation.

Selon le Worldwatch Institute, la production d’un litre de carburant va nécessiter 18 litres d’eau. Pour faire Bruxelles – Bangkok en avion, les calculs sont vite faits quand on sait qu’un avion consomme l’équivalent de 4 litres de carburant par passager pour 100 Km. Pour faire ces 9600 km chaque passager sera responsable de la consommation de 376 litres de carburant et donc de 6768 litres d’eau.[5]

L’alimentation

Pendant leurs vacances, il est fréquent que les touristes mangent plus et gaspillent plus qu’ à la maison et ils consomment davantage d’aliments riches en protéines comme la viande.

Lorsqu’il y a du surplus alimentaire lors d’un séjour à l’hôtel, ceux-ci sont généralement destinés à être jetés, alors qu’à la maison, ils auraient plus de chances d’être consommés ultérieurement. Il est en effet difficile de ramener un doggy bag dans sa chambre d’hôtel.

Les hôtels avec buffets à volonté sont également responsables d’une grande quantité de gaspillage de nourriture chaque jour.

Pour répondre aux attentes des touristes, les hôtels proposent des plats internationaux ce qui implique une multitude de plats différents dont tout ne pourra pas forcément être consommé. Cuisiner des produits qui ne sont pas locaux augmente l’impact des émissions de carbone pour faire venir ces produits. Le secteur touristique, en tant que consommateur d’aliments, participe de manière indéniable à la demande en eau nécessaire à l’agriculture.

Tourisme et saisonnalité

Vous aimez voyager sous la pluie? Si c’est votre cas, c’est super mais ce n’est pas celui de la majorité des touristes.

Ils arrivent généralement à la saison sèche, lorsque la demande en eau est déjà élevée dans les régions touristiques. Cette affluence exerce une pression supplémentaire sur les ressources en eau parfois déjà limitées de ces zones. Si on prend le cas de la Thaïlande, la saison haute se situe en dehors de la saison des pluies et souvent les touristes créent même leur itinéraire en fonction du meilleur climat. Ce qui peut être encore plus marquant sur certaines petites îles où l’accès en eau est déjà compliquée.

Le tourisme à travers le monde

Si le tourisme ne se vit pas de la même manière en France, à Dubaï ou sur un bateau de croisière, il a dans tous les cas un impact sur l’environnement et sur l’eau. On observe généralement une concentration spatiale importante le long du littoral, ce qui peut avoir un impact sur les zones sensibles. Les régions touristiques proposent souvent des équipements qui exigent une consommation d’eau importante comme les terrains de golf, les piscines. [6]

Dans certaines régions du monde, cela peut même entraîner une concurrence entre le secteur touristique et l’agriculture locale pour l’accès à l’eau. L’agriculture, qui dépend fortement de l’eau pour l’irrigation des cultures, peut être affectée par la demande accrue des touristes. Cette concurrence peut entraîner des tensions et des déséquilibres dans l’utilisation des ressources en eau, avec des conséquences potentielles sur la sécurité alimentaire et le développement économique des communautés locales. C’est parfois le cas en Egypte, où d’un côté 30% de la population est employée dans le domaine de l’agriculture et de l’autre la Mer Rouge accueille un nombre important de touristes chaque année tout en étant une zone aride. Ces deux activités peuvent être concurrentielles.[7]

En plus de consommer énormément d’eau pour leurs loisirs: piscines, activités nautiques, les touristes mettent également en danger ses récifs coralliens, sa biodiversité marine à cause de l’utilisation de crème solaire par exemple. Chaque année, c’est 14 000 tonnes de crème solaire qui sont amenées dans les océans. [8]

Dubai

Tripadvisor a décerné à Dubaï le titre de destination touristique la plus prisée au monde en 2022 lors de ses Travellers’ Choice Awards.

Le développement du tourisme dans cette région aride du monde ne s’est pas fait sans conséquences environnementales. Il a entraîné une augmentation du nombre d’hôtels qui nécessitent une quantité considérable d’eau pour leurs activités quotidiennes. Les jardins luxuriants, les piscines, les fontaines et les terrains de golf verdoyants sont très nombreux à Dubaï.

L’augmentation du nombre de touristes a fait croître le besoin en eau potable. Les hôtels, les restaurants, les centres commerciaux et autres infrastructures touristiques nécessitent de grandes quantités d’eau pour répondre aux besoins des touristes.

Les espaces verts et les terrains de golf sont arrosés à grandes eaux. Dans une région où les ressources en eau sont limitées, il est paradoxal de maintenir des étendues verdoyantes artificielles. Cela exige des systèmes d’irrigation sophistiqués qui consomment de grandes quantités d’eau chaque jour.

En outre, la construction de nombreux hôtels a entraîné une augmentation de la demande en eau. En effet, la construction de gratte-ciel et d’infrastructures touristiques nécessite l’utilisation d’eau pour le mélange du béton, la suppression de la poussière et le nettoyage. Cette demande en eau supplémentaire pendant les phases de construction met une pression supplémentaire sur les ressources en eau déjà limitées du pays.

En conséquence, l’utilisation intensive de cette ressource naturelle dans le secteur touristique a des répercussions sur l’approvisionnement en eau de la région. Dubaï dépend principalement de l’eau dessalée pour répondre à ses besoins en eau potable, ce qui nécessite une grande quantité d’énergie et de ressources pour le processus de dessalement. De plus, l’extraction excessive des eaux souterraines pour répondre à la demande a entraîné une diminution du niveau des nappes phréatiques et une intrusion saline, ce qui rend l’eau douce encore plus rare et coûteuse à obtenir.[9]

Pour faire face à ces défis, Dubaï a mis en place des initiatives visant à réduire la consommation d’eau dans le secteur touristique. Des réglementations strictes en matière d’utilisation de l’eau ont été introduites. [10]

France

Alors avec tout cela, on évite l’avion, les pays construits au milieu du désert… mais où va-t-on alors ? En France?

Le changement climatique risque d’entraîner une fréquence accrue des sécheresses. Les températures plus élevées vont augmenter l’évaporation, ce qui renforcera à la fois l’intensité et la durée des périodes de sécheresse.

En France, certaines régions demandent déjà aux particuliers de réduire leur consommation d’eau, même avant le début de la saison estivale. Cette mesure vise à faire face à la pénurie d’eau potable et à réduire les risques d’incendie.

Cependant, il est important de noter que cette situation est aggravée par l’afflux de touristes qui multiplie la population par quatre dans certaines régions. Dans ce contexte, il est légitime de se demander s’il est possible de demander aux résidents locaux de réduire leur consommation d’eau tout en encourageant le tourisme.

En tant que touriste, faudrait-il éviter de se rendre dans de telles zones durant les périodes chaudes pour ne pas les mettre sous pression davantage. Mais quid des personnes qui vivent du tourisme?

Croisière

Ce type de vacances a gagné en popularité ces dernières années. [11] L’impact d’une croisière sur les lieux visités ne sera évidemment pas le même si on visite par exemple une petite île d’Hawaii ou Singapour. Sans parler de la pollution causée par le pétrole. Selon l’organisation maritime internationale (OMI), un navire de croisière qui peut accueillir 3000 passagers et membres d’équipage consomme environ 260 000 litres d’eau par jour.

L’eau sur laquelle navigue le bateau peut également être contaminée de différentes manières : par des fuites de gaz ou d’huile, les eaux usées des cuisines. Les bateaux de croisières contaminent également l’eau et sont la cause de nombreux déchets flottants : bouchons de bouteille, sacs en plastique qui peuvent causer la mort d’animaux. [12]

Les croisières génèrent des déchets solides : des emballages alimentaires, des bouteilles en plastiques. Les déchets ne sont pas toujours bien gérés et peuvent être rejetés dans l’eau et participer à la pollution de celle-ci.

Les ballasts

Un bateau vide peut être instable et pourrait rouler ou tanguer excessivement en raison de son faible poids. C’est pour cette raison que les navires remplissent leurs réservoirs d’eau de mer ou d’eau douce pour augmenter leur poids et améliorer leur stabilité. C’est ce que l’on appelle l’eau de ballast. L’eau est prise dans la mer ou dans un port est ensuite stockée dans des réservoirs situés dans la coque.

Cette eau de ballast peut contenir des organismes vivants tels que des plantes et des animaux, des bactéries (comme le choléra), des microbes, oeufs, kystes qui peuvent être pathogènes ou elles peuvent également devenir envahissantes si elles se multiplient de façon trop importantes au détriment des espèces indigènes.[13]

L’eau de ballast est ensuite déchargée dans les ports et les baies à l’arrivée du navire, parfois des milliers de kilomètres plus loin. Ces organismes peuvent être libérés dans l’environnement local, où ils peuvent causer des dommages écologiques et sanitaires.

Pour lutter contre cela, des lois imposent, des pays imposent la filtration avant de verser à la mer. [14]

Comment le touriste peut-il agir?

Il nous semble important de parler de l’impact du tourisme sur la gestion de la ressource en eau. Pour que chaque personne puisse réfléchir à sa manière de voyager et de consommer l’eau durant ses vacances.

Certains hôtels essaient de sensibiliser leurs clients à économiser l’eau. Par exemple, en leur indiquant qu’ils ou elles peuvent accrocher leur linge pour ne pas qu’il soit lavé tous les jours. Ou encore des pommeaux de douche lumineux qui symbolisent le nombre de litres utilisés. S’il est important que chaque touriste soit le plus soucieux de l’environnement et questionne sa manière de voyager, on peut cependant questionner cette volonté de mettre la responsabilité sur l’individu, de le culpabiliser plutôt que de faire reposer les faits sur les collectivités et les entrepreneurs qui sont responsables à bien plus grandes échelles.

Alors vous partez où cet été?

  1. M. FAULON et I. SACAREAU, « Tourisme, gestion sociale de l’eau et changement climatique dans un territoire de haute altitude : le massif de l’Everest au Népal », Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 108-1 | 2020, mis en ligne le 03 avril 2020, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/rga/6759 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rga.6759
  2. Du bon usage de l’eau pour un tourisme durable colloque de novembre 2017, Informations consultées le 12 mai 2023 sur le site http://www.aqueduc.info/IMG/pdf/eau_et_tourisme_-_dossier_aqueduc.info.pdf
  3. Eau et tourisme :menaces sur la ressourceinformations consultées sur le site http://www.aqueduc.info/Eau-et-tourisme-menaces-sur-la-ressource
  4. MEDSTAT II: Etude pilote “Eau et Tourisme”, 2009.
  5. Eau et tourisme E. REYNARD, M. CALIANNO, M. MILANO consulté le 12 mai 2023 sur le site https://news.unil.ch/document/1616074942395.D1616075866398
  6. MEDSTAT II: Etude pilote “Eau et Tourisme” consulté https://ec.europa.eu/eurostat/documents/3888793/5844533/KS-78-09-699-FR.PDF.pdf/fb4a9ccf-034b-49c7-ae3d-de5dba39fbe8?t=1414779469000
  7. Informations consultées le 12 mai 2023 sur le site https://agriculture.gouv.fr/egypte
  8. Informations consultées le 10 mai 2023 sur le site https://officedelamer.com/se-proteger-du-soleil-tout-en-protegeant-les-oceans-cest-possible/#:~:text=Chaque%20ann%C3%A9e%2C%20pr%C3%A8s%20de%2014,cr%C3%A8mes%20qui%20respectent%20les%20oc%C3%A9ans.
  9. Informations consultées le 10 mai 2023 https://lewebpedagogique.com/asoulabaille1/niveau-5e/geographie/dubai-et-la-gestion-de-leau/
  10. Informations consultées le 20 mai 2023 sur le site https://fr.euronews.com/next/2022/11/24/les-technologies-capables-de-produire-de-leau-potable-en-plein-desert
  11. Informations consultées le 23 mai 2023 sur le site https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/20137
  12. Informations consultées le 12 mai 2023 sur le site https://ec.europa.eu/programmes/erasmus-plus/project-result-content/cfbafeff-ef12-4fa7-80ad-573b636be14a/EFFT%20LEARNING%20MATERIALS%20AND%20CASE%20ESTUDIES%20(FRA).pdf
  13. Sustainable Cruise Tourism Development Strategies, informations consultées le 12 mai 2023 sur le site https://www.e-unwto.org/doi/epdf/10.18111/9789284417292
  14. Informations consultées le 23 mai 2023 sur le sitehttps://journals.openedition.org/etudescaribeennes/20137

Activistes écologistes en prison : qui sont les vrais criminels ?

Juliette Perrinet - ULB

Le 7 juin dernier, 14 activistes étaient jugé·es à Bruges pour leur participation à une action non-violente de Greenpeace Belgique au terminal gazier Fluxys de Zeebrugge. Ces derniers avaient été retenus 48h en garde à vue, soit la durée maximale légale, et encourent jusqu’à un an de prison et 8.000 euros d’amende. Le même jour, à Rodez, en Aveyron, en France, une vingtaine de Faucheurs Volontaires d’OGM étaient jugés pour leur participation à une action contre l’entreprise RAGT Semences, sabotant des sacs de graines de variétés rendues tolérantes aux herbicides (VrTH).

Ces différents procès d’actions écologistes s’accompagnent partout en Europe d’une multiplication des actions répressives visant à intimider ou criminaliser les militants écologistes.

Ainsi, le 24 mai, en Allemagne, les autorités ont effectué quinze perquisitions sur tout le territoire dans le cadre d’une enquête pour « formation ou soutien d’une organisation criminelle » menée par le parquet de Munich. Sept activistes du collectif Letzte Generation (Dernière Génération), âgés de 22 à 38 ans, sont visés par la procédure, dont deux suspectés d’avoir tenté de saboter un pipeline. De la même manière, le 7 juin, une quinzaine de militant·es écologistes étaient arrêtés de l’autre côté de la frontière par la police antiterroriste française – pour avoir participé à un désarmement de la cimenterie Lafarge près de Marseille en décembre dernier. Ces militant·es interpellé·es aux 4 coins de la France ont ainsi passé près de 80 heures en garde à vue (contre 48h maximum pour une procédure normale), et se sont vu poser des questions sur leurs idées politiques et activités militantes. Notons que le qualitatif de «terrorisme» est doublement amer alors que Lafarge a été condamnée à payer 778 millions d’euros aux Etats-Unis pour avoir passé des accords financiers de plusieurs millions d’euros avec Daesh entre 2013 et 2014.

Cette criminalisation des activités écologistes interroge, alors que les rapports du GIEC, de l’IPBES se font chaque année plus alarmants, et que nous entrons dans le mois de juin le plus chaud jamais enregistré. Elle s’inscrit cependant dans une certaine continuité de répression à l’égard de pratiques militantes déjà éprouvées.

Des pratiques militantes nouvelles ? 

Les méthodes de désobéissance civile ou de sabotage d’industries socialement et écologiquement dévastatrices s’inscrivent dans une longue histoire de critique de techniques jugées néfastes : des luddites anglais de la fin du XVIIIème siècle qui s’opposaient l’introduction de machines dans l’industrie textile aux paysans du XXIème siècle s’opposant à la généralisation des OGM, en passant par les mouvements anti nucléaire et environnementaliste des années 60[1]. L’action directe et le démantèlement de certaines structures étaient alors au cœur de ces luttes : les luddites brisaient les machines, les paysans fauchaient les OGM et les mouvements antinucléaires sabotaient des chantiers de centrales. Ainsi, Françoise D’Eaubonne, à l’origine de la pensée éco-féministe, commet un attentat le 3 mai 1975 contre la centrale de Fessenheim en construction et 7 ans plus tard, en 1982, l’activiste Chaïm Nissim tire 5 roquettes sur le chantier du surgénérateur nucléaire SuperPhenix mais toutes raterons le cœur du réacteur.

Criminaliser pour dépolitiser

Ces modes d’action directe connurent une répression importante, qu’on peut mettre en parallèle avec les répressions actuelles. Ainsi, la marche contre le projet de surgénérateur nucléaire SuperPhénix à Creys-Malville le 31 juillet 1977 a été réprimée par 5000 gendarmes et s’est soldé par la mort de Vital Michalon, professeur de physique de 31 ans aux poumons explosés par le souffle d’une grenade de police. Cette violence policière ressemble à de nombreux égards avec la répression sans précédent de la marche contre les méga bassines de Sainte Soline en mars 2023. Serge, âgé de 32 ans, tombe alors dans le coma sous le souffle d’une grenade GM2L, classée arme de guerre à l’échelle… Dans les deux cas, les manifestant·es furent réprimé·es dans le sang.

Ce retour historique montre que la répression n’est pas nouvelle et que les luttes remettant en question le modèle énergétique, agricole ou social de l’Etat font l’objet d’un musellement violent. Néanmoins, on peut observer depuis quelques années un changement dans la manière de qualifier ces violences et de justifier leurs répression qui inquiète quant au sort réservé aux contestataires écologistes. A Superphénix, l’Etat agitait la protection de la sécurité énergétique du pays pour justifier la répression armée du mouvement écologiste. Dans le cas de Sainte Soline, on observe un décalage entre le dispositif policier et le bien protégé : il ne s’agit que d’un trou, sans instruments de chantier, pour lequel les forces de l’ordre tireront 4000 grenades en 2h. Il y alors un déplacement dans les justifications à l’œuvre dans l’emploi d’armes de guerre à l’encontre de militants : de la répression pour la sécurité et la protection d’infrastructures étatiques, on passe à la répression de la simple contestation écologique, délégitimée par le qualificatif de “terroriste”.

Il semblerait que pour le ministère de l’Intérieur français, il ne s’agisse pas de décrire une réalité pénale en caractérisant ainsi l’action des écologistes, mais de dépolitiser l’action des militants en les criminalisant. Cette dépolitisation ne date pas d’hier : les étudiant·es et militant·es soixante-huitard·es étaient taxé·es par les mouvements conservateurs et réactionnaires de judéo-bolcheviques, la gauche progressiste des années 2010 d’islamo-gauchiste (ces deux derniers qualificatifs étant imprégnées d’un antisémitisme et d’une islamophobie crasse). Les discours des militants écologistes, taxée d’irrationalité, d’extrémisme, est alors inentendable. La qualification d’« éco-terrorisme » s’inscrit dans cette même lignée, tout en marquant une rupture sémantique. En effet, la connotation juridique des termes “terrorisme” en France ou “organisation criminelle” en Allemagne, et l’arsenal de moyens qu’ils impliquent, est utilisé pour justifier des sanctions pénales et des moyens répressifs hors-normes. Les écologistes contestataires, dans leur ensemble, peu importe la nature de leurs actions militantes, seraient dangereux pour la stabilité de la société dans son ensemble, et doivent être arrêtés par tous les moyens.

Le libre cours de la violence écocidaire 

Pourtant, la violence supposée de leurs actions est à mettre en perspective avec la triple violence exercée par l’écocide en cours, et qui ne fait l’objet d’aucune sanction juridique. A l’échelle globale, on retrouve la violence du système capitaliste-colonial, qui exploite les ressources des pays des Suds tout en condamnant ces pays aux déserts climatiques, aux pollutions industrielles et aux pénuries alimentaires. On retrouve également la violence à l’égard des non-humains avec un taux d’extinction  d’espèces actuellement 100 à 1000 fois supérieur à celui calculé au cours des temps géologiques, plus de 1000 milliards d’animaux tués chaque année pour l’alimentation humaine et une artificialisation sans précédents des milieux naturels.

C’est aussi à l’échelle globale et nationale une violence de classe qui s’exerce, avec une différenciation des émissions selon les richesses. Il est en effet important de faire la distinction entre les émissions de subsistance et les émissions de luxe, introduites par Andreas Malm dans « Comment saboter un pipeline ». Les premières sont les émissions de survie qui permettent de travailler, de se nourrir ou encore d’amener ses enfants à l’école quand on habite en banlieue ou en campagne. Les secondes émissions de luxe, possèdent selon Andreas Malm 6 caractéristiques : ce sont des crimes gratuits qui pourraient être évités, ceux qui émettent ces émissions seront les derniers à en ressentir les conséquences, il s’agit de dépenses ostentatoires promouvant le gaspillage, les ressources utilisées pour ces émissions de luxes ne le seront pas pour l’adaptation, et enfin il s’agit d’une négation de l’idée même de réduction.

En plus de l’impunité juridique dont disposent les pollueurs à l’égard de leurs émissions de luxe, il faut ajouter celle des entreprises les plus émettrices de GES.  Mickaël Correia, journaliste expert des enjeux climatiques chez Mediapart, alerte ainsi sur les « Criminels Climatiques » : les 100 entreprises les plus émettrices qui sont à l’origine de 70% des émissions mondiales de GES. Les 3 premières, inconnues du grand public que sont Gazprom, Saudia Aramco et China Energy, occuperaient le poste de 3ème émetteur mondial si elles étaient un pays, derrière la Chine et les USA. Le système économique est construit de manière à admirer ces entreprises (Aramco est l’entreprise la plus rentable au monde) et à les inonder de financements : BNP Paribas finance les activités fossiles à hauteur de 41 milliards en 2020. Cette participation active à la crise écologique actuelle ne peut être justifiée par la méconnaissance ou l’ignorance : Total Energies était ainsi au courant de la contribution de ses activités fossiles depuis 1971 sur le réchauffement climatique.

Le contraste entre le vide juridique concernant les crimes écologiques et la criminalisation croissante des militant.es écologistes, tant sur le plan juridique que médiatique, est la manifestation de gouvernements, de justices et de médias matériellement complices de la destruction du vivant, actif dans l’empêchement de la critiques et des débats nécessaire sur les mondes souhaitables pour demain.

 

[1] Pour un exposé détaillé de la critique des techniques, voir Jarrige, François. Technocritiques: Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris, La Découverte. 2016.

Population mondiale et crise environnementale:  le point sur le débat

Juliette Perrinet - ULB

Le 15 novembre dernier, la planète a franchi le cap des 8 milliards d’habitants, de quoi raviver le débat concernant l’impact de la démographie mondiale sur la planète, en termes d’émissions de gaz à effets de serre et d’externalités sur l’environnement.

Nous entendons souvent des arguments relatifs à la taille de la population lorsque l’on traite des questions environnementales.

« Le problème est que nous sommes trop nombreux sur terre ! » « Il faut faire moins d’enfants pour polluer moins ! » « C’est la faute des Chinois, ils sont trop ! » … Mais qu’en est-il vraiment ? Pouvons-nous imputer à la démographie mondiale tous les dérèglements que nous connaissons aujourd’hui ?

L’évolution de la population mondiale et quelques notions clés de démographie

La population mondiale a longtemps stagné à quelques centaines de millier d’individus. Entre l’an 0 et 1800, la population mondiale est passée de 250 millions à 1 milliard. Le second milliard fut dépassé en 1927. En 1999, nous étions 6 milliards.

Il aura donc fallu des milliers d’années pour que la population mondiale atteigne un milliard d’humains contre seulement un peu plus de 200 ans pour que ce chiffre soit multiplié par 8 !

Cette croissance récente et inédite résulte du phénomène de transition démographique, amorcé en Europe à la fin du 18 ème siècle et qui s’est étendue au reste de la planète avec des temporalités très variables. Cette transition est marquée par la maitrise de l’homme sur la mortalité et la fécondité. Dans un premier temps, la mortalité commence à baisser grâce aux progrès de la médecine, une meilleure hygiène de vie, etc… S’en suit une période où le taux de croissance démographique est élevé à cause, du recul de la mortalité d’une part et d’autre part à cause de la stabilité du taux de fécondité. Le taux de fécondité diminue ensuite pour diverses raisons économiques, sociales et culturelles. Aujourd’hui, la plupart des pays sont entrés dans cette phase de transition de fécondité, avec des temporalités variables. Elle aura été lente (environ un siècle dans les pays précurseur) et particulièrement rapide dans les pays l’ayant amorcé plus tardivement. C’est sur le continent Africain où l’amorce de cette transition est la plus tardive mais la plus rapide.

Projections futures

Aujourd’hui, on dénombre 8 milliards d’humains sur la planète. Différentes projections estiment que la population mondiale devrait encore augmenter d’au moins 2 milliards d’habitants en raison du phénomène d’inertie démographique. En effet, malgré le passage d’un taux de natalité fort à un taux de natalité faible, le nombre de naissances continue d’augmenter à cause du nombre important d’adultes en âge d’être parents.

D’ici 2050, la moitié de la croissance démographique mondiale devrait se concentrer dans 9 pays à savoir : l’Inde, le Nigéria, le Pakistan, la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, la Tanzanie, les États-Unis et l’Ouganda

Ainsi, selon les projections établies par l’ONU, la population mondiale devrait atteindre 10,4 milliards d’humains vers 2100.

Arguments populationniste

Le débat populationniste n’est pas d’hier. A la fin du 19 ème siècle, Thomas Malthus proposait déjà dans son pamphlet « Essai sur le principe de la population » des arguments de limitation de la population pour assurer la survie de l’être humain. Sa thèse était principalement fondée sur l’impossible adéquation entre la croissance de la population et la croissance de la production agricole, ce qui conduirait inévitablement à des famines. Après avoir connu un large succès, la théorie malthusienne fut contestée suite aux avancées de l’agriculture en termes de production. S’en suit alors la pensée néomalthusienne, fondée sur l’ouvrage à succès de Paul Erlich en 1968 : «  La bombe P ». L’auteur affirme l’existence d’une relation causale entre la croissance démographique et les impacts environnementaux (détérioration de l’environnement et réchauffement climatique) ainsi que les risques accrus de pénurie alimentaire. Il propose alors comme solution un contrôle de la population via la limitation des naissances (et propose des mesure pour le moins assez radicales).

Les arguments des néomalthusiens sont encore souvent repris aujourd’hui. Cependant, une des limites principales de la théorie est la non prise en compte du modèle de développement des pays. Pourtant, le modèle capitaliste des pays occidentaux est largement responsable du réchauffement climatique et des pollutions environnementales.

La terre peut-elle nourrir 8 -10 milliards d’humains ?

Différentes alertes pourraient nous faire penser que nous sommes trop nombreux sur la planète. Le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde s’élève à 828 millions de personnes en 2021 selon les nations Unies. On pourrait alors croire que la capacité de production agricole ne soit pas assez importante pour nourrir tout le monde…. mais lorsqu’on sait qu’environ 30 % de la nourriture dans le monde est jetée, ou que 80 % des terres agricoles sont destinées au bétail (champs céréalier pour le bétail et bétail) le problème prend une autre tournure. Il y a là un réel problème de répartition des richesses ainsi que de fortes disparités dans les modes de vie et de consommation. Cela s’applique tant pour la consommation de ressources que pour la responsabilité des émissions de gaz à effets de serre.

L’importance du mode de vie des plus riches dans les émissions de gaz à effets de serre

Croissance démographique et augmentation des émissions de de gaz à effets de serre, un lien étroit ?

Au fil des décennies, les gaz à effets de serre et les impacts environnementaux n’ont cessé d’augmenter en parallèle de la population mondiale. Les émissions mondiales ont été multipliées par 1200 en 200 ans. Cependant, ce qu’il est primordial de souligner, est l’inégalité extrême des émissions en fonction des pays, ou classes sociales, au-delà du nombre.

D’un pays à l’autre, les émissions peuvent fortement varier, tout comme au sein même de la population d’un pays. Aujourd’hui, 10 % de la population émet 50 % des émissions de gaz à effets de serre.

Selon un rapport d’Oxfam, il est estimé qu’en France, les 1 % les plus riches ont une empreinte 75 fois supérieur au 10 % les plus pauvres.

Un bon moyen pour comparer l’impact des modes de vie entre population d’un pays (bien qu’il existe des disparités au sein même des pays), est la notion d’empreinte carbone individuelle. Celle-ci est plus pertinente pour comparer les émissions d’individus d’un pays à l’autre plutôt que comparer les émissions globales d’un pays (qui ne prennent pas en compte la taille de la population).

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Au niveau des entreprises, une étude de Carbon disclosure project estime qu’environ 70 % des émissions de gaz à effets de serres mondiales seraient imputables à seulement 100 entreprises.

Ces chiffres aussi ahurissant les uns des autres permettent de se rendre compte à qui nous devons vraiment imputer les émissions de CO2, que ce soit des entreprises ou des individus.

On l’aura compris, le débat sur la taille de la population mondiale doit essentiellement se recentrer sur les véritables causes des désastres environnementaux actuels et ne pas tomber dans l’argumentation simpliste du néomalthusianisme oubliant des facteurs essentiels pour comprendre les conséquences des désastres environnementaux actuels. Limiter la population est une fausse piste pour résoudre les crises actuelles. Ce choix poserait également des questions d’ordre éthique dans une perspective néocoloniale, en voulant contrôler la démographie des pays les plus pauvres en transition démographique.

D’un point de vue systémique, il s’agit de remettre en cause le modèle consumériste et capitalistique. Cela remet alors en question principalement certaines entreprises, ainsi que les modes de vie des plus riches, ayant une responsabilité considérable dans les émissions passées et actuelles. Les arguments populationnistes ne font qu’éloigner les véritables solutions du problème.

Sources :

https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/582545/mb-extreme-carbon-inequality-021215-fr.pdf;jsessionid=F2805AE3A53C463E2A2D15D581D21CFC?sequence=13

https://www.unicef.fr/article/le-nombre-de-personnes-souffrant-de-la-faim-dans-le-monde-a-atteint-828-millions-en-2021/

https://www.un.org/fr/dayof8billion

https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/100-entreprises-responsables-de-plus-de-70-des-emissions-mondiales-de-carbone_114773

https://www.greenpeace.fr/milliardaires-et-climat-4-chiffres-qui-donnent-le-vertige/

https://journals.openedition.org/vertigo/29333

https://www.un.org/fr/global-issues/population

https://datacatalog.worldbank.org/search/dataset/0037712

Quand des citoyens pallient le manque de solidarité des autorités

Pierre Guelff - Auteur, chroniqueur radio et presse écrite

Croissance, compétitivité, marchés financiers, restrictions budgétaires, dividendes, d’un côté, justice sociale, respect de la dignité humaine, solidarité, de l’autre côté : les décideurs vont-ils arrêter d’ignorer ou d’occulter la réalité vécue par de nombreux citoyens en proie à la précarité ou à la pauvreté ? Ce qui n’est pas une fatalité. Reportage.

En deux ou trois ans, les files devant des épiceries sociales ou des centres de distributions gratuites de colis alimentaires se sont allongées. Il en est de même aux douches publiques, chauffoirs, bars à soupe, asiles de nuit…

Certaines personnes, les « bénéficiaires », y viennent en rasant les murs, la tête basse, le cœur en berne.

D’autres sont honteuses d’être considérées comme des rebuts, des exclues ou des ratées, et elles ne doivent surtout pas faire de vagues dans notre société d’hyper consumérisme où l’individualisme est érigé en dogme.

Au contraire, elles doivent fredonner Don’t worry, be happy de Bobby Mc Ferrin : « Si tu as des problèmes, si tu as des ennuis, que tu ne sais pas où reposer ta tête, que tu n’as pas d’argent…, il ne faut pas t’inquiéter, tu dois être heureux… »

Non-assistance

Pas facile d’être « indigent » sous le regard de technocrates, d’actionnaires, de bureaucrates, d’énarques, de politiciens, qui prétendent dicter leur mainmise sociétale à coups de restrictions budgétaires dans des secteurs essentiels (Santé physique et mentale, enseignement…), à grands renforts de délocalisations, de mondialisation, de politiques de rentabilité financière, de croissance, même d’industries polluantes, celles de la malbouffe et de la fabrication d’objets totalement inutiles, voire commander des actions policières pour faire respecter leurs décisions et mater les récalcitrants.

Certains discours politiques ne passent plus dans la population. Ainsi, prétendre que « la Défense est un moteur de relance et de développement économique » et que « nous ne devons pas négliger l’aide à apporter à notre population »[1], selon Ludivine Dedonder, ministre social-démocrate de la Défense belge, se révèle être, selon divers échos, une manipulation de l’opinion afin de justifier l’augmentation faramineuse du budget de l’armée au détriment de la Protection civile qui, elle, œuvre concrètement pour la population et non pour des lobbies de l’armement et des politiques militaristes.

Douteriez-vous de cette dernière considération ?

Je vous livre quelques propos de Bernard Arnault, homme d’affaires, entrepreneur, première fortune au classement mondial des milliardaires de Forbes[2], qui fut très clair quant à la mainmise sur les… politiciens : « L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité (…) Heureusement ! »[3]

Dès lors, inutile de demander à ces « grands patrons » de participer à un quelconque effort collectif (mantra politique), d’envisager une réelle régulation du commerce et un contrôle du flux des capitaux : priorité absolue aux dividendes des actionnaires et compétitivité oblige.

Paul Jorion, anthropologue et expert financier, déclara à lan01.org : « L’économie dirige, et on ne dirige plus l’économie. On fait passer la vie des choses bien avant la vie des gens, la vie des rétroviseurs avant celle des gens qui font les rétroviseurs », alors que John Maynard Keynes, économiste, écrivit dans L’Économie politique[4] sous le titre De l’autosuffisance nationale : « Les multinationales bénéficient de droits que les individus n’ont même pas ! Le monde financier serait capable d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes ! »

Si, de plus en plus de citoyens lambdas préfèrent que l’aide humanitaire prenne le pas sur la militarisation à outrance de notre société, en attendant ce vœu légitime, ce sont aussi des citoyens qui pallient les manques et les absences criards dans la gestion de cette précarité ou pauvreté par les autorités.

Des autorités que les tribunaux belges et la Cour européenne des droits humains ont d’ailleurs condamnées à de multiples reprises pour défaut d’assistance aux demandeurs d’asile, sans parler d’assignation en justice pour abus policiers avec la pratique de la nasse (encercler un groupe et empêcher une personne d’en sortir… malgré les injonctions à la dispersion) et l’absence de contrôle dans des cellules.

À présent, prenons la direction de plusieurs associations qui œuvrent au cœur de la précarité, qui, très souvent, se cache, alors que la solidarité, elle, est discrète. Trop, peut-être.

Au cœur de la précarité et de la solidarité

« L’immersion depuis plusieurs années dans le secteur d’aide à la population défavorisée, m’a réconcilié avec le genre humain », déclara Georges P., bénévole à la Croix-Rouge à Bruxelles.

Il expliqua son rôle :

« Lors de la première campagne de vaccination, j’avais été subjugué par l’accueil reçu au Centre qui était géré par la Croix-Rouge. Amabilité, serviabilité, réconfort auprès de certaines personnes apeurées ou perdues dans le dédale du circuit installé dans un immense complexe sportif.

J’ai aussitôt proposé mes services comme bénévole, j’ai été rapidement écolé et c’est comme ça que j’ai intégré une équipe où je fus accueilli les bras ouverts.

J’y ai passé des dizaines d’heures, puis, à la fermeture définitive du Centre, j’ai poursuivi dans une section locale avec la distribution de colis alimentaires aux « cabossés » de la société, comme je dis souvent.

Pour ce faire, j’ai reçu une formation complémentaire afin de gérer au mieux cette tâche.

J’ai vu défiler des familles soudainement plongées dans la précarité, voire la pauvreté, très souvent due par la perte d’emploi, la maladie, des événements personnels faisant basculer un parcours de vie qui était jusque là « normal ».

Les bénévoles ou volontaires sont connectés entre eux et cela permet d’être proactifs. C’est ce qui m’amena à rejoindre d’urgence une collègue d’une autre section lors de l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens à Bordet, au centre de Bruxelles.

À deux, nous nous sommes retrouvés devant des centaines de personnes qui, souvent étaient hébétées, choquées, déboussolées…

Elles attendaient, dans la rue, le passage devant le service de Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile).

Ma collègue et moi ne pouvions que leur offrir une bouteille d’eau, une viennoiserie aux enfants, tout cela apporté par quelques commerçants voisins.

Ce fut un véritable choc et une prise de conscience essentielle pour moi sur la réalité vécue par tous ces gens obligés de fuir leur toit.

Rapidement, d’autres bénévoles et des pros de l’aide d’urgence de la Croix-Rouge et d’autres associations, sont arrivés en masse. Cela a permis, je crois, que Fedasil puisse ouvrir en quelques jours le centre d’accueil du Heysel davantage adapté à cette situation exceptionnelle.

Ensuite, et encore à ce jour, une à deux fois par semaine, je participe à la distribution de colis alimentaires.

Plusieurs équipes sont coordonnées en ce sens : récupérations d’invendus, principalement des fruits et légumes, des produits laitiers, des pains et viennoiseries…, dans des grandes surfaces ou chez des commerçants, tout cela est trié en appliquant les strictes règles de l’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité alimentaire), ensuite il y a la conservation en fonction des dates de péremption et les distributions.

Je ne dois pas oublier de signaler les équipes qui font des maraudes en soirée « à la rencontre des sans-abris » pour offrir des aliments, des soins de base éventuels, du réconfort moral…, celles qui participent aux collectes de sang, qui gèrent des « vestiboutiques » ou boutiques solidaires et, bien entendu, les secours présents en préventive lors de manifestations ou qui interviennent à l’occasion d’accidents, de catastrophes…

Vous savez, quand l’un d’entre nous remet, avec le sourire, à un bénéficiaire son colis alimentaire et, parfois, un petit supplément sous forme de friandise, et qu’en retour vous avez des yeux qui s’embuent comme réponse, tout est dit… »

Depuis trente-cinq ans, il y a également sur le terrain de la précarité, les Restos Du Cœur médiatisés grâce à Coluche, leur fondateur emblématique.

Ici, outre l’aide alimentaire, il y a les aides au logement, aux soins de santé, à l’éducation, des Restos du Cœur Mobiles, un service juridique, un plan grand froid, l’aide d’un écrivain pour rédiger une lettre ou remplir un document…

Il y a une vingtaine de Restos du Cœur en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre.

Ben F., bénévole :

« Moi-même, j’ai bénéficié de l’aide dans un Resto du Cœur à une période de ma vie où j’avais perdu mon emploi. Maintenant que ça va mieux, à mon tour de soutenir ceux qui sont dans la m…

Je tente de les aider à vivre plus dignement, à leur dire qu’ils ne doivent pas avoir honte.

Vous savez, il n’a pas fallu de longs discours pour m’expliquer comment me comporter vis-à-vis de ces gens, puisque j’avais été l’un des leurs ! »

Delphine, une bénéficiaire accepta de parler :

« Depuis trois ans que je suis à la retraite et que je touche à peine de quoi payer un loyer pour avoir un toit afin de m’abriter et ne pas me retrouver à la rue, payer des soins de santé et des médicaments indispensables, car je suis diabétique, manger le strict minimum, souvent froid afin de ne pas consommer d’énergie, aller chercher Metro dans une station pour lire les infos et faire les mots croisés, car je ne peux plus m’offrir le luxe d’un magazine…, c’est devenu mon quotidien car chaque euro compte !

Là, il reste cinq jours avant que ma retraite soit versée, eh bien, il y a six euros dans ma poche…

Alors, comment faire pour survivre si je ne viens pas ici ? Et pourtant, j’ai beaucoup travaillé dans ma vie… » Elle n’en dira pas plus.

Une avant-soirée, en suivant C DANS L’AIR[5] sur France 5, j’ai entendu l’économiste Thomas Porcher, membre du Collectif « Les économistes atterrés », déclarer : « Les gens se disent de plus en plus délaissés, puisqu’il n’y a plus réellement de pouvoirs publics qui s’occupent d’eux, et, qu’heureusement, il y a la solidarité citoyenne. Eh bien, moi, je dis que cela me fait très peur d’entendre cela dans des pays aussi riches que les nôtres… »

Quelle égalité pour tous ?

Anne, septuagénaire, offre de son temps dans l’aide humanitaire depuis une décennie, lorsqu’elle fut mise à la retraite après une carrière d’enseignante. Elle cumula les expériences, tant en Belgique que dans divers pays africains.

Aujourd’hui, elle participe surtout à « tenir boutique » dans un Magasin du Monde en Wallonie.

« Il y a de plus en plus de gens précarisés, y compris parmi ceux qui ont un boulot, et un gouffre se creuse de manière gigantesque avec les nantis. Certains « nouveaux pauvres », comme on dit, ont vraiment l’impression que les riches leur prennent aussi de plus en plus de leurs maigres moyens pour faire leur fortune. Tout ça au nom d’une prétendue « justice sociale ». À vrai dire, ils leur prennent leur dignité.

Égalité ? C’est surtout une égalité pour les privilégiés du système. Un système qu’ils manipulent si bien à leur profit, oui !

Ici, en Wallonie, il y a une énorme et inquiétante détresse suicidaire, ai-je aussi entendu à la radio[6]. Oui, et après ? Qu’est-ce qui va changer, croyez-vous ? Qui au Parlement wallon, à la rue de la Loi, à la Commission européenne, se soucie de ces « nouveaux pauvres » ?

Des top managers gagnent des ponts « parce qu’ils ont des responsabilités », nous expliquent des politiques. Tiens ! L’ouvrier, comme l’un de mes fils, qui, dans une tranchée, en plein froid ou canicule, remplace une tuyauterie de gaz et la raccorde à tout un quartier, n’a-t-il pas une immense responsabilité ? Celle de ne pas faire sauter le quartier tout entier ?

Bon ! En attendant, si je donne l’impression de râler et de me révolter, et je ne suis pas la seule, je m’occupe un peu des autres quand même … »

La conscience vient au jour avec la révolte et dans cette dernière, l’être humain se dépasse en l’autre, écrivit Albert Camus, qui ajouta : « Je me révolte, donc nous sommes et ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. »

L’Homo economicus

« Ce qui m’effraie, c’est qu’on n’apprenne pas, qu’on ne transforme pas nos modes de vie, qu’on retourne à la bêtise, la courte vue de l’Homo economicus.

Si la pression ne vient pas de la société civile, des citoyens, le business as usual des politiques reprendra la main. D’autant que, pour peser, il y a la grande boîte noire des multinationales, leurs choix scandaleux et hors de contrôle.

Exemple : l’objectif des structures à l’hôpital n’est plus le soin, mais moins de lits, faire de l’activité cotée. »

Cynthia Fleury, professeure, titulaire de la Chaire « Humanité et Santé » au Conservatoire National des Arts et Métiers, France[7].

  1. 7dimanche, 29 janvier2023.
  2. 5 janvier 2023.
  3. Éditions Plon, 2000, in Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.
  4. Numéro de juillet 2006.
  5. 1er février 2023.
  6. « Chaque mois, des milliers de personnes en détresse suicidaire appellent à l’aide en Wallonie. » (La Libre Belgique, 1er février 2023). Trois raisons majeures confirment la situation alarmante de la santé mentale : les crises sanitaires, énergétiques et économiques.
  7. Leur folie, nos vies, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent, 2021.

La Thaïlande, un « paradis gay »[1] ?

Mina Lopez Martin - ULB

Si votre chemin vous amène un jour à arpenter les rues de Bangkok, il se peut que par curiosité, désir ou mauvais sens d’orientation, vous découvriez Soi Cowboy, un « red light district » de la ville particulièrement apprécié par les touristes. Là-bas, peut-être ferez vous la rencontre de « ladyboys ». Cette terminologie, très rarement employée pour se référer aux femmes transgenres occidentales, semble pourtant largement usitée pour parler de femmes transgenres asiatiques, et plus encore lorsque celles-ci s’adonnent au travail du sexe. Ce terme entame sa circulation durant la guerre du Vietnam, lorsque les militaires américains en permission viennent se reposer sur les plages thaïlandaises et s’adonner à ce qu’il était commun pour eux d’appeler « I&I », intoxication and intercourse[2]. Si le marché du travail du sexe thaïlandais s’est d’abord adapté à la demande hétérosexuelle et binaire, les fantasmes des soldats sont rapidement venus se cristalliser autour de la figure de ce qu’ils nommèrent « ladyboy », ces personnes aux apparences féminines, possédant un sexe masculin. L’importante demande des troupes américaines engendra alors l’essor du marché du travail du sexe tel qu’il existe actuellement en Thaïlande. En effet, au fil du temps la Thaïlande est devenu un lieu largement investi par le tourisme sexuel[3], et plus particulièrement celui s’élaborant hors des cadres de l’hétérosexualité et de la binarité de genre.

Tourisme LGBT Friendly et réalités queers

Cette visible diversité des genres, amorcé par la marchandisation des corps transgenres, a permi à la Thaïlande de s’imposer en tant que destination touristique privilégiée par la communauté LGBTQIA+. Depuis les années quatre-vingt, le pays s’est spécialisé dans le tourisme LGBT Friendly. De nombreuses villes ont vu naître des bars, des hôtels et des activités destinés à cette comunauté, donnant alors l’image d’un pays particulièrement tolérant à leur égard. En 1980, le Spartacus International Gay Guide comptabilise 10 lieux destiné à la population gay en Thaïlande[4]. En 1991, plus d’une centaines de lieux y sont référencés[5]. Pourtant, en Thaïlande il reste illégal de changer administrativement de sexe, de se marier hors de l’hétérosexualité, ou de s’enroller dans l’armée si l’on est une personne transgenre[6]. Jusqu’en 2011, la transidentité y était considérée comme étant une « maladie mentale irréversible ». Aujourd’hui, il s’agirait d’un « trouble dans l’identité du genre ». Le contraste est suprenant. D’un côté, un univers touristique particulièrement animé par, et façonné pour, la communauté queer internationale. De l’autre, une réalité de la transidentité maintenue complexe par les schémas oppressifs et discrimants qui s’opèrent en Thaïlande.

« Les Khatoeys », un troisième sexe ?

Cette visible contradiction semble d’autant plus saillante lorsqu’elle est replacée dans l’histoire dont elle est le vestige. La Thaïlande n’a évidemment pas du attendre les troupes américaines pour voir exister diverses sexualités et identités de genre. Dès le quatorzième siècle, les moines bouddhistes marquent de leur plume l’existence des « Khatoeys »[7]. Les Khatoeys, généralement traduit en français comme étant le « troisième sexe », désignait initialement toutes les manières « autres » d’élaborer une sexualité et un rapport au genre. Il existait alors en Inde des « pouchaïs » – les femmes –, des « pouying » – les hommes – et des « khatoeys », c’est à dire toutes les personnes n’adoptant pas les codes des pouchaïs ou pouyings[8]. Était alors Khaoteys les femmes aux apparences masculines, les hommes effeminés, les personnes hermaphrodites, en sommes toutes les personnes qui n’adoptaient par les critères accordé à leur sexe biologique. Cette catégorie témoigne donc d’une particularité thaïlandaise, qui perçoit le genre, le sexe biologique et la sexualité sans forcément les distinguer, et sans qu’ils s’élaborent de manière binaire et obligatoirement hétérosexuelle.

Le Bouddhisme et les normes

Bien qu’existant depuis des millénaires, les Khatoeys ne semble pas jouir d’une grande acceptation au sein de la société thaïlandaise. Considérés par le bouddhisme comme étant le résultat d’un mauvais karma accumulé dans leurs vies précedentes[9], il était alors demander des Khatoeys qu’iels se « rattrappent » dans leur vie actuelle, en « sauvant la face »[10], c’est-à-dire en menant une vie respectable et dissimulée, afin d’honorer celles de leurs aînés et de leur ancêtres. Malgré ce déséquilibre karmique, l’identité Khatoey n’était ni jugée ni condamnée, contrairement à d’autres pratiques sexuelles tel que l’adultère ou le viol. Un « mauvais karma » ne résultaient donc pas forcément en un outrage aux normes sociales et morales.

Globalisation et criminalisation des identités

Durant l’ère coloniale, la Thaïlande ne fût jamais placée sous la tutelle d’un autre autre pays. Jamais colonisée, les manières d’être au monde thaïlandaises ont tout de même été bousculée par l’arrivée des colons dans les pays environnants. Ces derniers ont vu leurs normes se transformer pour correspondre aux modèles de penser et d’agir occidentaux, et la Thaïlande décida d’adopter certaines mesures similaires afin de s’adapter à ces transformations. En 1932, la Thaïlande se soulève sous l’impulsion de la révolution siamoise, et parvient à remplacer le système de la monarchie absolue qui régit le pays pour établir une monarchie constitutionnelle. Le nouveau gouvernement met alors en place de nouvelles lois, souhaitant transformer et « moderniser » le pays[11]. Il décide, à l’image des puissances coloniales qui s’imposent dans les pays frontaliers, d’interdire la pratique de la sodomie – loi qui ne sera jamais appliquée et abrogée en 1956[12] –, et institutionnalise également le mariage hétérosexuel, illégalisant de fait l’union homosexuel[13]. Comme en Occident, la transidentité y sera alors d’abord considérée comme une maladie mentale[14], avant d’être recentrée à réalité psychiatrique liée à une « dysphorie de genre ». La mise en vigueur de lois visant à réguler le genre et la sexualité non violente, une première en Thaïlande, témoigne de la circulation, et l’imposition, des identités et des normes hétérosexuelles et binaires coloniales[15]. Par la colonisation, puis par les circulations imposées par un monde globalisé, les puissances occidentales ont teinté le monde de leurs « connaissances » et de leurs « valeurs », déposant avec elles les traces des discriminations, des stéréotypes et des violences qui pré-existaient en leur sein. Les « normes » occidentales imposées lors de cette période sont aujourd’hui bien ancrée dans le quotidien thaïlandais, et ont participé à transformer, et à complexifier l’expérience de la sexualité et du genre.

  1. Mérieau, Eugénie. « « La Thaïlande est le paradis des lesbiennes, gays et transgenres. » », , Idées reçues sur la Thaïlande. sous la direction de Mérieau Eugénie. Le Cavalier Bleu, 2018, pp. 95-98.
  2. En français : intoxication et rapport sexuel. Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p.
  3. Roux, Sébastien. « No Money, No Honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est, N°27, 2011, pp. 198-201.
  4. Veilleux, Alexandre. « LGBTQ Tourism in Thailand in the light of glocalization. Capitalism, local policies and impacts on the Thai LGBTQ Community », FrancoAngeli, 2021, 119 p.
  5. ibid
  6. Being LGBT in Asia : Country report, Programme de Développement des Nations-Unies, 2014.
  7. Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174.
  8. Roux, Sébastien. « « On m’a expliqué que je suis “gay” ». Tourisme, prostitution et circulation internationale des identités sexuelles », Autrepart, vol. 49, no. 1, 2009, pp. 31-45.
  9. Jackson, Peter. « Male Homosexuality ans Transgenderism in the Thai Buddhist Tradition. Queer Dharma : Voices of Gay Buddhists », Gay Sunshine Press : San Fransisco, 1998.
  10. Thongkrajai, Cheera. « Kathoey, un genre multiple Le processus d’adaptation et de négociation identitaire des transsexuels MTF de Thaïlande », Aséanie, sciences humaines en Asie du Sud-Est,N°16, 2010, pp. 157-174.
  11. Ropert, Pierre. “Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ? » France culture, 2020.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th Edition. (DSM IV). American Psychiatric Association. Washington DC.
  15. Poirier, Heidi, « L’influence de l’étau colonial sur les Kathoeys de la Thaïlande », Université de Montréal, Blogue sur l’Asie du Sud-Est, 2021.

Jouir sans entraves quand non c’est non : ce que MeToo fait aux désirs et aux fantasmes

Mina Lopez Martin - ULB

Le Festival International de la Bande-dessinée, qui se tient tout les an à Angoulême depuis 1974, annonçait en décembre l’annulation de l’exposition dédiée à Bastien Vivès, bédéiste français. Celui-ci est accusé de promouvoir la culture du viol et la pédopornographie en mettant notamment en scène la sexualité infantile et l’inceste. Dans ses planches, Bastien Vivès représente notamment les rapports non-consentis d’une femme au seins énormes[1], d’un enfant au pénis démesuré[2], ou entre membres d’une même famille[3]. Dans un communiqué publié le 14 décembre[4], le Festival déclarait que « des menaces physiques ont été proférée vis-à-vis de Bastien Vivès », ce qui, mettant en danger l’artiste et ses lecteurs, obligeait donc le festival à déprogrammer sa venue. Ces événements sont alors venus rallumer la flemme d’un débat interrogeant la limite entre le disible et l’occultable, l’art et la violence.

Via un post instagram[5] dessiné par ses soins, Bastien Vivès mettait alors en garde contre une « théorie du complot » menée contre lui par des internautes qui tenteraient « de démontrer par tous les moyens » qu’il serait « pédophile, en isolant des citations dans des interviews » et « en faisant des relectures malhonnêtes » de ses bandes dessinées. « On est plutôt dans le fantasme que dans la réalité »[6], nous explique Bastien Vivès au sujet de ses dessins, et puis « représenter quelque chose n’est pas en faire l’apologie »[7], ajoute-t-il dans un entretien avec Le Monde. C’est justement ce que pointe du doigt le mouvement MeTooBD, qui naît sous la forme d’un compte instagram. Celui-ci est à l’origine d’une tribune publiée sur Mediapart[8], invitant le Festival International de la Bande dessinée a adopté une charte « afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations ». Ce mouvement ne fait évidemment pas l’unanimité dans le milieu artistique, certains mettant en garde contre ce dangereux « imagicide »[9]. Les signataires de la tribune seraient alors des meurtriers de l’expression, puritains consciencieux d’une morale étouffant les fantasmes, les rires et la liberté.

Depuis cinq ans dejà, le mouvement MeToo semble se cristalliser autour de la légitimité et de la violence des paroles et des actes. Clivant le féminisme par ce qui semble à premier abord être un « fossé générationnel »[10], et rassemblant d’un côté les conservateurs d’un système de drague « traditionnel », et de l’autre les partisans de nouvelles limites, d’une transformation des rapports de séduction. Alors, comment s’entrelacent et se transforment la question du désir et de son expression légitime, au gré des différentes vagues féministes ? L’expression humoristique, artistique et érotique du désir peut-elle s’extraire de la réalité qui la fait exister, comme nous l’affirme Bastien Vivès ? La sensualité et la sexualité existent-elles hors cadre, dans l’unique intimité et subjectivité des individus ?

Nous tenterons ici de saisir les représentations des fantasmes, du désir et de la sexualité à travers le temps, en ce qu’elles ont forgés comme manières d’être au monde et de revendiquer. Nous interrogerons dans un premier temps les transformations que celles-ci subissent depuis la « révolution » et la libération des corps au printemps 1968. Ensuite, nous nous intéresserons au mouvement MeToo en ce qu’il a façonné – et potentiellement clivé – comme désirs et comme revendications.

(Dés)ordre de genre et « révolution » sexuelle

 

Cortège du Mouvement de Libération des Femmes, Carole Roussopoulos ©, 26 août 1970, Paris

Il y a plus de cinquante ans, la jeunesse étudiante belge oeuvrait entre-autres pour la libération des corps. Celle-ci souhaitait bâtir un avenir au sein duquel le destin des femmes ne se résumerait pas à celui d’épouse et de mère, et où celles-ci pourraient disposer de la procréation et de la jouissance, leur volonté en étant seule maîtresse. Des assemblées réunissaient artistes et étudiants lors d’occupations d’amphitéâtres à l’Université Libre de Bruxelles, dont l’un des aboutissement a notamment été l’ouverture d’un planning familial sur le campus[11], l’autorisation à circuler entre les chambres de filles et de garçons[12], et plus tard la dépenalisation de l’avortement[13]. Mai 68 a effectivement été un moment clé de la lutte pour le droit des femmes, errigeant l’intimité et la sexualité en tant que lieux légitimes aux luttes et revendications politiques. Seulement, aucun combat n’existe en dehors de la réalité qui en est la source. Et si les libertés morales existent en partie parce que les individus les performent et les mettent quotidiennement en actes, les possibilités d’actions sont tout de même forgées par le système au sein duquel celles-ci s’érigent. En effet, si ce mouvement politique a bel et bien permi aux femmes une plus grande indépendance au sein de leur trajectoire, celle-ci demeure toujours inscrite dans un « ordre de genre »[14] précis, qui accorde des rôles et des places hiérarchiquement situées à chacun.es.

Ce que l’on appelle la « seconde vague du féminisme » a bel et bien ouvert la porte à une sexualité protégée et à une maternité plus probablement désirée, et nous a également invité à porter une attention croissante aux manières dont ces avancées ont été (ré)appropriées, mises en scènes dans l’intimité du quotidien. Il s’agirait alors moins d’une « révolution sexuelle » qui aurait profondément modifié notre rapport au sexe et aux corps féminins, et plus d’un passage à une « sexualité reposant sur des disciplines internes. Il ne s’agirait pas d’une libération, mais d’une intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales »[15]. La sexualité n’aurait donc pas soudainement été libérée de toutes injonctions, mais aurait plutôt été remodelée, sans pour autant boulverser la structure subordonnante qui la régit.

Libération des corps ou injonction au désir ?

C’est par exemple ce que l’on comprend du récit de vie rapporté par Maryvonne, qui était étudiante et militante lors du printemps 1968 : « D’un seul coup, il n’y avait plus de raisons de leur dire non. Sinon on était vraiment pas cool, on ne voulait pas libérer nos désirs, des conneries comme ça »[16]. Un peu plus tôt dans l’entretien, celle-ci faisait part de la réticence éprouvé par ses anciens partenaires a l’idée de porter un préservatif, la pilule leur permettant désormais de se dédouaner pleinement de la charge mentale contraceptive. Si l’arrivée de la contraception hormonale, puis celle de l’avortement, ont permis aux femmes un meilleur contrôle sur leur sexualité, les éloignant des mœurs imposant leur vertu, ces droits n’ont donc pas pour autant transformé les codes et les rôles pré-existant[17]. Les hommes demeurent socialisées à être des agents désirants, et les femmes des objets de désir. Ceux-ci construisent leur sexualité dans l’injonction à performer une libido insatiable et virile[18], et celles-ci font très jeune l’apprentissage d’une « obligation au coït »[19], leur imposant d’être désirable et disponible, à défaut de désirer en retour.

Si la sexualité a donc bel et bien été modifiée par les avancées enclenchées par les militantes du printemps 1968, celles-ci n’ont donc pas pour autant amené à une destructuration totale des rôles de genre. Permettre aux femmes une plus grande liberté sexuelle, est venu renforcer leur charge mentale contraceptive et sexuelle, ainsi que leur caractère aliénable et objectifiant. Celles-ci naviguent donc dans un monde aux injonctions contradictoires, leur offrant la possibilité d’explorer une sexualité en dehors de la conjugalité, tant qu’elle demeure contrôlée par les désirs et fantasmes masculins. Si les femmes semblent effectivement encouragées à découvrir leur sexualité, celle-ci est toujours régit par un « ordre de genre » qui impose des « scripts sexuels »[20], et qui pose le désir masculin au dessus de l’expression des fantasmes féminins. Le désir des femmes et leur consentement – sujets qui gagne pourtant de l’importance dans les sphères académiques et médiatiques – restent aujourd’hui des sujets tabous ou tout du moins inconfortables, et ce même dans le cadre intime d’une discussion ou d’un rapport avec son partenaire[21].

MeToo : levé de rideaux sur les tabous

Le mouvement MeToo, qui naît en 2006 et se globalise en 2017, est alors venu saisir l’enveloppe de tabous qui assurait jusqu’ici la perennité des violences sexistes. Ce mouvement s’est étendu dans le monde via les réseaux sociaux, et ne cesse de se métamorphoser et de croître en pointant tour à tour du doigt différentes sphères de la société. Balance ton porc, ton père, ton bar, ton youtubeur, ton réalisateur, ton photographe, ton professeur ou ton uber. Avec ces différentes variantes du mouvement MeToo, le viol, l’inceste et la pédophilie sont venus se reloger au cœur des problématiques inhérentes à la socialisation genrée, levant le voile sur les dynamiques d’opressions et de pouvoirs à l’œuvre dans l’intimité et dans l’expression du désir. En s’exprimant sur les violences qu’elles subissaient aux quotidiens, les femmes ayant participé d’une manière ou d’une autre au mouvement MeToo, sont venues, dans l’héritage de leurs prédécesseuses, souligner la dimension politique de la sexualité et des fantasmes. La lutte entamée au printemps 1968 semble à première vue se poursuivre aujourd’hui à travers le mouvement MeToo, pour qui l’intime est également politique, et qui place les questions de la sexualité et du consentement en son sein. Mais si en 1968, les militantes réclamaient le droit à disposer de leur corps, de leur statut et de leur grossesse, le mouvement MeToo, lui, s’attaque à l’injonction à dire oui, qui semblerait donc s’être intensifée depuis la « libération » des corps féminins et la légalisation des méthodes contraceptives.

Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

La liberté de dire non, et celle d’importuner

Deux mois et demi après l’essor du mouvement MeToo, cent femmes, nombreuses d’entres elles ayant participé aux printemps 1968, signent une tribune qu’elles consacrent à « la liberté d’importuner »[22]. Tout en reconnaissant la nécessaire prise de parole au sujet des abus de pouvoir et des violences sexuelles, les signataires alertent face à ce qui leur apparaît comme une injonction à « taire ce qui fâche »[23]. Pour celles-ci, les « délations et mises en accusations »[24] causées par la vague MeToo risquent de mettre en danger les interactions entre les hommes et les femmes, en figeant celles-ci dans un « statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons »[25]. En somme, cette tribune invite à ne pas recevoir comme une violence tous les actes posés par un homme, et ce même lorsqu’il s’agit d’un « baisé volé »[26], d’une caresse inattendue, ou d’une discussion « intime »[27] lors d’un rendez-vous professionnel. Considérer tous ces actes comme des étant menaces et des violences reviendrait alors à figer les hommes et les femmes dans les stéréotypes liés à leur genre respectifs, catégories contre lesquelles luttaient d’ailleurs les militant.es des années soixantes et septantes. Certains aspects du mouvement MeToo viennent alors souligner le clivage qui se dessine entre la lutte féministe menée au siècle dernier, et les débats qui animent la mouvance actuelle. Les frontières entre le désir et le rejet, entre le oui et le non, les jeux de séductions et les manières de les appréhender semblent s’être transformées avec le temps.

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Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

Jouir sans entraves quand non c’est non

En 1968, les femmes bravaient les limites et les interdits qui entravaient leurs chemins, souhaitant jouir de leur trajectoire et de leur sexualité hors des murs et des rôles imposés par la conjugalité et la maternité. À ces libérations, et surtout aux manières dont celles-ci ont été appropriées et mises en actes par les hommes et leurs désirs, les partisanes du mouvement MeToo ajoutent le cadre du consentement qui semblait jusqu’alors manquer. La sociologue américaine Diana E. H. Russel écrivait en 1975 : « si la libération sexuelle ne s’accompagne pas d’une libération des rôles sexuels traditionnels, il peut s’ensuivre une oppression des femmes encore plus grande qu’auparavant »[28].

Ces rôles sexuels traditionnels, ces fantasmes et ces désirs qui figent les femmes dans un statut d’être sans consentement leur étant propre, et les hommes comme des êtres virils aux insatiables libidos, sont alors devenus la cible de la mouvance féministe actuelle. Nous avons mentionné plus haut l’existence potentielle d’un clivage entre les revendications portées en 1968 et celles qui animent la mouvance actuelle. Mais peut-être s’agit-il moins d’un clivage que d’un continuum ? Au lieu d’assister à une rupture entre les féminismes, peut être sommes nous en train d’observer une même lutte, qui, au gré des vagues et des slogans, se libère doucement des contraintes imposées par les réappropriations de ses revendications. « Jouir sans entraves » et représenter les fantasmes, certes, mais alors sans oublier de considérer les corps féminins comme étant des corps agentifs et désirants, sans que ce désir soit forcément sexuel, sans les réifier, et sans discréditer leur volonté et leur capacité à poser des limites. Sans oublier non plus de considérer l’ordre de genre hiérchisant au sein duquel ces relations s’inscrivent, plaçant l’homme au sommet de la pyramide du désir et de l’agentivité.

L’art, la liberté et la violence

En 1975, Daniel Cohn-Bendit, qui menait la foule en 1968, décrit dans un essai ses activités d’éducateur dans un jardin d’enfants. Il y rapporte alors qu’il lui arrive « que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. (…) Mais, s’ils insistaient, je les caressais quand même »[29]. En 1990, Gabriel Matzneff[30] raconte à la télévision les relations qu’il entretient avec des mineures, en appuyant sur leur caractère doucement et naïvement érotique, et sur les vertues artistiques et créatrices de ce type de rapport, au sujet desquels il publie d’ailleurs plusieurs romans. En 2020, Vanessa Springora publie Le consentement, ouvrage auto-biographique au sein duquel elle relate les viols qu’elle a subis lorsqu’elle avait 13 ans, perpétrés par un certain « G. », nom qu’elle emploie pour se référer à Gabriel Matzneff. Trois ans plus tard, Bastien Vivès se voit interdire la venue au Festival de la Bande dessinée par suite d’une pétition[31] réclamant sa déprogrammation et réunissant plus de 100 000 signataires. Bien sûr, Gabriel Matzneff et Daniel Cohn-Bendit rapportant les ébats et les abus dont ils sont responsables se différencient largement de Bastien Vivès, qui n’est pas accusé d’être pédophile mais « simplement » d’en faire l’apologie. Ceux-ci se rejoignent pourtant par le rapport valorisant, érotisant et déconnecté qu’ils entretiennent aux abus sexuels. En pensant représenter des fantasmes érotiques issus de leur imagination, ou des réalités insouciantes, douces et désirées, ceux-ci s’amusent en fait à dépeindre les rôles de genre et l’ordre associé, qui accordent aux hommes tous les droits sur tous les corps, et qui ont des conséquences bien réelles dans les vies des individus.

L’art, l’humour, l’érotisme n’existent pas hors de tout cadre et de toutes « normes ». Si les œuvres émanent de la subjectivité des artistes, nous ne pouvons pas pour autant considérer cette singularité artistique comme étant libérée du poids de ce qui l’entoure. Au contraire, celle-ci est dictée par un ordre de genre qui accorde des rôles particuliers et hiérarchisés à chacun.es, forgeant les désirs et leur pouvoir subordonnant. En partant du cas de Bastien Vivès, nous avons pu explorer les manières dont les fantasmes et les désirs sont socialement construits, et répondent à une réalité violente perpétuant des schèmas de domination.

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Manifestation contre les violences faites aux femmes, Mina Lopez Martin ©, 27 novembre 2022, Bruxelles

Et si en Mai 68 il semblait interdit d’interdire, la mouvance féministe actuelle impose la révision de cet adage. En soulignant les violences portées par certaines voix, en soulevant le lourd rideau de tabous qui enfermait jusqu’ici les victimes dans le silence, le mouvement MeToo renverse les dynamiques de pouvoirs initiales, et tente de transformer l’ordre et la marginalité. Seraient « anormaux » et écartés les hommes qui « draguent » lourdement, touchent sans consentement, et fantasment la violence des interdits. Une nouvelle norme serait alors mise en avant, celle de femmes jouissant sans entraves, hormis celles dessinées par les limites de leur consentement.

  1. Vivès, Bastien, Les melons de la colère, Éditions Requins Marteaux, 2011
  2. Vivès, Bastien, Petit paul, Éditions Glénat, 2018
  3. Vivès, Bastien, La décharge mentale, Éditions Requins Marteaux, 2022
  4. Compte twitter du festival d’angoulême (images), communiqué de presse, 14 décembre 2022, https://twitter.com/bdangouleme/status/1602990319628435457?lang=fr
  5. Compte instagram de Bastien Vivès, (images), 8 décembre 2022 : https://www.instagram.com/p/Cl5tIhINW7v/?hl=fr
  6. Christophe Levent, La dernière BD de Vivès taxée de pédopornographie, 25 septembre 2018, Le Parisien.
  7. Mourier, Thomas, Images sensibles : pédocriminalité, entre condamnation, morale et censure, 28 août 2020, Bubble BD.
  8. Tribune, Les raisons de la colère, 17 décembre 2022, Médiapart.
  9. Yves Frémion, Tribune Libre. Dans la foulée de l’Affaire Vivès, 500 dessinateur.ices exigent l’interdiction des BD Walt Disney, 13 janvier 2023, ActuaBD.
  10. Bot, Olivier, Féminisme, un fossé générationnel, 18 janvier 2018, Tribune de Genève.
  11. Longcheval, Andrée, et Louise-Marie Libert-Vandenhove. « Mai 68… espoirs de femmes, mais 2018… un combat inachevé », Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers, vol. , no. 1, 2018, pp. 299-311.
  12. Ibid
  13. Dépénalisation de l’avortement : 1990
  14. Clair, Isabelle. « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du Genre, vol. 54, no. 1, 2013, pp. 93-120.
  15. Simon, Patrick. « Révolution sexuelle ou individualisation de la sexualité ? Entretien avec Michel Bozon », Mouvements, vol. no20, no. 2, 2002, pp. 15-22.
  16. Ruault, Lucile. « Libération sexuelle ou « pression à soulager ces messieurs » ? Points de vue de femmes dans les années 68 en France », Ethnologie française, vol. 49, no. 2, 2019, pp. 373-389.
  17. Marcovich Malka, L’Autre héritage de 68 : La face cachée de la révolution sexuelle, Albin Michel, 2018, 216 p.
  18. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  19. CARBAJAL Myrian, COLOMBO Annamaria, TADORIAN Marc, «
  20. Ibid
  21. Santelli, Emmanuelle, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait. L’expérience des jeunes couples », Genre, sexualité et société, 2018.
  22. Tribune : “Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », 9 janvier 2018, Le Monde.
  23. Ibid
  24. ibid
  25. ibid
  26. ibid
  27. ibid
  28. Diana E. H. Russel, The politics of rape. The victim’s perspective, iUniverse, 1975.
  29. Paul Quinio, L’affaire Cohn-Bendit ou le procès de Mai 68, 23 février 2001, Libération.
  30. 1990 : Gabriel Matzneff face à Denise Bombardier dans « Apostrophes » – Archives INA, Ina Culture, 26 décembre 2019.
  31. Pétition : Pédocriminalité : Pour la déprogrammation de l’expo de Bastien Vivès au festival de la BD d’Angoulême, https://www.mesopinions.com/petition/enfants/pedocriminalite-deprogrammation-expo-bastien-vives-festival/193829

Le match Belgique-Maroc au prisme de l’histoire : le football et ses célébrations, outil de domination et exutoire à la violence

Mina Lopez Martin - ULB

« Tu penses vraiment que si les belges avaient gagné, y’aurait autant de policiers dans les rues ? » me demandait un homme arborant le maillot de l’équipe de football marocaine, qui, comme moi, s’était réfugié dans une rue adjacente au Boulevard Maurice Lemonnier, tentant d’éviter à une énième bombe à gaz lacrymogène visant à disperser la foule pour éteindre les feux. Les policiers ont en effet eu recours à un large arsenal – bombes lacrymogènes, canons à eau, présences de policiers en civiles et en armures – pour faire face aux grands nombres de supporters venus célébrer la victoire de l’équipe de football marocaine face aux Diables Rouges. Les policiers étaient chargés de mettre fin aux feux d’artifices, aux trottinettes brûlées, aux voitures en feu, et aux mouvements de foules provoqué par les incendies, mais également par une tentative d’éviter les barrages de policiers et leurs gazs lacrymogènes. Sur place, de nombreuses familles, souvent constituées d’enfants en bas âges et de personnes âgées, tentent de rentrer chez elles après avoir visionné le match dans un café du Boulevard, et se retrouvent à devoir transformer leur itinéraire, voire à y mettre fin. En effet, ceux-ci se voient obligés de parcourir la foule, bravant les feux, les lancers de projectiles, les pétards, les policiers et leurs gaz lacrymogènes, ou à trouver refuge dans un bistrot.

Sans souhaiter faire l’éloge de la dégradation des biens publics et de la violence, et sans incriminer les policiers qui servent leur fonction – maintenir l’ordre qui leur a été donné – nous allons tenter d’ajouter aux discours véhiculés par les médias, en questionnant la situation des « émeutiers », et en analysant le contexte socio-historique du rapport entre émeutiers et forces de l’ordre. Nous interrogerons plus précisément le football, sa célébration, et les affrontements qui peuvent en naître, comme à la fois performant et catalysant la violence qui préexiste aux « émeutes ». Les actes des « casseurs » doivent être replacés dans la société au sein de laquelle ils existent, pour s’éloigner d’une vision purement altérisante qui accorderait ce trouble de l’ordre à des différences « culturelles ». Si l’on peut s’accorder sur le fait que ces « casseurs », choisissant la violence, n’ont pas choisi la « raison » en agissant de la sorte, ceux-ci ont néanmoins leurs raisons. L’envie de briser, de brûler, de faire violence, existent dans un contexte politique bien particulier, qui place la légitimité des formes de l’existence des minorités au centre de ses débats.

En effet, ces événements soulèvent des questionnements et génèrent des prises de parole. Celle-ci est notamment donnée aux personnalités politiques, certains appuyant sur le nécessaire rappel à l’ordre de ces « voyous »[1] afin de pallier leur volonté de « nuire »[2], ou inscrivant les émeutiers dans un « problème marocain »[3] plus large comprenant également les violences dûes au narcotrafic ainsi que les fraudes sociales. Les journaux relaient aussi les mots des commerçants d’origines maghrébines, détenant un magasin situé dans le quartier, et encore vivement marqués par les souvenir de la victoire du Maroc contre la Côte d’Ivoire. En novembre 2017, de nombreux commerces avaient effectivement été gravement endommagés, et 22 policiers avaient été blessés[4]. Les marchands interrogés en début de semaine se disent déçus des agissements de ces « gamins qui se sont amusés à faire n’importe quoi »[5]. Bien que les points de vue divergent, policiers, commerçants et personnalités politiques semblent s’accorder sur un fait : les agissements d’une dizaine de personnes viennent ternir l’image « de l’immense majorité des Belgos-marocains qui n’aspirait qu’à savourer l’instant de fête »[6].

Mais alors, qu’est-ce qui motivent les actions des ces émeutiers, de cette « jeunesse » venue troubler l’ordre et porter atteinte à la voie publique en la dégradant ? Pourquoi certaines victoires se célèbrent-elles dans la violence, le feu et les larmes induites par les gaz lacrymogènes ?

Les célébrations sportives, mise à l’épreuve et contestation du « pouvoir » 

Questionner la raison de la violence des supporters sportifs revient à s’intéresser au contexte au sein duquel cette violence prend forme. La gestion du match Maroc-Belgique avait été réfléchie et planifiée en amont par les forces de l’ordre, selon la zone Midi (Anderlecht, Forest, Saint-Gilles)[7], et les perturbations que le match pourrait entraîner avait déjà été évaluées par la police. Celle-ci affirmait que le déploiement de policiers pendant et après un match est une pratique habituelle, et que la grille d’analyse empruntée afin de quantifier le nombre de personnels et d’équipements nécessaire n’effectue aucune distinction en fonction de l’adversaire potentiel, considérant les mesures de l’intervention d’un point de vue logistique, et situant la population des supporters potentiels dans leur nombre, leur origine et leur spatialité : « On suit aussi quelques matchs comme le Brésil ou le Portugal, parce qu’on a une grosse communauté à Saint-Gilles, avec des supporters pour ces pays-là. C’est aussi l’idée pour le Maroc. Il y aura, dimanche, une attention particulière par rapport à ce match »[8]. Les policiers étaient donc présents dans le centre de Bruxelles dès le début du match, car leurs expériences passées et les représentations qu’ils se font des supporters du Maroc les amène à envisager ce match comme un potentiel « trouble » à l’« ordre » public.

Les supporters n’ont pas attendu la nonantième minute pour exprimer les joies de leur victoire. Parcourant les rues à pieds ou en voiture, nombreuses étaient les personnes arborant les couleurs du Maroc. Certains des supporters, mais également des personnes venues observer et/ou photographier l’événement, ont alors dirigé leur attention vers le mobilier public – trotinettes et voitures de la société Poppy -, semblant défier les forces de l’ordre déjà présentes, en procédant à une « mise à l’épreuve » de leur fonction et de leur autorité. La confrontation entre forces de l’ordre et supporters est un phénomène étudié par les forces de l’ordre elles-mêmes, mais également par l’historien du sport Johan Huizinga, qui a analysé la pratique du football avant que celle-ci ne soit réglementée par l’Université de Cambridge en 1884, et qui s’est concentré sur l’émerge des « hooligans », des « casseurs » supporters sportifs, en Angleterre et en France. Il en vient alors à la conclusion que ces affrontements qui prennent place dans l’espace public après des événements sportifs, sont généralement l’impulsion d’hommes issus de classes sociales plus basses. Ceux-ci voient en les forces de l’ordre l’incarnation du système hiérarchisé et discriminant qui les emploie. Le football, vecteur d’émotions, permet la (re)configuration de l’espace public par la violence et par sa dégradation, et inverse momentanément les dynamiques de pouvoirs qui existent généralement en son sein.

La police, une représentation physique des violences 

En effet, si l’on souhaite comprendre la mesure de la situation de dimanche, il faut inscrire cet événement dans son contexte socio-politique, et ce en considérant non seulement les affrontements de 2017, mais aussi plus largement le rapport qu’entretiennent les personnes racisées avec l’institution de police présente pour « encadrer » les célébrations. En mai 2021, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) des Nations-Unies laissait paraître un rapport pointant du doigt la Belgique et plus précisemment les violences racistes et le profilage commis par certain.es membres de ses forces de l’ordre. Cette préoccupation avait notamment été cristallisée par le mouvement Black Lives Matter, né en 2013 et intensifié en 2020 avec la mort filmée de George Floyd. Sa mort avait d’ailleurs rassemblé 10 000 personnes devant le Palais de Justice de Bruxelles, et la manifestation s’était également terminée par l’intervention des policiers, en réponse à la présence de plusieurs « casseurs »[9] ayant notamment brisé les vitres de magasins environnants.

Plus largement encore, ces interactions entre populations racisées et policiers majoritairement blancs, comme ce fût le cas dimanche, s’inscrivent dans un contexte particulier, à savoir celui d’un pays où cohabitent descendants d’une ancienne puissance coloniale, et petits fils d’immigrés issus d’autres pays anciennement colonisés.

La présence, apparemment inévitable, des forces de l’ordre belge lors d’un moment de célébration sportive, ainsi que les réactions entraînées par cette même présence, doivent donc être saisies en considérant l’institution policière comme une représentation physique et actrice des violences et des discriminations subies par les personnes issues de minorités.

Le football comme exutoire à la violence, un terrain de jeu codifié

En plus du rapport qu’entretient la jeunesse racisée aux forces de l’ordre, la « nature » des altercations doit également être considérée si l’on souhaite en saisir les implications. Dimanche, il s’agissait donc d’une « émeute » survenue pendant et après un match de football. Il suffit de constater les sommes astronomiques dépensées par les États afin de maintenir leur statut dans le milieu du football pour comprendre l’importance internationale conférée à ce sport. Posséder une équipe de foot est un élément clé à la genèse d’une identité nationale, ainsi qu’à sa pérennité au sein du système mondialisé actuel[10]. Officiellement réglementé et unifié en 1884 à l’Université de Cambridge[11], le football naît en France autour de 1147[12], et se propage ensuite mondialement par le biais de la colonisation puis de la globalisation. La violence et le football sont pensés conjointement dès le début du 12ème siècle, et sa pratique sera même momentanément interdite et criminalisée en Angleterre, sous le règne d’Édouard III, celle-ci générant des violences et des mouvements de foules meurtriers, et détournant le « peuple » de la pratique du tir à l’arc, servant la défense du territoire nationale. Pas encore réglementé, ce sport, dont les équipes n’ont pas de nombre limite de joueurs, qui à l’époque jouent avec les mains, mais aussi avec des bâtons, laissant place à des altercations violentes, et parfois meurtrière, entre les joueurs, qui envisage ce sport comme une manière de « régler leur compte ». Une fois décriminalisé, le sport est alors envisagé comme un potentiel exutoire socialement admis permettant, et délimitant, un « terrain de jeu » à l’agressivité[13], et donne naissance à une réglementation explicite en vue d’éviter les « débordements ». Il s’agit non seulement de vouloir contenir les confrontations entre les vainqueurs et les perdants, mais également entre les supporters venus assister au match. Contenir et réglementé le football revient alors à lui donner des formes d’existences légitimes et illégitimes, mais également à l’employer comme outil « civilisationnel »[14] permettant de maintenir l’ordre.

Le sport, un outil nationaliste au lourd bagage historique

Au Maroc, la première ligue nationale affiliée à la FIFA naît en 1922 sous l’impulsion de l’administration coloniale, dix ans après l’instauration d’un protectorat français, qui sera dissout le 2 mars 1956, jour de l’Indépendance du Maroc. Sur les territoires colonisés par la Belgique, l’instauration du football représentait visiblement l’une des portes menant à la possible « civilisation »[15] des populations locales comme nous pouvons le lire dans le Rapport des administrations coloniales responsables du territoire d’Astrida, rédigé en 1949, qui stipule qu’« il serait du plus haut intérêt social que le football, avec ses effets salutaires tant pour les spectateurs que pour la jeunesse qui s’y adonne, touche la masse des indigènes coutumiers.». [16] La diffusion du football représentait effectivement un véritable outil à la colonisation, permettant l’assimilation des populations colonisées, et donc le maintien de l’ordre colonial sur leurs territoires. Cette vision du football comme étant une pratique cohésive et unifiante demeure dans l’idéologie européenne, et le Conseil de l’Europe rappelle en mai 2003 que « le sport est une activité humaine qui repose sur des valeurs sociales éducatives et culturelles essentielles. Il est un facteur d’insertion, de participation à la vie sociale, de tolérance, d’acceptation de différences et de respect des règles ».[17] Le football, par son esprit fédérateur, par les règles et la discipline qu’il instaure, mais aussi par le rapport nationaliste qu’il forge au monde, est envisagé comme un véritable outil à l’intégration des populations issues de l’immigration.

Quand, le 6 octobre 2001, l’Algérie joue et perd contre le France, nous sommes à quelques jours du triste anniversaire de la répression meurtrière menée en 1961[18] par les forces de l’ordre françaises contre des manifestants algériens, réfutant le couvre-feu qui leur était imposé. Le match n’a pas le temps de toucher à sa fin que le stade est envahi par des supporters. Avant cette interruption, la tension était déjà palpable, et l’équipe française ainsi que l’hymne national avaient été hués par un grand nombre de personnes présentes dans les gradins. Les émotions véhiculées lors de ce match, ainsi que leur ancrage historique, « participent à cette configuration identitaire issue d’un passé commun, dont il ne reste que les aspects les plus conflictuels (…) Ce passé partagé, mais oublié ou occulté, entretien une vision bipolaire et hiérarchisé du monde »[19] .

La pratique et les célébrations sportives doivent être comprises en considérant les capacités « intégratives » et « unificatrice » qu’on leur accorde, ainsi qu’en déballant les bagages historiques chargés d’émotions et de violence qui les accompagne.

Conclusion

C’est dans ce contexte que la question posée en amont – « Tu penses vraiment que si les belges avaient gagné, y’aurait autant de policiers dans les rues ? » – en soulève une autre : quelles dynamiques sociales ont été révélées par l’émeute du 27 novembre 2022 ? Qu’est-ce qui s’est joué, au sens théâtral des rôles sociaux qui ont été endossés, et non du jeu récréatif, lors de cet affrontement opposant les supporters de l’équipe de football marocaine aux forces de l’ordre belge ?

Aux vues de tous ces éléments historiques, la présence des forces de l’ordre belge dans un moment de célébration de la victoire marocaine, et les violentes réactions entraînées par cette présence, doivent être comprise en considérant le sport, et le football en particulier, comme étant à la fois un catalyseur de violence et un miroir de l’oppression, et la Belgique comme étant un lieu où cohabitent des gens traversées par de multiples identités, et où se jouent des dynamiques de domination. L’événement sportif devient alors marqueur de revendications et de protestations, et ce davantage encore lorsque que cette victoire est remportée par l’équipe nationale d’une origine minoritaire habitant le territoire de l’équipe adverse, territoire qui est également celui des supporters. En investissant l’espace public pour célébrer la victoire de l’équipe marocaine, les supporters imposent une reconfiguration momentanée des schèmes de domination existant sur le territoire belge. En prenant la décision de porter atteinte à l’ordre public, les « casseurs » remettent en question le contexte au sein duquel cet « ordre » existe.

Les Diables rouges auraient-ils gagné, peut-être que les célébrations encadrées par la police n’auraient pas donné lieu à des « débordements » et à des violences, mais plutôt à des moments de solidarités comme ce fût le cas lors de la victoire de la Belgique en 2018, lors de laquelle la police nationale avait partagé sur ses réseaux la photo d’une étreinte entre un supporter de la Belgique et un policier[20]. Mais peut-être aussi que la relation entre les supporters des Diables et la police ne ressemble absolument pas aux liens tissés par cette dernière avec les supporters de nationalités « minoritaires ». Le football, outil nationaliste et assimilateur, ainsi que ses célébrations, doivent être envisagés en tout ce qu’ils véhiculent comme émotions, comme histoire, et comme dynamiques de domination et de pouvoirs.

  1. Henne, Bertrand, « Belgique – Maroc : victoire du Vlaams Belang », 28 novembre 2022, https://www.rtbf.be/article/belgique-maroc-victoire-du-vlaams-belang-11112882
  2. ibid
  3. ibid
  4. La Libre, « 22 policiers blessés dans des bagarres à Bruxelles, la police prendra les critiques en compte dans son évalutation », 11 novembre 2017, https://www.lalibre.be/regions/bruxelles/2017/11/11/22-policiers-blesses-dans-des-bagarres-a-bruxelles-la-police-prendra-les-critiques-en-compte-dans-son-evaluation-photos-et-videos-XEWWJ5A37BCYDA2U3LGNEQBERM/
  5. Ayoub, commerçant interviewé par Guillaume Fraikin, « Emeute à Bruxelles après Belgique Maroc : les habitants naviguent entre colères et incompréhensions », 28 novembre 2022, https://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/emeute-a-bruxelles-apres-belgique-maroc-le-quartier-se-leve-entre-colere-et-incomprehension-1417945.aspx
  6. Fraikin, Guillaume, « Emeute à Bruxelles après Belgique Maroc : les habitants naviguent entre colères et incompréhensions », 28 novembre 2022, https://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/emeute-a-bruxelles-apres-belgique-maroc-le-quartier-se-leve-entre-colere-et-incomprehension-1417945.aspx
  7. Thomas, Julien, « Belgique-Maroc, un dispositif de sécurité habituel à Bruxelle,s, mais une attention particulière » 25 novembre 2022, https://www.lesoir.be/479258/article/2022-11-25/belgique-maroc-un-dispositif-de-securite-habituel-bruxelles-mais-une-attention
  8. ibid
  9. Lejeune, Arthur, « #Investigation : pourquoi cela a-t-il dérapé après la manif Black Lives Matter à Bruxelles ? », 14 juillet 2020, https://www.rtbf.be/article/investigation-pourquoi-cela-a-t-il-derape-apres-la-manif-black-lives-matter-a-bruxelles-10540249
  10. Rebelo, Aldo. « Football, mondialisation et identité nationale », Revue internationale et stratégique, vol. 94, no. 2, 2014, pp. 77-80.
  11. « Chronologie historique du football », , Histoire du football. sous la direction de Dietschy Paul. Perrin, 2014, pp. 765-773.
  12. Bensidoun, Bernard. « « Le jour où William Webb Ellis décida de prendre le ballon dans ses mains » », Empan, vol. 79, no. 3, 2010, pp. 98-104.
  13. Dunning, Eric. « Approche figurationnelle du sport moderne. Réflexions sur le sport, la violence et la civilisation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 106, no. 2, 2010, pp. 177-191.
  14. Letonturier, Éric. « Jeu, réseau et civilisation. Métaphores et conceptualisation chez Norbert Elias », L’Année sociologique, vol. 56, no. 1, 2006, pp. 67-82.
  15. Lettre du Père Louis Gilles à Monseigneur Durrieu, Nyanza, le 8 décembre 1948, Archives de la Société des Missionnaires d’Afrique, Rome., Cité par Riot, Thomas. « Football et mobilisations identitaires au Rwanda : ethnohistoire d’une invention coloniale (1945-1959) », Sciences sociales et sport, vol. 1, no. 1, 2008, pp. 147-164.
  16. Rapport du territoire d’Astrida pour l’année 1949, p. 54. Archives africaines, Bruxelles, RA/RU 65 cité par Riot, Thomas. « Football et mobilisations identitaires au Rwanda : ethnohistoire d’une invention coloniale (1945-1959) », Sciences sociales et sport, vol. 1, no. 1, 2008, pp. 147-164.
  17. Gasparini, Williams, « L’intégation par le sport : Genèse politique d’une croyance collective », Sociétés contemporaines, pp. 7-23, 2008.
  18. Abdallah, Mogniss H. « 17 octobre 1961 : faire resurgir une mémoire collective », Plein droit, vol. 131, no. 4, 2021, pp. 32-35.
  19. Liotard, Philippe. « 21. Sport, mémoire coloniale et enjeux identitaires », Nicolas Bancel éd., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. La Découverte, 2005, pp. 227-236.
  20. Compte twitter de Pol Bru, (image), « Tous ensemble derrière nos diables !!! », https://twitter.com/zpz_polbru/status/1013845776370405383?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1013845776370405383%7Ctwgr%5Ecbe57784e309b97a62ceb080205dbd39b32a088f%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.rtl.be%2Finfo%2Fregions%2Fbruxelles%2Fla-police-de-bruxelles-tweete-la-photo-d-une-etreinte-entre-un-policier-et-un-supporter-1036915.aspx